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La connaissance du fait religieux constitue aujourd’hui plus que jamais une exigence incontournable de notre culture commune. A l’ère de la mondialisation et des renouveaux idéologiques, il est essentiel pour la pérennité de nos républiques de ne pas abandonner la religion aux religieux, de ne pas laisser les discours sur la foi aux seuls croyants.

Pour une approche « matérialiste » de la religion

Fait de culture avant d’être un fait de conscience, la foi est un moteur de l’Histoire autant qu’un impératif personnel, un élément de changement social autant qu’une adhésion privée.

Il convient donc tout particulièrement de considérer le phénomène religieux au même titre que tout autre objet d’étude relevant des sciences humaines : comme un fait qui produit de la causalité et induit des comportements collectifs, comme un facteur majeur d’explication de la réalité sociale et politique d’une époque.

En deçà des croyances personnelles, des convictions intimes, la religion est génératrice d’évènements, conductrice de changements.

Cette dimension matérielle d’une réalité qui se revendique comme spirituelle – « mon royaume n’est pas de ce monde », « il faut rendre à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu » - se pose ainsi comme une problématique majeure de notre temps.

Peut-on appréhender le religieux comme un phénomène mondain sans dénaturer pour autant sa dimension fondamentale : sans manquer irrémédiablement toute la pertinence et la spécificité de son objet ?

Comment laïciser la religion, intégrer sa transcendance dans l’immanence d’une présence « ici et maintenant », séculariser son message idéel ?

Une telle approche du fait religieux est donc extérieure à son positionnement, résolument hors du temps : « matérialiste » si l’on veut bien donner à ce terme une stricte dimension descriptive.

Il s’agit  ici d’appréhender une idéologie pratique et non un dogme dispensant une vérité révélée. Une approche laïque de la religion est donc bien possible.

Elle se construit autour d’une représentation objectivée de ses contextualisations historiques. Et ses enjeux sont clairement posés : dégager les religions de leurs charges polémiques, désactiver les conflits interprétatifs et les dérives fanatiques par une relativisation assumée et pédagogique de leurs représentations du monde. Plutôt que de les définir comme des « vérités révélées » et à ce titre indiscutables, la conception laïque du fait religieux les circonscrit dans un cadre strictement historique et mondain. C’est donc par une sécularisation et une désacralisation du message de la transcendance que l’on peut accéder collectivement à une approche consensuelle et rationnelle du fait religieux.

Interprétation du fait religieux

Sur quelle heuristique, sur quelle analyse faut-il alors précisément construire une telle approche « laïque » ? La laïcité, rappelons-le, consiste à maintenir la plus stricte neutralité du service public en matière de choix et de liberté de croyance. Un discours laïque sur le fait religieux ne devra donc être ni prosélyte ni prescriptif : mais descriptif et interprétatif.

Les éléments du dogme devront être évoqués comme des faits historiques et non comme des vérités absolues. Cela implique une contextualisation systématique de leurs contenus, une confrontation rigoureuse de leurs messages spirituels aux réalités sociales et politiques.

Cet éclairage culturel permettra ainsi de relativiser le caractère impératif des dogmes établis. A titre d’illustration, les phénomènes comme le port du voile ou la condamnation à la lapidation des femmes adultères seront définis moins comme des prescriptions religieuses que comme des « normes » culturelles : inscrites dans la relativité d’une histoire davantage que dans l’exigence d’une vérité transcendante et intemporelle. Car les règles édictées par les textes sacrés sont d’abord celles de leur temps : elles révèlent l’ethos, les mœurs – parfois barbares… -  d’une époque, les façons de vivre d’un peuple inscrites dans un contexte.

Les morales religieuses traduisent donc fondamentalement cette inscription historique, cette tradition qui les a fait naître et s’épanouir : portées par des circonstances et des situations, indissociables des enjeux et des intérêts qui les ont imposées dans les esprits.

Une approche historique du fait religieux consiste donc à politiser la religion : au sens où les croyances ont toujours été des tentatives d’organisation du lien social.

