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L’été est propice à des articles de presse un peu différents en apparence de ceux publiés en période habituelle. Ainsi celui publié par le journal « Le Monde » et intitulé : « les jeunes savent-ils encore s’orienter dans GPS », sous la plume de Gabrielle Ramain le 25 juillet 2017 est-il emblématique d’un style de questionnement qui fait écran à la réflexion par le prisme choisi par celui qui écrit.

Si nous tentons d’interpréter l’intention contenue dans le titre, on peut penser que les jeunes sont spécifiquement marqués par cela (fameuse génération Y), on peut penser aussi que les autres (les adultes les vieux) savent s’orienter, et on peut enfin penser que le GPS rend nos enfants stupides.

Refusons là d’entrer plus avant dans cet éternel questionnement sur l’impact des technologies sur les jeunes et la conclusion qui veut qu’ils soient techno-dépendants alors que « nous » adultes savons… Allons plutôt dans le sens d’un questionnement sur l’externalisation des fonctions cognitives, thème cher, entre autres à Michel Serres dans sa conférence pour le quarantième anniversaire de l’INRIA.

La question plus globale qu’il faut poser aujourd’hui est de savoir en quoi l’instrumentation des activités humaines modifie l’humain, sa culture, ses comportements et aussi son fonctionnement psychique, cognitif et neurophysiologique.

La question qui en découle pour l’éducateur, l’enseignant, c’est de savoir comment prendre en compte cette instrumentation dans son enseignement.

Pour le dire autrement, dans quelle mesure l’usage des instruments impose-t-il des modifications aux enseignements/apprentissages et si oui, de quelle manière ? On peut aussi rappeler une réflexion ancienne et récurrente qui va dans le même sens : en quoi la « calculatrice électronique » introduite dans le système éducatif au cours des années 1970 – 1980 a-t-elle modifié l’enseignement/apprentissage ? La réponse étant souvent apportée de deux manières qu’il convient de critiquer : les jeunes ne savent plus faire de calcul mental, puis les problèmes mathématiques que l’on pose aux étudiants/élèves sont beaucoup plus complexes du fait que l’on dispose de cet « instrument ».

Le prisme du GPS est une porte d’entrée intéressante car il ne concerne pas uniquement la jeunesse, mais bien l’ensemble de la population qui progressivement s’est habitué à l’utilisation de cet appareil au moindre déplacement.

L’analyse de cette adoption très rapide d’une fonctionnalité technique permet de mettre en évidence l’effet que produit en premier une instrumentation nouvelle adoptée massivement : une forme d’attachement/dépendance qui se fait au nom d’un progrès ressenti comme un plus. Car c’est bien au-delà des discours des promoteurs concepteurs que se trouve l’argument qui va faire adopter cette technologie par le plus grand nombre : elle s’articule réellement dans la vie quotidienne entre une contrainte, un problème à résoudre, un sentiment de malaise et un effet de soulagement.

Pour le dire d’une autre manière, derrière l’appropriation on ne peut ignorer la dimension psycho-affective et ses fondements qui sont parfois d’ordre psychanalytique (nous pensons là à l’angoisse de séparation qu’il faut associer à la généralisation de l’usage du téléphone portable puis de ses extensions sur le web).

L’article évoqué au début de ce billet renvoie de manière très approximative aux neurosciences (c’est la mode) en expliquant la mobilisation des zones spécifiques du cerveau suite à un protocole expérimental avec IRM (voir recherche en lien ci-dessous). Bref on nous explique que le cerveau ne « s’entraine » (sic) plus : « Les utilisateurs intensifs de GPS pourraient ne plus être capables de se repérer sans cet outil, faute d’avoir entraîné leur cerveau à s’orienter seul ».

De manière différente, et en mettant de côté l’hypothèse contestée de l’entraînement, le fonctionnement cognitif évolue en fonction des contextes et en conséquence, compte tenu du principe de plasticité cérébrale, il est logique de penser une transformation « matérielle » des liaisons interneuronales, voir une modification neuronale. Mais pour l’instant cela doit encore être approfondi, les technologies d’investigation de ce niveau de finesse étant encore en développement.

Ce que l’on peut tirer de cette question du GPS c’est que toute instrumentation modifie le fonctionnement cognitif et probablement neurophysiologique.

Les commentaires de l’article qui évoquent aussi bien le sextant que la calculatrice ou encore la carte papier oublient tous que ce sont aussi des instruments qui ont, eux aussi modifié le fonctionnement cognitif. Plus largement et en reprenant la notion d’actant telle qu’énoncée dans les travaux de Callon et Latour, les contextes d’usage sont déterminants pour le développement du cerveau.

Dès lors que des objets techniques sont proposés en prolongation, amplification ou substitution de l’activité humaine (physique ou mentale) c’est le « corps humain » ou encore plus l’Humain qui se transforme. Du silex taillé, une des premières traces de l’instrumentation humaine, au smartphone l’évolution continue de l’humain impose une réflexion parallèle sur l’évolution de la transmission au sein des groupes humains. En quoi les instruments imposent des changements aux manière d’éduquer, de transmettre ? Nous n’entrerons pas ici par le seul prisme de l’enseignement qui est finalement une invention formelle tardive en regard de la transmission qui est un des ressorts fondamentaux de la vie des groupes humains (et aussi animaux à des degrés divers).

