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Article initialement publié sur InternetActu
François Taddéi (Wikipédia@francoistaddei) est biologiste de formation. Il est le cofondateur du Centre de recherche interdisciplinaire (CRI). Sur la scène des Entretiens du Nouveau Monde industrielce promoteur de l’interdisciplinarité est venu évoquer son obsession : comment innover dans l’éducation, comment apprendre à apprendre…
 
 
Quand Garry Kasparov a perdu contre Deep Blue, The Economist titrait “si votre métier ressemble aux échecs, il faut vous préparer à changer de métier”. L’évolution du jeu d’échec est devenue une métaphore du futur, estime François Taddéi. Après avoir perdu contre Deep Blue, Kasparov s’est lancé dans le jeu d’échec avancé, c’est à dire une modalité où homme et machine jouent ensemble et pour Kasparov, les sessions de jeu sont devenues beaucoup plus intéressantes. Son plus célèbre adversaire, Karpov a également tenté une partie seul contre le reste du monde, qu’il a largement dominé. Mais dans une version améliorée de cette partie, où des éditeurs humains sélectionnaient parmi tous les coups que proposaient des centaines de joueurs d’échecs le meilleur coup, Kasparov a gagné mais a été impressionné. Pour lui, c’était là la plus intéressante partie qu’il ait jamais jouée, preuve qu’un collectif d’humain, organisé par une machine pouvait largement mettre en défaut l’expert…
 
“Aujourd’hui, notre système éducatif sélectionne ses éléments sur leur capacité à mémoriser des leçons. Pas sûr que ce soit une bonne méthode, puisque n’importe quel ordinateur est plus doué que nous…”, rappelle François Taddéi sur la scène des Entretiens du Nouveau Monde industriel. La technologie transforme chaque jour un peu plus le monde en laboratoire. La Nasa est allée sur la lune avec un ordinateur qui était moins puissant que n’importe lequel de nos smartphones. Désormais, l’intelligence est dans chacune de nos mains, une simple lentille qui coûte seulement quelques euros peut transformer n’importe quelle caméra de ces appareils en un microscope plus puissant que ceux dont on se sert en cours. Du fait de la collaboration mondiale permise par les outils numériques, le coût de séquençage du génome a décru plus vite que la loi de Moore, tant et si bien qu’on peut déjà dire qu’il ne coûtera plus rien du tout demain… Et François Taddéi de donner ainsi nombre d’exemples pour montrer que la technologie change tout, mais qu’on ne s’y prépare pas. Comme l’explique Michael Nielsen (@michael_nielsen) dans Reinventing Discovery, la science n’a cessé de progresser. Le nombre de publications scientifiques double désormais tous les 15 ans, tant et si bien qu’il devient impossible d’être microspécialiste… “Cela signifie que nous allons avoir besoin, plus que jamais, d’interdisciplinarité. Nous allons avoir besoin partout de collectifs toujours plus importants pour apprendre, travailler, découvrir, innover…”
 
Or, force est de constater que la pédagogie, elle n’a pas progressé aussi vite que la science. “Rien ne ressemble plus à une salle de classe d’aujourd’hui qu’une salle de classe du Moyen-Âge. Même si désormais 150 000 personnes peuvent suivre le même cours sur un Mooc, la pédagogie, elle n’a pas vraiment changé. Si les possibilités d’accès au savoir se sont élargies, l’échange, lui, est resté largement unilatéral. Comment changer cela ? Comment réinventer la connaissance ? Comment innover ? Combien de nos barrières mentales sont tombées ? Combien en avons-nous encore devant nous ?” Humboldt proposait déjà de passer à la liberté d’apprendre, d’enseigner et de recherche… Mais ce n’est pas vraiment ce que l’on retrouve aujourd’hui dans les universités, estime le spécialiste de l’éducation. “Le professeur, ne devrait pas tant délivrer le savoir, que servir de mentor, accompagner les étudiants dans leurs projets personnels…”
 
Les 3 niveaux d’intelligence
 
Pour François Taddéi, nous avons besoin de créer les conditions de développement de toutes les formes d’intelligence. Geoff Mulgan (Wikipédia), le fondateur du think tank Demos, ancien conseiller de Tony Blair, devenu directeur du Nesta estimait qu’il y avait 3 niveaux d’intelligence : un niveau individuel, collectif et global. Il résumait cela par trois formes de défis : apprendre à résoudre des problèmes existants, apprendre à résoudre de nouveaux problèmes et enfin apprendre à définir et résoudre de nouveaux problèmes.
 
La méthode scientifique pour les bébés illustrée par Tiffany Ard 
 
L’université sait résoudre les problèmes existants (niveau 1). Pour résoudre de nouveaux problèmes (niveau 2), il faut être capable de créer de nouveaux départements interdisciplinaires… estime le chercheur. Mais l’université ne sait pas résoudre les problèmes de niveau 3. Dans le monde des entreprises, le Mechanical Turk d’Amazon est également un outil qui permet de résoudre des problèmes existants. Innocentive ou Kaggle permettent de résoudre des problèmes de niveau 2 (voir :“la démocratisation de l’analyse de données”). Mais là encore, nul ne sait résoudre des problèmes de niveau 3. Comment créer des outils pour nous aider à définir et résoudre de nouveaux problèmes ? La question reste entièrement ouverte, estime le chercheur.
 