On sait depuis Freud[1] que toute croyance se construit autour de tabous par lesquels se structure l’organisation sociale primitive. On sait également par lui que l’origine profonde de la foi repose sur le « sentiment océanique »[2] - sur cette  angoisse irrémédiablement inscrite en notre condition qui nous fait éprouver notre déréliction face aux dangers du monde et à la mort qui menace.

Ce « désaide infantile » nous invite de manière irrépressible à nous chercher un « père » de substitution afin de retrouver le sentiment sécuritaire des premiers âges de notre vie animique : lorsque nous vivions dans l’ignorance de la mort et sous la chaleur protectrice d’un amour paternel. Ces mécanismes psychiques, primitifs et souterrains, n’expliquent bien évidemment pas tout de la religion. Ils constituent même une vision à certains égards caricaturale de la croyance. Ils n’en sont pas moins porteurs d’une forme de vérité quant aux processus affectifs qui sous-tendent les adhésions privées. Qui peut nier que la religion reste notre ultime et notre unique consolation face aux maux qui nous accablent ?

Politisation du religieux contre cléricalisation du politique

Sans reprendre dogmatiquement une telle théorie - nécessairement contestable -, une approche laïque de la religion doit impérativement conduire à une mise à distance face à la littéralité de l’interprétation spiritualiste.

Il convient d’éviter l’écueil d’un prosélytisme qui peut être tout autant athée que religieux.

L’un comme l’autre contreviendraient gravement au principe même de la laïcité : à savoir le respect inconditionnel de la liberté de croyance – qui comprend donc aussi bien la possibilité de croire que celle de ne pas croire, voire d’être agnostique.

Cette neutralité, consubstantielle à la position laïque, s’affirme alors par un principe fondamental et incontournable : il faut politiser la religion et lutter ainsi contre toute cléricalisation du politique.

Car l’enjeu éducatif central est bien là : dans la nécessité de produire un discours républicain sur la religion dont il importe par-dessus tout de transmettre les enseignements historiques aux élèves.

Le constat est en effet aujourd’hui incontestable d’une tentation par les « religions du Livre » de reconquête d’une autorité politique. Dans l’occident chrétien, le président américain prête serment sur la Bible. La récente affaire, en Europe, de la Charte des droits fondamentaux a montré une volonté assumée - par l’Allemagne notamment - d’inscrire « l’héritage religieux » et l’identité chrétienne du continent dans la loi fondamentale. La montée des extrémismes juifs dans la société israélienne vise par ailleurs à calquer la vision biblique de la « terre promise » et du « grand Israël » sur la géopolitique actuelle – faisant reculer les perspectives d’une paix juste avec les palestiniens. Les violences des islamistes radicaux, enfin, constitue le paroxysme d’une modernité religieuse devenue folle et dont la folie même prend appui sur la trahison – ou sur une certaine lecture - de la foi.

Partout, sous des apparences diverses, les extrémismes religieux prospèrent et visent à instaurer par la persuasion, la violence ou la terreur une cléricalisation du politique - c’est-à-dire une lecture exclusivement religieuse et confessionnelle de la loi.

Il est du devoir des démocraties de lutter contre ces dangers par une réaffirmation de l’exigence de laïcité. Et l’éducation constitue alors l’instrument de cette lutte dont l’enjeu premier consiste à se réapproprier l’objet même de la religion. Encore une fois, aux tentatives de cléricalisation de l’éducation et du politique il est nécessaire de répondre par une « politisation » – au sens civique de ce terme – de l’éducation et du religieux.

Grandeur, misère et unité du fait religieux

Un tel discours éducatif doit alors montrer la grandeur humaine des religions autant que leurs dérives historiques. Certes il convient d’évoquer les crimes perpétrés en leurs noms, de rappeler le chemin sanglant de l’esprit scientifique face aux dogmes et aux fanatismes. Mais il importe fondamentalement aussi de voir en elles un éveil des consciences, de saisir au-delà des clivages historiques l’unité d’un message : celui du monothéisme et de la transcendance, de la recherche d’un salut et de l’appel à une élévation de l’âme.