On peut imaginer une séquence pédagogique qui serait fondée sur l’idée de la déconstruction des instruments (matériels ou logiciels) que l’on utilise. Quelque soit le niveau de complexité il est toujours possible de tenter de révéler à chacun des jeunes, élèves, étudiants, comment l’instrumentation agit sur eux et donc comment elle fonctionne pour parvenir à fournir le service pour lequel l’objet technique est utilisé.

Pour ce faire on peut proposer un fonctionnement par couches successives à l’instar de la pelure d’oignon, en explorant progressivement chaque niveau.

1 – Identifier l’intention apparente et déclarée du promoteur de l’instrument
2 – Observer les usages personnels que chacun peut avoir de l’instrument
3 – Mesurer les écarts de perception et d’utilisation entre les concepteurs et les utilisateurs
4 – Décrire les limites imposées par l’instrument en parallèle des différents services proposés et accessibles
5 – Analyser l’instrument en tant qu’objet technique et décrire les composants (entrées, sorties, stockage, traitements)
6 – Décrire pour les fonctionnalités accessibles le cheminement qui va du fait initial au service final
7 – Pour les principales fonctionnalités, examiner plus finement le cheminement et tenter d’approfondir les traitements effectués
8 – Nommer et décrire les catégories de traitement algorithmiques nécessaires pour atteindre le service rendu par l’instrument
9 – Tenter de reproduire en modélisant, en simulant ou en fabriquant, l’instrument
10 – Synthétiser le travail en comparant la capacité humaine non instrumentée avec la pratique instrumentée

A titre d’exemple, on peut tester ces couches avec une application spectaculaire comme Flightradar24. Cette application qui propose de suivre en temps réel le parcours des avions qui circulent du décollage à l’atterrissage. On peut ainsi sur une période amener des jeunes à décortiquer ce type d’application pour parvenir à comprendre comment l’instrumentation transforme notre perception du monde qui nous entoure.

Cet exemple et cette approche méritent d’être critiqués et enrichis, bien sûr. Il est en particulier difficile avec certains instruments d’examiner toutes les facettes de son action (exemple le smartphone). Par contre on peut sérier les questions que l’on se pose pour pouvoir soulever quelques éléments.

A l’opposé, pour que le travail soit particulièrement efficace, il faut que l’instrument étudié fasse partie de la vie quotidienne de ceux qui l’utilisent. De plus il est particulièrement intéressant d’étudier les instruments pour lesquels une étude socio-historique est possible. Comparer avant et après le développement de l’instrument. Ainsi le passage du sextant ou de la carte papier au GPS permet de mieux percevoir les modifications éventuelles et donc les effets principaux de l’instrumentation.

Même s’il est impossible au commun des mortels d’accéder à des éléments fins issus de la neurophysiologie, il est nécessaire de ne pas négliger cette dimension. Malheureusement, la vague médiatique autour des neuro… de toutes sortes est en train de créer un brouillage dans la compréhension fine. Entre les recherches fondamentales et les vulgarisations hâtives, il y a des raccourcis qui sont parfois étonnants mais qui pourtant reçoivent un assentiment large de la part du public. Là encore il est essentiel de déconstruire ces discours (quand cela est possible) et surtout faire un travail épistémologique pour éviter les risques de sacralisation de certaines approximations dans le domaine. Il suffit, à ce sujet, d’écouter les nombreuses conférences en ligne venues d’horizons très différents pour s’en rendre compte.

En conclusion de cette première analyse, l’instrumentation est une constante du développement humain.

Cette instrumentation connaît des fortunes diverses comme l’histoire des techniques permet de l’observer. Ce qui nous intéresse ici ce sont les instrumentations les plus largement adoptées dans la société ou dans un cercle précis de personnes (professionnel ou non).

Le terme « appropriation » vient alors prendre tout son sens et dans certains cas on pourrait aussi parler d’incorporation si ce terme n’avait des connotations un peu différentes. En effet la miniaturisation des objets informatiques les rend de plus en plus proches du corps ou de plus en plus associés aux objets du quotidien. Ils sont alors quasiment invisibles dans leur matérialité physique, mais ils influent notablement sur les comportements, la vie sociale ou professionnelle. C’est alors qu’il est légitime de s’interroger sur les effets de ces « incorporations » à condition d’éviter tout parti pris a priori, pour ou contre, mais en prenant soit de décrire ce qui se passe réellement.

Bruno Devauchelle

Initialement publié sur mon blog Veille et Analyse Tice : http://www.brunodevauchelle.com/blog/?p=2107

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L’article du Monde – 2017 : http://mobile.lemonde.fr/campus/article/2017/07/25/les-jeunes-savent-ils-encore-s-orienter-sans-gps_5164680_4401467.html?xtref=https://t.co/34ujPDblwS
La recherche publiée sur ces questions de GPS :https://www.nature.com/articles/ncomms14652.pdf
L’article du Figaro sur l’écriture avec les claviers : http://www.lefigaro.fr/langue-francaise/actu-des-mots/2017/07/30/37002-20170730ARTFIG00006-l-ecriture-sur-clavier-un-danger-pour-votre-cerveau.php
La vidéo de Michel Serres – 2007 : https://www.youtube.com/playlist?list=PL6E3E1B24787ECD62

Dernière modification le mardi, 08 août 2017
Devauchelle B

Chargé de mission TICE à l’université catholique de Lyon et professeur associé à l’université de Poitiers, département IME.