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Pour tous ceux qui, comme moi, sont d’ardents militants, depuis plusieurs décennies, de l’éducation aux médias, l’annonce de la nouvelle mouture qu’on nous propose aujourd’hui, dite éducation aux médias et à l’information, en abrégé ÉMI, est évidemment une excellente nouvelle.

Une page entière y est même consacrée sur Éduscol qui en rappelle les motivations, les objectifs et modalités de mise en œuvre :

« L’objectif de la relance d’une éducation aux médias et à l’information est de permettre aux élèves d’exercer leur citoyenneté dans une société de l’information et de la communication, former des “cybercitoyens” actifs, éclairés et responsables de demain »

Il s’agit aussi de :

« Permettre la compréhension et l’usage autonome des médias par les élèves et les enseignants qui sont à la fois lecteurs, producteurs et diffuseurs de contenus »

Comment ? Un cadre de référence sera élaboré, nous dit-on… Et le Conseil supérieur des programmes sera missionné pour proposer les modalités d’intégration de l’ÉMI dans les programmes et le socle commun… Des futurs qui n’augurent rien de bon compte tenu de l’actualité plutôt chaude, des promesses faites et de l’urgence de la mise en place d’une stratégie numérique pour l’école. Et puis, il semblerait que cette ÉMI soit finalement incluse dans la nouvelle éducation morale et civique… C’est, en tout cas, la réponse que fait Najat Vallaud-Belkacem au Sénat, en réponse à une question de David Assouline, qui se demandait, il y a quelques années, si l’école et la société n’avaient pas abandonné les jeunes face aux médias et à l’information. Le sénateur interroge :

« Ne faudrait-il pas un apprentissage à l’école, dès six ans, du décryptage des médias, de l’image, du traitement de l’actualité ? »

Et la ministre de répondre :

« Je partage votre préoccupation. L’école doit développer l’esprit critique et la liberté de jugement des enfants, leur apprendre à faire le tri entre information et rumeur […] L’éducation aux médias sera comprise dans l’enseignement moral et civique que j’ai évoqué, à raison d’une heure par semaine ».

Allez comprendre ! Les professeurs documentalistes ne comprennent pas.

L’actualité, en effet, nous oblige à nous demander de quelle manière l’école et ses acteurs, au premier rang desquels les élèves, portent leur regard sur le monde. Ces derniers sont-ils capables de la mise au point nécessaire sur ces sujets brûlants que sont les actes barbares commis à Paris récemment ? Sont-ils armés pour ne pas tomber dans les pièges d’une désinformation grossière qui peut se répandre sur les réseaux sociaux comme dans la rue ou les cours des écoles, des collèges ou des lycées ?

Car l’école ne s’est guère préoccupée de ça depuis des décennies… Malgré des opérations réitérées, dont la fameuse Semaine des médias dans l’école, malgré le militantisme et la compétence de ceux qui, dans les académies, les coordonnateurs du Clemi les premiers, portent et accompagnent les projets d’éducation aux médias, malgré l’implication personnelle de ces spécialistes que sont les professeurs documentalistes qui tentent de promouvoir l’éducation à l’information, ces champs transversaux ne se sont jamais imposés et ils restent la dernière roue de la charrette du travail disciplinaire, en classe. On fait ça quand on a le temps, on a un programme à boucler, non mais…

Grosso modo, pour être plus clair, tout le monde s’en fiche

Sauf quand surviennent des événements et que le traitement médiatique qui en est fait, dans la presse, les médias en ligne mais aussi sur les réseaux sociaux et les blogues, ainsi que les réactions des élèves obligent à une lecture plus attentive et raisonnée des événements et au déchiffrement de cette actualité…

Et là, les déclarations fleurissent. La ministre de l’éducation :

« Il faut se rendre compte de ce que les enfants retiennent en voyant les médias. L’imaginaire d’un enfant n’est pas suffisamment structuré […] ça fait un magma d’informations »

Nous rapporte L’Express… La ministre ajoute, et la phrase n’a fait sourciller personne :

« Est-ce qu’il ne faudrait pas un journal télévisé d’actualité pour les enfants ? ».

Sic. Notre ministre sait-elle que les enfants s’informent, pour l’essentiel, ailleurs qu’à la télévision ? Sait-elle aussi que le temps de l’ORTF est fini qui voyait les ministres, depuis leur bureau, décider des sujets du Journal télévisé et de la manière de les traiter ? Sait-elle qu’une bonne éducation aux médias s’accommode fort bien de la pluralité des sources et moins bien de leur unicité ?

On va mettre ça sur le compte de l’émotion.

