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La sociologie des usages, continuités et transformations - Vidal, Geneviève. La sociologie des usages, continuités et transformations. Lavoisier, Hermes Science publications, 2012.
La sociologie des usages, continuités et transformations, sous la direction de Geneviève Vidal, fait le point sur les études menées depuis des décennies sur les connaissances acquises dans ce domaine.
 
Le terme même d’usage recouvre une polysémie des pratiques. De l’appropriation à l’invention de nouveaux usages en passant par les détournements, l’usager évolue de l’état simple de récepteur à celui d’« hyperacteur de technologies interactives ».
 
Ce collectif souhaite réfléchir à une épistémologie de la sociologie des usages. Cet ouvrage, par la qualité de sa réflexion, se veut une analyse critique des méthodologies utilisées dans la sociologie des usages. Le livre est divisé en trois parties, la première se consacre aux « enjeux des continuités », la deuxième s’intéresse à l’interactivité, la dernière « confirme et étend la réflexion ».
 
Eric George[i] aborde la question des usages du point de vue de la « pensée critique » en communication. Il se refuse d’adopter une démarche descriptive et fonctionnaliste mais choisit une approche constructiviste.
 
 
A une analyse quantitative, s’appuyant sur des données statistiques, il préfère l’approche qualitative ou l’appropriation sociale. On bascule du macrosocial au microsocial, préférant les « récits de vie », les données empiriques aux statistiques portant sur des échantillons plus importants. L’approche se veut constructiviste, permettant ainsi de saisir la « profondeur » de l’appropriation des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication).
 
 
La théorie des industries culturelles semble la plus apte à montrer que les usages sont dominés par l’offre capitalistique. Eric George propose l’« apport de la dialectique » pour dépasser les thèses précédentes. Il note que la vie quotidienne « se trouve à la fois porteuse de reproduction sociale mais aussi des productions nouvelles ». C’est pourquoi, il s’intéresse à la « dialectique entre émancipation d’une part et domination de l’autre ».
 
En d’autres termes, les technologies nouvelles effacent les frontières entre le monde du travail et la vie privée.
 
Dans le chapitre deux, Dominique Carré[ii] pose la question de l’utilité de l’étude des usages aujourd’hui, à l’aune d’un désintérêt des pouvoirs politiques et économiques. Dans les années 2000, c’est avec le développement de la téléphonie mobile qu’un « marketing de l’usage » s’est développé. Nous avons assisté à un basculement de l’ « universalité » de la téléphonie « conventionnelle » à une offre beaucoup plus personnalisée, segmentée, diversifiée.
 
 
L’auteur du chapitre détaille dans une seconde partie le désintérêt pour les études d’usage en prenant en compte différentes considérations. D’un point de vue technique, nous avons assisté à un développement considérable des technologies rendant les produits plus petits, plus performants et moins chers.
 
Cet « enchevêtrement » des systèmes techniques a eu pour conséquence de rendre « insondables » les études sur les usages. Enfin, le modèle dominant de nos jours, est celui d’acteurs privés. Ces industriels sont moins enclins à développer des études d’usagers que des analyses d’audience qui « permettent de quantifier le retour sur investissement auprès de leurs annonceurs ».
 
 
A cela s’ajoute des « considérations d’ordre culturel ».
Internet touche toutes les populations de la société. « Il n’y a plus l’informatique et les réseaux d’un côté et la société de l’autre ». Et l’auteur de reprendre la terminologie de Marcel Mauss pour qualifier ces techniques numériques de « fait social total ».
 
En conclusion de son chapitre, Dominique Carré, propose différentes perspectives qui pourraient remettre au goût du jour les études d’usage. D’une part, la « question des modèles socio-économiques liés aux industriels de la culture et de la communication » pourrait être envisagée. D’autre part, on pourrait s’interroger sur les « orientations » des usages dans les espaces numériques, ainsi que prendre en compte les déficiences humaines (visuelles, auditives) et décentrer les études sur des zones géographiques non encore explorées en observant les « conditions d’appropriation et les significations d’usage ».
 