Toutes nos civilisations modernes se sont d’abord construites sur des fondements religieux. Que serait l’occident sans le christianisme et son « génie » ? Que serait l’orient sans l’apport fédérateur de l’Islam ? Mais surtout, il convient avant tout de constater que chacune des trois grandes religions du Livre s’est nourrie en permanence de l’apport des deux autres. Et chaque moment de notre civilisation moderne s’est alimentée à la sève spirituelle d’influences réciproques. L’Islam de Cordoue fut au XIIème siècle le phare de la culture européenne. Sa contribution à l’essor de l’occident est incontestable : tant sur cette terre andalouse ont fleuri de nombreux esprits dont l’influence fut considérable - à commencer par Averroès et Maïmonide.

Mais c’est surtout sur un plan strictement théologique que s’éprouve le plus cette unité culturelle. Les trois religions du Livre possèdent en effet un même ancêtre en la figure d’Abraham, patriarche absolu d’un monothéisme à l’évolution schismatique. Juifs, chrétiens et musulmans partagent fondamentalement la même foi en un Dieu unique, qui s’est révélé originellement à un homme. Tous sont à ce titre ses enfants.

Cette genèse commune mérite d’être enseignée aux élèves : tant elle conduit à relativiser les divisions et les conflits assumés au nom du monothéisme. Et ce passage du singulier au pluriel tient d’abord à des éléments de géopolitique et de contexte. Tel doit être, fondamentalement, l’objet d’un enseignement du fait religieux.

Le judaïsme fut d’abord la religion qui libéra un peuple de l’asservissement égyptien. Le christianisme fut une arme politique d’émancipation et d’individualisation des droits au sein d’un empire romain devenu oppressif. L’Islam naquit d’une conquête politique, celle de la Mecque, qui se trouva historiquement marquée par la reprise de la cérémonie du Hajj auparavant pratiquée dans les rites païens et même chrétiens.

Comment ne pas voir, derrière et au-delà de ces oppositions théologiques, l’unité – à la fois spirituelle, temporelle et géographique – d’une représentation du monde à laquelle fait incontestablement échos notre modernité, notre « mondialisation » actuelle.

Les conflits religieux masquent originellement tous aujourd’hui comme hier des intérêts géopolitiques, des stratégies de domination ou de libération.

La religion fut, reste d’abord une arme de guerre : pour la conquête ou pour l’émancipation. Cet héritage historique marquera son empreinte dans le monde, son lien permanent et conflictuel avec la politique comme les modalités de son emprise sur les consciences. Il serait illusoire et naïf de ne lire le fait religieux qu’au regard des exigences de fraternité et de paix - tout comme il serait insoutenable de le réduire à l’expression exclusive d’idéologies guerrières.

Une approche historique doit donc composer avec ces ambivalences de la foi : faite pour fédérer et relier – religere est l’étymologie même du mot religion – tout autant que pour combattre.

Les ambivalences de la religion dans l’Histoire doivent ainsi nourrir une pédagogie vivante de ce qu’elle doit être pour notre république laïque : objet de respect et de défiance, source d’enrichissement culturel et potentiel danger d’oppression intellectuelle face à la raison.

La laïcité est alors le principe qui permet en même temps d’arbitrer ces conflits interreligieux et de préserver une foi vivante dans une société ouverte. C’est cette liberté de croire qu’il faut d’abord enseigner aux élèves. C’est cette vérité-là qu’il convient de « révéler » à tous, protégeant l’arbitrage de son for intérieur comme le trésor le plus sacré d’une société désacralisée.


[1] Freud, Totem et tabou

[2] Freud, L’avenir d’une illusion

Dernière modification le dimanche, 08 novembre 2020
Torres Jean Christophe

Proviseur au lycée Léopold Sédar Senghor à Evreux (lycée campus des métiers et des qualifications - biotechnologies et bio-industries de Normandie). Agrégé de philosophie, auteur de plusieurs essais dans les domaines de la philosophie morale et politique, de la pédagogie et de la gestion éducative.