Ouest-France, pour sa part, nous rapporte que le chef de l’État se dit être également attaché à :

« … l’enseignement aux médias, à l’information, pour que chaque élève puisse comprendre ce qu’est une information […] et fasse la différence avec une rumeur, un bruit, une malfaisance et qui n’a rien a voir avoir une information ».

Le même journal interroge Divina Frau-Meigs, qui dirige le Clemi :

« La liberté d’expression ça s’apprend en la mettant en pratique. Il est inutile de sanctionner ou de stigmatiser. Il faut accompagner »

Ce à quoi j’applaudis des deux mains (1). Elle ajoute :

« Le numérique tend à se réduire à l’appropriation du code et des interfaces… de médias, car il faut bien se rendre à l’évidence qu’Internet et les réseaux sociaux sont des médias avant tout, surtout au niveau de la consommation et du vécu des usages des jeunes. L’éducation au numérique est fondamentalement une éducation aux médias et à l’information. Le numérique est profondément médiatique : il s’agit d’information (sur l’actualité, la laïcité, l’image des jeunes…) et de communication (sur l’interactivité, sur la sociabilité en ligne, sur l’émotion…). Le médiatique doit rester prioritaire, concernant les contenus, leur interprétation, leur évaluation, leur mise à distance. ».

Je continue les applaudissements car ça doit faire à peu près quinze ans que je dis la même chose.

Fort bien ; c’est le consensus généralisé

Tout le monde est d’accord : il faut enseigner la liberté d’expression et déchiffrer l’information, apprendre à discerner le vrai du faux, l’information de la désinformation, savoir repérer la manipulation, le prosélytisme, les théories du complot, le négationnisme… pouvoir signaler éventuellement, sur le site gouvernemental ad hoc, les propos ou sites possiblement illégaux.

C’est sans doute, puisqu’il s’agit d’éducation, un chantier qui concerne l’école au premier chef mais elle a naturellement à le partager avec d’autres, à commencer par les parents.

Mais voilà, pour décoder les informations, pour déchiffrer tout ce que l’Internet nous propose, pour faire le tri, pour exercer son esprit critique, pour discerner la sincérité et débusquer le sournois, il faut pouvoir accéder à tout, absolument tout.

Blocage neottia

On est loin du compte

Sur les réseaux des établissements, comme je l’ai démontré (2), l’Internet scolaire est massivement censuré, honteusement filtré, selon un catalogue de critères obscurs dont la construction ne répond jamais à la raison. Passe encore qu’on protège les plus jeunes de certains contenus choquants — quoique ! — mais il n’y a définitivement aucune raison de filtrer les réseaux sociaux, les plateformes vidéos, Wikipédia (si, si, dans certains CDI, je l’ai vu), des sites de biologie parce que le mot « sexe » y traîne de ci, de là, des sites entiers utiles à la pédagogie, que sais-je encore ! En fait, cette politique de filtrage est définitivement stupide.

image3Le filtrage est d’abord défini au niveau national par les fameuses « listes de Toulouse » où des universitaires qui font un beau métier s’autorisent des trucs, comme de dresser la liste des « sites hébergeant des blogs », « tout ce qui concerne l’actualité dite people », les « sites de dialogue et conversation en ligne », par exemple (sic, sic et resic !). Au niveau académique puis local, selon les prurits originaux mais probablement douloureux des DSI académiques ou des collectivités, des chefs d’établissement ou de leurs référents numériques, le filtrage peut s’augmenter et s’aggraver de manière complètement anarchique et surtout imbécile.

Ainsi, la copie d’écran ci-dessus montre comment, sur une machine du réseau pédagogique d’un collège, un élève ou un professeur se voient refuser, pour une raison apparemment absconse — qui peut m’expliquer ce qu’est une « limite de pondération » ? —, l’accès sur mon blogue précédent, inactif. Je n’en conçois bien sûr, à titre personnel, aucune amertume. J’aimerais juste comprendre…

L’exemple vient d’en haut

Les femmes et hommes politiques de ce pays, incapables de prendre la mesure raisonnée de ce qui s’est passé, nous proposent des mesures d’« auto-régulation » — bel euphémisme pour des mesures d’exception — dont la constitution de fait, chez les opérateurs, fournisseurs d’accès ou de contenus, de milices privées dont la mission sera de censurer les contenus du web qui doivent être cachés à l’innocente population, contribuant subsidiairement à priver cette dernière de certaines de ses libertés fondamentales.

La belle aubaine ! Tous bords politiques confondus, nos élus n’hésitent pas à instrumentaliser la peur et les fantasmes pour mettre enfin au pas cette expression dérégulée sur Internet qu’ils haïssent tant ! Tout cela est stupide et définitivement vain. D’autres que moi le disent d’ailleurs tellement mieux !