 
Dans le chapitre trois de la deuxième partie (« L’interactivité et les Sciences Technology studies),Christian Papilloud[iii] s’intéresse au « défi d’une sociologie des usages ». Il reprend les différences entre interactivité et interaction en s’appuyant sur certains auteurs. Pour lui, l’interactivité « mobilise non seulement des usagers des TICs[iv], mais également ces TICs, les logiciels qui en émulent les fonctionnalités ». Les caractéristiques de l’interactivité sont son intensité, sa durée, le contrôle possible sur elle et sa réactivité.
 
 
L’approche cognitive peut être une solution pour cerner les usages des utilisateurs. Christian Papilloud expose dans ce chapitre les différents modèles. Mais c’est aussi dans l’immédiateté de l’échange que l’interactivité peut prendre tout sens. La rapidité de l’ordinateur devient une aide pour les transmissions radiophoniques. Au-delà de l’immédiateté, c’est la question de l’appropriation des contenus qui est posée. Quant à Christian Papilloud, il ajoute : « Peut-on concevoir un échange sans médiation ? ». Cependant, pour lui, l’interactivité « ne fait pas lien ». Les contacts sont possibles, c’est une condition nécessaire mais non suffisante à de véritables échanges.
Autrement dit, en termes techniques, « l’usage des TICs interactives se structure sur la base de ces contacts ». Cette « contactualité » permet de regrouper les conditions et les modalités de l’interactivité des usages. Mais elle ne se fait qu’au prix d’une « triple vulnérabilité… relationnelle… spatiale et temporelle ».
 
 
Dans le chapitre quatre, Guillaume Latzko-Toth[v] et Florence Millerand[vi]analysent les points communs entre la sociologie des usages et les Sciences Technology Studies (STS).
Ces deux approches refusent de « considérer la technique et la société comme deux sphères indépendantes dont l’une surdéterminerait l’autre ». Les auteurs relèvent l’influence de l’ethnométhodologie et des sciences cognitives. S’appuyant sur les écrits de Michel de Certeau (L’invention du quotidien. I. Arts de faire. Gallimard, Paris, 1990), les auteurs soulignent que la sociologie des usages dévoile comment l’usage se construit et participe de « l’invention du quotidien ». Pour que les deux disciplines s’enrichissent de l’une et l’autre, il serait bon, concluent les deux auteurs, de dépasser la « vision séquentielle » : étude de la phase de conception pour les STS et analyse de la phase d’utilisation pour la sociologie des usages.
 
 
Françoise Massit-Folléa[vii] dans le chapitre intitulé : « Usages et gouvernance de l’Internet : pour une convergence socio-politique » s’interroge sur le « rôle des usages dans la gouvernance de l’internet ». En partant des technologies de l’information et de la communication, elle s’intéresse au réseau Internet, à sa gouvernance et à ses usages pour les clarifier. Ces derniers sont très nombreux et proviennent de multiples auteurs (Etats, entreprises, particuliers). Par sa nature même, le réseau Internet est un produit « socio-technique complexe d’une architecture informatique originale et d’une multitude de co-producteurs à l’échelle mondiale ». Françoise Massit-Folléa conclut son chapitre sur la nécessité de passer à une nouvelle ère. En effet, le réseau ayant atteint une certaine maturité, il faudrait une nouvelle orientation politique qui consisterait en la « construction de liens entre les acteurs de l’Internet vers la construction de l’intérêt collectif ».
 
 
Dans le chapitre six intitulé : « l’usager et le consommateur à l’ère numérique » Françoise Paquienséguy[viii] retrace une partie de l’historique du développement du numérique qui correspond aux nouvelles pratiques des usagers dans le web collaboratif. La participation de ce binôme (usager, consommateur) aux sites dénommés Web 2.0 change la relation entre usagers, consommateurs et professionnels. Elle induit la notion de dispositif qui se décline sur trois niveaux : relationnel, technique et d’usage.
 
 
L’acte « connexionnel » permet d’établir la connexion technique et sociale des individus entre eux. C’est pour eux une présence qui doit toujours être apparente, le dispositif « communicationnel d’un usager est le gardien de sa connexion continue… être présent, être actif, en relation, et le prouver en laissant des traces qui prolongeraient la participation ». La permanence d’une connexion active devient l’objectif principal. Cette notion de dispositif est essentielle pour comprendre les évolutions des réseaux numériques.
 
