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On découvre progressivement que les objets grands publics ne sont pas forcément des objets scolarisables. En fait on ne le découvre pas vraiment, mais on s’en aperçoit de manière de plus en plus flagrante avec les tablettes et les Smartphones. Contrairement à ce que l’on voit et entend dans de nombreux lieux de distribution de tablettes pour l’enseignement, une tablette en milieu scolaire ça ne va pas de soi. Alors qu’on nous diffuse des sondages dithyrambiques sur la question (les parents approuvent la tablette à l’école par exemple), et des reportages (en particulier télévisés) tous plus élogieux les uns que les autres, la réalité de la mise en œuvre est souvent loin d’atteindre le reflet de promesses énoncées.
Si pendant longtemps le monde scolaire était une chambre insonorisée du monde extérieur, petit à petit, un bruit s’est immiscé dans les salles de classe. Ce bruit qui vient du dehors n’est autre que celui poussé par le numérique, lui même poussé par d’autres éléments (intérêts), commerciaux (marchands), culturels (progrès, informations), sociaux (communication, interaction), industriels (développement, concurrence), etc.… Mais surtout le bruit est porté non par les seules machines, mais surtout par les acteurs eux-mêmes : élèves bien sûr, enseignants, personnels d’éducation, mais aussi politiques incitatives (stratégie…). Car si le développement du numérique repose sur des logiques de développement multiples, elle s’incarne dans les taux d’utilisation par les acteurs eux-mêmes.
 
 
Si l’on considère la télévision et son histoire, ou encore le cinéma, on s’aperçoit que la lutte pour que leur bruit entre à l’école a été longtemps contenue par les autorités mais aussi par les acteurs. Quand un enseignant utilisait des émissions de télévision pour enrichir son enseignement, les enfants ne pensaient pas avoir travaillé, ils déclaraient d’ailleurs avoir « regardé la télé à l’école » (enquête 1995). Pourtant il y a bien longtemps que John Dewey, Célestin Freinet, Fernand Oury et d’autres nous avaient alertés sur ces bruits qu’on ne pouvait ignorer au quotidien. D’ailleurs les programmes et autres directives nationales étaient faits pour dire au monde scolaire ce qu’il convenait de prendre en compte, comme ses fondateurs l’avaient envisagé au XIXe siècle.
 
 
Mais nombre d’observations empiriques ont montré que ce sont les acteurs eux-mêmes qui portent les bruits de l’extérieur dans la classe, parfois en opposition aux directives nationales des programmes. En d’autre terme ce qui filtre de l’extérieur est lié aux choix nationaux.
Cette manière de faire a fait émerger une pratique particulière : la scolarisation des objets. Par cette expression nous signifions la manière de faire qui consiste à rendre un objet (au sens large) acceptable par l’école en lui donnant les caractéristiques de la norme imposée. L’étude de cas que l’on pourrait faire de la photo ou du cinéma pourrait servir d’exemple pour illustrer cela. Ce que l’on peut observer c’est qu’à chaque fois que la scolarisation opère, il y a « refroidissement » de l’objet ou encore rationalisation scolaire. Depuis trente ans, le monde scolaire se pose cette question à propos de l’informatique, des TIC puis du numérique. Mais cette pratique vient d’atteindre ses dernières limites et c’est l’inversion en cours qui mérite toute notre attention. Cette inversion c’est l’irruption sauvage et incontrôlée par rapport à des années de pratiques contrôlées. Et cela n’opère pas seulement sur le domaine du numérique, mais plus largement sur d’autres domaines. Pour s’en apercevoir, il suffit de noter les injonctions faites à l’école de prendre en compte des objets qui n’appartiennent pas directement à son champ d’action et que l’on tente d’incorporer, soit dans les programmes, soit dans les activités périphériques de l’école.
 
 
Peut-on scolariser l’informatique ? Oui sans problème. Peut-on scolariser les usages de l’informatique ? Probablement s’ils sont situés dans des champs délimités comme cela se voit dans l’enseignement professionnel et technique. Peut-on scolariser les usages des TIC ? C’était l’ambition du B2i. Peut-on scolariser les usages du numérique ? Probablement pas, à moins de ne revenir aux préconisations de John Dewey au début du XXe siècle aux Etats Unis. Parce que le numérique n’est plus « un objet », mais un ensemble de pratiques, un fait social total et qu’il englobe l’essence même de l’école actuelle. Or la première manière de s’attaquer à la scolarisation d’un objet c’est le rejet : regardons la place des téléphones portables dans les règlements intérieurs des établissements. La suivante consiste à lui définir un périmètre restreint au sein du monde scolaire. La calculatrice en mathématique en est un bon exemple. Une autre manière de faire va consister à développer des modèles scolaires de l’objet, l’enseignement professionnel est amené souvent à le faire. Une autre manière de faire va consister à augmenter l’objet par une couche scolaire, on fabrique alors des « objets pédagogiques ». Les enseignants de primaire et ceux de technologie au collège ont parfois ces objets dans leurs salles de classe.
 
 
On peut ainsi observer combien la scolarisation des objets, et de l’informatique en particulier est désormais une question à l’école est devenues progressivement dans l’impossibilité d’y répondre.
Faut-il, dès lors qu’il échappe à la scolarisation, tenter de mener des actions dans le monde scolaire par rapport au numérique ? Certains se posent la question mais sans aller jusqu’au bout du raisonnement. S’il est facile de refuser sur un plan idéologique et théorique une place du numérique dans l’école, il est beaucoup moins facile de la refuser si l’on considère les pratiques quotidiennes, parfois envahissantes. Ce n’est en fait pas (plus ? pas encore ?) une question de scolarisation mais plutôt une question de socialisation. L’école renonce-t-elle à son rôle socialisateur ? C’est une question vive que le numérique réinvite dans le débat.
 
 
Il semble que le numérique ait effectué le mouvement inverse de ce que l’on a vu pour d’autres objets. Devant l’impossibilité d’une scolarisation (observable au cours des trente dernières années), pourtant souhaitée par leurs promoteurs, le numérique s’impose progressivement dans l’environnement, mais avec ses propres codes de scolarisation basés en premier sur la socialisation (ex des réseaux sociaux), il impose même ces codes. Appuyé par la puissance marchande et publicitaire, il prend une place désormais tellement prégnante que l’on peut penser que la maîtrise de son développement dans la société et dans l’éducation échappe désormais à tout contrôle éducatif institutionnel. Comment dès lors repenser l’Ecole si l’on pense qu’elle doit et qu’elle peut rester au centre du processus éducatif dans nos sociétés.
 
 
A suivre et à débattre
BD
Devauchelle B

Chargé de mission TICE à l’université catholique de Lyon et professeur associé à l’université de Poitiers, département IME.