Le numérique sans Internet

J’ai déjà évoqué ce point. Confrontés à la dure réalité de l’état particulièrement lamentable de la connectivité en France, et en particulier de la connectivité dans les écoles, collèges et lycées — encore 12 % des écoles non connectées et moins de 30 % des collèges ou lycées derrière une connexion égale ou supérieure à celle d’une connexion domestique —, nos responsables politiques n’hésitent pas à tenter de promouvoir des pratiques éducatives et pédagogiques du numérique non connectées. Je ne plaisante pas, le chef de l’État en a souvent parlé :

« Dès l’année 2015, pour la rentrée 2015-2016, déjà on va faire que dans les rythmes scolaires, on puisse apprendre ce que c’est que le codage, c’est-à-dire l’informatique, le numérique… sans qu’il n’y ait besoin d’un ordinateur ».

Au-delà de la confusion habituelle entre numérique et informatique dont on se demande bien par qui elle a été soufflée, la précision est admirable : on peut ainsi faire des économies considérables, pas d’ordinateur, pas d’Internet, et le tour est joué. Pour le CNNum, qui ose tout, on retrouve la même antienne de l’apprentissage d’une informatique non connectée.

C’est vrai, on se demande bien pourquoi on aurait Internet à haut débit ! Des ressources non validées, des terroristes à tous les coins de… sites, des gens qui partagent, qui échangent, qui collaborent ! Vous vous rendez bien compte, ma pauvre dame ?

Et pourtant… surgit l’éducation aux médias et à l’information, dont la résurrection est contrainte par la dure réalité. Le défi proposé au système éducatif est donc simple : comment apprendre aux élèves à déchiffrer l’information si :

  1. Internet n’existe pas ou est si faiblement proposé qu’il est quasiment impossible de s’en servir ;
  2. Internet n’est pas disponible dans les salles où on enseigne ;
  3. Internet n’est pas proposé en Wi-Fi pour des raisons de sécurité imaginaires ;
  4. Internet est tellement filtré et affadi que toute recherche qui tendrait à confronter les sources d’information est impossible.

image4Pour nos responsables politiques, comme pour la très grande majorité des cadres de l’Éducation nationale, c’est, dirait-on, plutôt une bonne nouvelle qu’il n’y ait pas d’Internet partout. Et, quand il existe, celui qui est proposé à nos élèves ressemble au monde merveilleux d’Alice où tout est rose et radieux, où tout est édulcoré, où personne ne dit un mot plus haut que l’autre, où on ne propose aux « utilisateurs », qui, pour le coup, le sont vraiment, que la triste posture de consommateur passif dans un monde de bisounours.

Le défi est impossible. L’éducation aux médias ne peut s’accommoder du filtrage, de la censure, de la privation de libertés. Comment déjouer les théories conspirationnistes, complotistes, négationnistes si les responsables politiques et éducatifs les ont définitivement supprimées du paysage ou rendues inaccessibles ?

Comment travailler avec les élèves à repérer, au fil des recherches, les sites où les propos illégaux, délictueux ou même possiblement criminels si personne ne les voit ? Comment agir pour les signaler si on n’en a pas connaissance ? 

Comment apprendre à se comporter sur les réseaux sociaux si on ne peut pas s’en servir, à comprendre et déchiffrer un message vidéo si la plateforme qui l’accueille est censurée ?

Il y a là un terrible paradoxe. C’est aussi la faute originelle du début de ce millénaire où on a voulu protéger sans éduquer, user d’« airbags » sans penser à d’abord apprendre le code et rouler un peu moins vite. D’autres pays ont parfois fait ce choix de l’absence presque totale de filtrage, je pense en particulier au Canada, en certains lieux, et ils ne s’en portent que mieux.

Enfin, nos élèves adolescents possèdent maintenant dans la poche, pour la grande majorité d’entre eux, un outil connecté à un Internet pour l’instant encore non filtré auxquels ils accèdent seuls, dans la chambre, sous la couette ou dans la rue, sans réelle possibilité d’un accompagnement éducatif. Lequel outil est exclu lui aussi des espaces de l’école…

Que de contrariétés ! Mais que d’erreurs aussi !

Michel Guillou @michelguillou

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1. La liberté d’expression doit impérativement s’enseigner http://www.culture-numerique.fr/?p=2562

2. Chronique de la censure ordinaire en milieu éducatif http://www.culture-numerique.fr/?p=933

 

Dernière modification le mardi, 03 février 2015