 
La figure de l’usager des technologies de l’information et de la communication numérique (TICN) et celle du consommateur « se rencontrent et se mêlent » et l’expérience de la consommation devient « partagée et exposée via les actions de communication relayées par les TICN ». La consommation devient un enjeu identitaire et son expérience « alimente » les réseaux numériques, elle fait partie intégrante de la sociologie des usages. Ainsi, « la figure du consommateur paraît fonctionner comme une extension de celle de l’usager ».
 
 
Geneviève Vidal[ix] a rédigé le dernier chapitre intitulé : « De l’analyse des usages à la dialectique technique et société » de cet ouvrage. Sa posture est dialectique et englobe toute cette totalité des abonnements complexes entre technique et société. Elle démontre, dans ce chapitre, que des évolutions techniques plus ouvertes sur la participation des usagers ne font que renforcer les pouvoirs économiques et politiques. Face à cette situation, l’usager s’adapte, renonçant « à certaines libertés pour en négocier d’autres ». Geneviève Vidal parle de « renoncement négocié » des usagers envers les nouvelles technologies pour « résister et inventer, reproduisant les rapports de pouvoir en apparence modifiables grâce à l’interactivité ».
 
Elle identifie trois phases de la sociologie des usages.
Une première phase qui s’appuie sur les travaux de Michel de Certeau où il détaille les « détournements » des auteurs dans leurs actes les plus simples.
Une deuxième phase qui date du début des années quatre-vingt-dix et qui voit l’émergence de nouvelles publications dont la revue Réseaux et le développement des analyses des cabinets d’études. C’est aussi une période où les internautes affichent leurs données personnelles.
La troisième phase marque « une pensée de moins en moins critique », c’est pour elle l’occasion de s’interroger sur les rapports de pouvoir qui se jouent dans notre société contemporaine. Il s’agit de cette « instrumentalisation des relations sociales à des fins marchandes ».
 
Les usages des technologies numériques ne permettraient pas de s’émanciper et de réduire les inégalités sociales, bien au contraire, d’après l’auteure la société serait toujours dans un rapport de domination tel que décrit dans les ouvrages de Pierre Bourdieu, ce d’autant plus que nous sommes dans une « temporalité accélérée ».
 
L’interactivité « assurerait le maintien du système capitaliste, en faisant croire à un idéal de réussite, de facilité et de plaisir ». C’est pourquoi, la volonté de l’auteure et son engagement sont de poursuivre les études sur la sociologie des usages pour dénoncer « la mise en valeur du capital dans une socio-économie du numérique ». Un ouvrage majeur qui fait le point et invite à poursuivre la réflexion dans le domaine de la sociologie des usages des technologies de l’information et de la communication.
 
 

[i] Eric GEORGE, GRICIS Université du Québec à Montréal Canada. Voir « Le processus d’appropriation sociale de l’Internet en formation : le cas d’attac » :http://www.lecreis.org/colloques%20creis/2001/is01_actes_colloque/ericgeorge
[ii] Dominique CARRE, LabSic-MSH Paris Nord Université Paris 13.
[iii] Christian PAPILLOUD, Pôle Risque/MRSH/CNRS Université de Caen Basse-Normandie.
[iv] TICs pour Technologies de l’Information et de la Communication.
[v] Guillaume LATZKO-TOTH, Université Laval (UQAM) CIRST/LabCMO Canada. A lire « Les SIC aux lisières des Science and Technology Studies : la co-construction de « l’usage » et de « l’usager » d’un dispositif de communication ».
[vi] Florence MILLERAND, CIRST/LabCMO Université du Québec à Montréal Canada. Voir « Usages des NTIC : les approches de la diffusion, de l’innovation et de l’appropriation » :http://www.commposite.org/index.php/revue/article/view/17
[vii] Françoise MASSIT-FOLLEA, Vox Internet II Fondation Maison des Sciences de l’Homme Paris.
[viii] Françoise PAQUIENSEGUY, CEMTI/MSHPN Université Paris 8. A lire « De la convergence technique à la migration des fonctions de communication » :http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/docs/00/10/43/51/PDF/DelaconvergencetechniqueGDRV2.pdf
[ix] Geneviève VIDAL, LabSic Université Paris 13. A consulter : AISLF-Interroger la « société de l’information » sur http://w3.aislf.univ-tlse2.fr/spip/spip.php?article24
Chavernac Philippe

Professeur documentaliste au L.P. Gustave Ferrié à Paris.
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