Pourtant, nous sommes tous nés chercheurs comme le dit Alison Gopnik dans Comment pensent les bébés ?. L’enfant observe, forme des hypothèses, fait des expériences, analyse des données, les rapporte et invite les autres à reproduire ses propres résultats… Nous pouvons tous contribuer à la science, explique avec enthousiasme François Taddéi, en donnant là encore une longue liste d’exemple. Tim Gowers, médaille Fields de mathématique a un jour posté sur son blog un problème qu’il ne parvenait pas à résoudre et les contributions des gens qui lui ont apporté des idées, d’autres manières de voir le problème, lui ont permis de le résoudre (ce qui a donné naissance au projet PolymathWikipédia). Quand on donne de la liberté aux étudiants, ils savent inventer des choses, comme l’a montré iGEM, la compétition internationale de biologie synthétique. Sebastian Alegria, un adolescent chilien de 14 ans, pris dans un tremblement de terre, a fabriqué un détecteur de secousses sismiques qui envoie des messages 5 à 30 secondes avant que le tremblement de terre ne soit perceptible (cf. The Next Web)… Les patients et leurs parents tendent aussi à devenir chercheur, comme le montre les contributions des patients du site PatientsLikeMe. Le médecin et chercheur Stephen Friend expliquait dans, dans un portrait de lui publié par Science qu’il faudrait des centaines d’années pour trouver les traitements adaptés à certaines pathologies comme le diabète ou le cancer simplement en cherchant les protéines et les gènes mis en cause. C’est pour cela qu’il a lancé Sage Bionetworks, un réseau pour partager de l’information biomédicale génomique de manière ouverte.
 
 
dog project
Même les joueurs deviennent des scientifiques comme le montre Foldit, le jeu où l’on plie des protéines (cf. “Le succès de Fold-it), créé par le Centre des jeux scientifiques de l’université de Washington, ou la compétition étudiante pour la création de jeux dédiés à l’éducation et la rechercheiGam4er, qui se tenait récemment à Paris
 
Autre exemple avec un des projets sur lesquels travaillent le CRI, comme le dog project, un capteur arduino intégré aux colliers de nos animaux domestiques pour recueillir des données sur eux et les partager avec des chercheurs vétérinaires, ou permettre à des enfants d’observer le comportement de leurs animaux familiers d’une manière scientifique.
 
Apprendre à apprendre : c’est offrir des défis et de la liberté
 
Ce que ces projets montrent, c’est qu’il est important de fournir des cadres qui à la fois offrent des défis et de la liberté. “Dans le jeu, les niveaux sont progressifs et vous permettent d’apprendre de vos erreurs. Dans le système éducatif, si l’apprentissage est trop difficile, vous vous démotivez, s’il est trop facile, vous vous ennuyez. Le système scolaire français est l’un des plus inégalitaires qui soit, mais on se rend compte qu’il peut être corrigé quand les enseignants eux-mêmes se transforment en chercheurs, quand, plutôt que de rejeter un élève en difficulté, ils cherchent à l’aider, à se mettre en position d’interroger leurs propres manières de faire pour les améliorer.”
 
Nous devons également développer des visions alternatives au savoir, favoriser le pluralisme des idées, estime François Taddéi. “Une encyclopédie aussi réussie que Wikipédia, force au consensus plutôt qu’à la richesse du dissensus. Or, si on regarde la page consacrée à Napoléon en Anglais, en Allemand ou en Français, ce n’est pas la même page. Nous avons besoin de points de vue différents sur une même réalité pour mieux la comprendre dans sa diversité, suggère le chercheur. Wikipédia devrait autoriser le fork à la manière de ce que propose GitHub, cette plateforme d’innovation logicielle collaborative qui autorise la coopération sans coordination en permettant de démultiplier les versions d’un même programme. Wikipédia devrait favoriser la variété, la diversité des pages sur un même sujet, ce qui permettrait d’ailleurs de créer aussi différents niveaux d’accès, de lecture, comme une version pour les plus jeunes. Pour François Taddéi, nous avons besoin d’écosystèmes de connaissance toujours plus riches pour en tirer du sens. Nous avons besoin de cartes de connaissances, à l’image des cartes de localisation, permettant de savoir où je suis, qui est autour de moi, comment aborder ce qui n’est pas cartographié… On a besoin d’avoir accès aux connaissances, mais également aux gens qui sont derrière les connaissances, comme si Amazon ou Wikipédia pouvaient nous donner accès aux auteurs et pas seulement à leurs livres, comme s’ils pouvaient permettre de créer un réseau social de gens ayant les mêmes envies d’explorer les connaissances.
 
Pour mieux apprendre, nous avons aussi besoin de questions. Expliquer pourquoi l’eau mouille n’est pas si simple. Expliquer pourquoi l’on fait cette réponse est encore moins simple… “Il suffit de quelques pourquoi pour accéder aux frontières de la connaissance”. Pour l’instant, les publications scientifiques d’enfants sont rares. Quand elles existent, elles sont d’abord le cas d’enfants de chercheurs, comme le montrait récemment la publication d’un jeune français de 15 ans dansNature. Mais ce n’est pas toujours le cas, comme le souligne le projet des Savanturiers du CRI. “On a confié récemment à une classe de ZEP en banlieue parisienne une colonie de fourmis pour observation… Et bien les enfants ont observé quelque chose que les myrmécologues (les spécialistes des fourmis) de Jussieu n’avaient jusqu’à présent jamais observé…” comme le raconte très bien le blog éducation l’école de demain.
 
“Aucun d’entre nous n’est plus intelligent que l’ensemble d’entre nous”, rappelle avec modestie le chercheur. L’essentiel est dans l’ouverture.
 
 
Hubert Guillaud
 
Dernière modification le vendredi, 10 octobre 2014
Guillaud Hubert

Hubert Guillaud, rédacteur en chef d’InternetActu.net, le média de laFondation internet nouvelle génération.