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Chronique de la Refondation n° 12 - La question est terrible : dans votre magnifique leçon sur l’adjectif qualificatif ou sur l’addition des nombres décimaux, dans vos beaux cours au collège ou au lycée, en quoi avez-vous formé le citoyen de demain ? Si vous estimez l’avoir fait, comment avez-vous fait ? Et si vous ne l’avez pas fait, pourquoi ?
La question est complexe. On peut pourtant l’élargir : en quoi avez-vous contribué à la maîtrise du langage puisque dans chaque cours, on parle, on lit, on écrit ? En quoi avez-vous développé l’intelligence, puisque dans chaque cours – du moins, on peut le croire – on pense, on réfléchit, on raisonne ? En quoi avez-vous formé à la lucidité, à la stratégie, à l’esprit critique, à la démocratie ?
 
 
Les réponses à ces questions sont très variées, souvent – il faut bien le dire - très embarrassées, et nous n’avons pas le droit de les juger, car on ne connaît pas le parcours personnel de chaque enseignant, sa formation initiale et continue, ses représentations du métier, les facteurs qui le tirent et qui le poussent à changer ou non au fil de sa carrière, son histoire par rapport à l’école, ses rencontres stimulantes ou régressives. C’est : « pas le temps, pas mon boulot, pas dans les programmes, pas appris à le faire, les contenus disciplinaires académiques d’abord… »
 
Pourtant tout le monde est d’accord dans les discours officiels, dans les préambules des programmes, dans la présentation des projets d’établissement et des projets éducatifs territoriaux, dans les manifestations publiques autour de l’école, dans les conversations entre collègues.
 
Tout le monde parle avec conviction de la transmission des valeurs et de l’importance des finalités et personne ne sait comment cela se transmet, s’apprend, éventuellement, comment cela se pratique réellement dans la classe, dans l’établissement, et dans la cité puisque l’école n’est pas la seule responsable de la transmission ou de la perte des valeurs.
 
 
Tout le monde le dit, personne ne sait comment, quand, par qui…
La tentation surgit alors de confier les valeurs au professeur d’école, polyvalent et docile, en chargeant sa barque encore un peu plus, à un professeur de valeurs au collège, sans doute un peu bivalent pour le coup, car malgré l’opposition farouche et efficace à la bivalence, on ne peut pas créer des postes spécialisés à court terme. On ajouterait un cours de valeurs, comme il pourrait exister un cours et un programme de morale laïque, à moins que morale et valeurs soient fusionnées.
 
 
Le fait est que les valeurs et les finalités ont disparu des pratiques au niveau de la classe. Ont-elles d’ailleurs été déjà prises en compte dans l’histoire de l’école ?
Les hussards noirs de la République eux-mêmes, contraints par les programmes, avaient-ils vraiment les finalités en tête ? Au-delà des légendes et du mythe de l’âge d’or de l’école, rien n’est moins sûr. Peut-être de manière implicite sur fond de « Julesferrisme », mais certainement pas de manière pensée et organisée. Par contre, il est incontestable que les finalités sont totalement absentes des préoccupations avec la pression exercée par la société sur l’école depuis les années 1960 pour préparer aux diplômes, indispensables à l’intégration professionnelle et sociale.
 
Le pilotage par les résultats imposé autoritairement depuis 2007 et le déni systématique de la pédagogie ont achevé la disparition des finalités et des valeurs, avec l’évaluationnite aigue sur les aspects mécaniques de deux disciplines (français et maths) renforçant l’ignorance des objectifs fondamentaux de l’éducation et particulièrement de l’Ecole.
 
