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La question de l’innovation pédagogique est un sujet qui est traité de façon récurrente dans mon blog. J’avais rédigé cette année (2014) un billet où je m’interrogeais sur la pertinence du concept de l’enseignant innovant. Je concluais sur les inconvénients engendrés par l’absence de vision systémique.
Je reviens du colloque e.education organisé par l’ESENESR de Poitiers et les débats m’ont conforté dans cette réflexion. Je voudrais cependant organiser mes propos, les étayer pour tenter d’avancer dans cette réflexion.
  • La pervasivité du numérique dans le monde de l’éducation
Nous sommes loin de la période où le numérique (on disait alors informatique) était l’apanage de quelques sections spécialisées ou l’objet d’étude d’un groupe de passionnés. Le numérique et toutes ses solutions instrumentées sont maintenant omniprésents, ils sont répandus, protéiformes. Il permet de produire de la ressource, de communiquer, de dialoguer, de jouer, de lire, de chercher, d’apprendre, d’enseigner. Il est écran de visualisation avec les liseuses, instrument de collaboration avec le TBI. Il est dans les poches de chacun avec les smartphones, il est objet de mobilité. Il est devenu pervasif et s’est diffusé par capillarisation dans notre écosystème de formation. On retrouve, d’une certaine façon, le même procédé que décrit Rafi Haladjian, (l’horloge), dans internetactu. Elle « passe de la place du village au poignet de chacun, avant d’être aujourd’hui intégrée partout, dans le moindre de nos appareils électroniques. » Il est probablement nécessaire de s’inquiéter des risques de dérive de ce système technologique enveloppant, mais il est tout aussi nécessaire, pour ne pas dire indispensable, d’imaginer la façon dont on façonnera cet environnement pour former massivement.
  • L’innovant et l’établi
Dans ce contexte d’un système technique qui se généralise, qui se diffuse sous le coup des divers plans nationaux et des compétences décentralisées des collectivités locales, on ne peut que s’interroger à nouveau sur la place de l’enseignant innovant. Quelle doit être sa place, sa fonction ?
Prenons le temps du détour par la littérature. Il y a quelques années j’ai lu avec ferveur le livre de Robert Linhart l’établi qui décrit l’expérience d’un intellectuel militant qui s’est embauché en 67 (établi) dans l’usine Citroën.
Un passage sublime et remarquable dépeint un ouvrier, M Demarcy. C’est une très belle métaphore qui peut nous aider à comprendre la place de l’innovant dans notre système de formation instrumentée. Quel est lien entre le bricolage (innovation) et la norme ?
Que décrit Robert Linhart ? :
L’ouvrier Demarcy est chargé, sur les chaines de montage des 2cv, de « décabosser » les ailes des voitures. À cette fin il s’est constitué un établi qui est :
« Un engin indéfinissable, fait de morceaux de ferraille et de tiges, de supports hétéroclites, d’étaux improvisés pour caler les pièces, avec des trous partout et une allure d’instabilité inquiétante. Ce n’est qu’une apparence. Jamais l’établi ne l’a trahi ni ne s’est effondré. Et, quand on le regarde travailler pendant un temps assez long, on comprend que toutes les apparentes imperfections de l’établi ont leur utilité : par cette fente, il peut glisser un instrument qui servira à caler une partie cachée ; par ce trou, il passera la tige d’une soudure difficile » – L’établi de Robert Lihnart (1978)

L’enseignant innovant est probablement l’héritier de l’ouvrier Demarcy, il est dans le système, il est inscrit dans la chaîne de la formation mais il s’en démarque à sa façon parce qu’il a créé son établi numérique. Il a compris qu’en manipulant des objets hétéroclites il pouvait répondre à ses besoins immédiats d’apprentissage et d’enseignement, c’est d’ailleurs son métier. À sa façon il subvertit son quotidien par l’instrumentation, il tatonne, il expérimente, il se distingue.
Sur la chaîne pédagogique il est plutôt efficace car il sait « décabosser » les imperfections, il remet à niveau les ailes pédagogiques. Le pédagogue Demarcy bricole grâce à son établi, ses solutions ne sont pas standardisées mais elles lui permettent de résoudre ses problèmes seuls, rapidement, souvent avec brio, il sait toujours inventer des méthodes inédites. L’urgent, le local c’est son domaine.
Le problème c’est qu’il est sur une chaîne, dans un système large, interdépendant. Son établi c’est sa force mais c’est aussi sa faiblesse.
Au moment où nous nous posons la question des solutions généralisées, il faut peut être standardiser l’établi, penser les logiques qui sous tendent son existence. Et si l’on cherchait à savoir pourquoi les ailes sont cabossées plutôt que de chercher à les réparer ? Peut être faut-il chercher à percevoir quels sont les standards, les modèles ? C’est peut être le sens qu’il faut donner à cette métaphore, en tout cas c’est celui que je lui donne.

Il ne faut pas bien sûr, agir à la hussarde comme les techniciens de l’OST. Il ne s’agit pas de reléguer le bricoleur d’établi, dans le placard de l’histoire (il faudra [il aurait fallu d’ailleurs], savoir en tenir compte dans sa progression de carrière). Il faut maintenant passer du particulier au général et s’en donner les moyens. C’est à cette condition que nous avons l’espoir de voir émerger l’école du futur.
Il convient maintenant (il faut) déterminer les modèles pédagogiques à mettre en lien avec ces constructions. Il faudra former et acculturer des cohortes importantes.
La formation doit déborder le monde enseignant, elle doit forcément concerner les cadres, les corps d’inspection, les administratifs… Il nous revient aussi d’aller explorer ce qui se fait dans l’interministériel et dans la formation continue.
Le bricoleur (en tout cas sa figure de style) doit entamer sa métamorphose, entamer un chemin fait de réflexivité. L’outil doit se faire concept, la marque de l’outil n’est pas une fin, la réflexion sur l’instrumentation est nécessité.
Il sera ainsi possible de déposer sur un établi commun rénové le champ du questionnement et de l’action. Nous pourrons interroger de la sorte, simplement et en profondeur le numérique et son devenir dans la sphère éducative.
Dernière modification le mardi, 28 octobre 2014
Moiraud Jean-Paul

Cherche à comprendre quels sont les enjeux des perturbations du temps et de l'espace dans les dispositifs de formation en ligne. J'observe comment nous allons passer du discours théorique sur les bienfaits des modes collaboratifs à l'usage réel. Entre collaboration sublimée et usages individualistes de pouvoir, quelle place pour le numérique ?
 
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