 
L’état de la société, les difficultés croissantes du vivre ensemble, l’abstention des citoyens dans bien des domaines de la vie civique et sociale, la développement de la délégation de pouvoirs aux experts ou à ceux qui prétendent l’être, le sentiment pour toute une catégorie d’hommes et de femmes de ne pas exister, de n’avoir aucune importance dans le fonctionnement des institutions, imposent une nouvelle réflexion et des mesures urgentes sur les savoirs nécessaires à l’éducation du futur et sur les compétences à construire pour que, au-delà, de la maîtrise très provisoire de savoirs disciplinaires cloisonnés, chaque personne prenne conscience de son existence, de sa part de pouvoir, de ses capacités à exercer ses responsabilités sans les déléguer et les oublier… et sur les pratiques démocratiques dans la vie de nos institutions
 
Einstein disait que l’imagination est plus importante que le savoir. On pourrait dire dans le même esprit que les finalités sont plus importantes que les programmes si l’on veut garantir la place de « l’honnête homme » du 21ème siècle dans une société démocratique moderne.
 
 
La démocratie… Parlons-en…
 
Prépare-t-on les enfants et les jeunes à la démocratie quand durant 10 ou 15 ans, on leur impose le cours magistral sur la majeure partie du temps scolaire, quand le dialogue maître/élève est massivement à sens unique pour donner les réponses attendues par le maître aux non-questions qu’il a posées, quand la communication élève/élèves n’est qu’occasionnelle et inexploitée, quand le « je pense que » et le « tu » n’ont pas leur place dans la vie scolaire, quand les pratiques magistrales sont indiscutables même quand elles sont intolérables ou injustes, quand les compétences et les savoirs construits hors de l’école ne sont pas pris en considération par l’école, etc ?
 
Les élèves ne supportent pas, par exemple, que l’on exige d’eux sous peine de sanction, qu’un devoir soit rendu pour demain, mais que le prof ne le rend que lorsqu’il le peut ou le décide, parfois bien longtemps après que les retardataires aient été punis, que les devoirs du soir inutilement imposés ne soient pas visés, qu’un prof ne dise pas bonjour, ne s’excuse pas de son retard, interrompe sans cesse ou interdise l’expression des élèves. Forme-t-on des citoyens, des acteurs de la démocratie ou des valets obéissants et résignés ?
 
 
Il est vrai que dans un système où les enseignants sont eux-mêmes infantilisés et oppresséspar les injonctions descendant des tuyaux d’orgue de la pyramide, où la réponse à leur souffrance est l’augmentation du nombre de contrôleurs et de pilotes, où l’intelligence collective de la base n’est pas respectée, il est présomptueux d’espérer des pratiques favorables à l’épanouissement et à l’émancipation.
 
La domination du magister ne choquait personne dans le système « Jules Ferry » maintenu. Elle est devenue un obstacle à la préparation et au développement de la démocratie réellement participative et au vivre ensemble.
 
Il est étonnant que la refondation n’ait pas abordé ces questions de fond : quelle école pour quelle société, quel « honnête homme » émancipé, libre, responsable, pour la société du futur ? Et surtout, comment, par qui, quand ?
 
Je persiste à penser, comme Michel Serres, que le numérique bousculera les pratiques traditionnelles si les conservatismes et les corporatismes ne le réduisent pas à un outil uniquement destiné à les enjoliver sans les changer fondamentalement. Il est de nature à mettre l’élève au centre, à sortir du modèle artificiel « une heure, un cours, une discipline, une classe, un magister », à favoriser le recueil démocratique des savoirs et des réflexions des élèves avant la transmission ou plutôt la synthèse et la mise en perspective magistrales.
 
 
Encore faudrait-il que la future loi sur la refondation de l’école donne toute leur place aux finalités et à la pédagogie.
 
A suivre 
Frackowiak Pierre

Inspecteur honoraire de l’Education nationale. Vice-président de la Ligue de l’Enseignement 62. Co-auteur avec Philippe Meirieu de "L’éducation peut-elle être encore au cœur d’un projet de société ?". Editions de l’Aube. 2008. Réédition en format de poche, 2009. Auteur de "Pour une école du futur. Du neuf et du courage." Préface de Philippe Meirieu. La Chronique Sociale. 2009. Auteur de "La place de l’élève à l’école". La Chronique Sociale. Lyon. Auteur de tribunes, analyses, sur les sites educavox, meirieu.com. Prochainement, une BD avec les dessins de J.Risso :"L"école, en rire, en pleurer, en rêver". Préface de A. Giordan. Postface de Ph. Meirieu. Chronique Sociale. 2012.