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ls sont nombreux, très nombreux, ceux qui travaillent à promouvoir la transformation numérique de l’école. Dans bien des cas, je le regrette, tant du côté des corps d’inspection et des chefs d’établissements que du côté des professeurs, beaucoup se contentent d’apprendre à se servir de quelques outils, lesquels finissent dans les placards au mieux, dans les poubelles inéluctablement. Il faut alors recommencer.

Mais, j’y reviens, nombreux sont, parmi ces gens, cadres et professeurs, ceux qui ont conscience que la transformation numérique de l’école va bien au-delà de la maîtrise des outils, jusqu’à modifier au fond les postures des maîtres et les modalités de l’enseignement. Et puis, il y a, au-dessus de tout, la prise de conscience que l’acquisition d’une culture numérique globale et commune est un préalable, le socle sur lequel pourront se construire toute formation et toute innovation.

Ils sont nombreux, vous dis-je, les pionniers du numérique, les post-pionniers également, ceux qui ont l’innovation chevillée au corps. Pendant très longtemps, dans un temps que beaucoup d’entre vous n’ont pas connu, il y a eu dans les collèges et les lycées des « personnes-ressources informatique » qui arpentaient les couloirs et les salles des établissements scolaires la clé à tube ou la carte graphique à la main. Ils suscitaient la complicité admirative de certains de leurs collègues et obtenaient souvent une légitime reconnaissance financière, en heures supplémentaires ou en décharge de service, de la part des chefs d’établissement.

Les référents numériques

Et puis il y a eu les référents numériques. Depuis 2010, un décret définit précisément la mission et le mode de rémunération des « référents pour les usages pédagogiques numériques », appellation souvent raccourcie en « référents numériques », aucune d’elle n’étant satisfaisante pour nommer des personnels « référents du numérique éducatif », plus précisément du numérique pédagogique.

Référents numériques

Certaines académies se sont risquées à mettre à jour et à détailler pour ces référents une lettre de mission. C’est le cas, par exemple, des académies de Créteil ou Versailles, cette dernière recommandant même la rédaction d’une lettre de mission spécifique aux besoins de chaque établissement, conformément d’ailleurs aux textes. Un guide de rédaction est même fourni, derrière le lien ci-dessus. D’autres académies ont fait de même, bien entendu.

Un décret plus récent de 2015 détaille les modalités d’attribution de l’indemnité pour mission particulière, dite IMP, qui est allouée à tous ceux qui exercent, désignés par les chefs d’établissement et sous leur contrôle, des missions particulières au sein de l’établissement, dont celle qui nous intéresse de référent numérique. La désignation et la mission sont présentées au conseil d’administration, après avis du conseil pédagogique.

Enfin, ces référents reçoivent, dans chaque établissement, une somme annuelle variant de 1 250 € à 3 750 € « en fonction de la charge effective de travail et du niveau d’expertise requis ». Cette somme est souvent plus proche de la partie basse de la fourchette, compte tenu de la faiblesse des enveloppes rectorales, et peut éventuellement être partagée entre plusieurs collègues. Dans certains rares cas, dans les gros lycées, les chefs d’établissement continuent à décharger, sur leur dotation globale, certains collègues pour faire tourner la machine, ou détournent le système en indemnisant ces collègues référents numériques sur d’autres missions, la laïcité, la culture, par exemple.

Il ne s’agit là que d’un dispositif qui concerne le second degré, collèges et lycées donc.

Mais revenons à notre lettre de mission.

La reproduire ici mettrait à mal votre patience ou… votre acuité visuelle. Celle que propose la DANE de Versailles, qui correspond à tous les paysages de l’académie, est pharamineuse, gigantesque, pléthorique. Le référent numérique devient l’homme ou la femme protée de l’établissement. Il faut lire ce document jusqu’au bout pour y croire.

Conseiller du chef d’établissement pour le pilotage du numérique, le référent numérique doit aussi accompagner l’équipe éducative dans son acculturation numérique, communiquer, informer et valoriser les « usages » du numérique, se former soi-même bien entendu mais aussi gérer et administrer les outils, du serveur pédagogique local à l’ENT en passant par le site web et les services en ligne. En principe, il ne met jamais ses mains dans la graisse et ne s’occupe pas de l’informatique administrative mais, en réalité, corvéable à merci, sous l’aimable pression du chef d’établissement, il lui arrive de changer des disques durs et d’aller filer un coup de main à l’intendance pour mettre un titre en gras ou débourrer l’imprimante.

Dans n’importe quel collège de 400 élèves, ces missions ne peuvent en aucun cas être prises en charge autrement que par une personne à plein temps ! Et dans un gros lycée, il faudrait être 3 ou 4 personnes à plein temps pour faire le boulot. Ça, ce serait sérieux, ça ce serait montrer que l’école, au sens large, s’engage pour changer avec le numérique, comme le dit le slogan officiel. Ça, ce serait responsable !

Mais accorder une misérable indemnité de 200 € par mois à un professeur qui, par ailleurs, enseigne sa discipline à temps complet devant des élèves, c’est se moquer du monde.

Sortir de l’ornière

Alors que faire ?

Si l’école doit vivre avec son temps et changer avec le numérique, si les missions du référent pour le numérique éducatif sont si importantes, si essentielles, si le référent doit être à ce point le conseiller voire le compagnon du chef d’établissement pour le pilotage de ce chantier, pour l’inscrire dans le projet de l’établissement, pour réussir les réformes en cours, alors il faut aller au bout de ce raisonnement et nommer dans chaque collège, dans chaque lycée, un principal ou un proviseur adjoint en charge du numérique éducatif.

C’est une évidente nécessité, ce serait sérieux et adéquat aux besoins. Si, je le comprends, ce changement ne peut s’opérer demain, les enjeux sont si formidables que je ne peux douter que c’est une décision qui sera prise, à court terme, avant la complète et nécessaire acculturation de l’ensemble des personnels de direction.

Morne paysage

La triste situation que je vous ai décrite et qui concerne les référents numériques des collège et lycées vaut pour l’ensemble de tous ceux qui, du bas en haut du système éducatif, travaillent à la transformation numérique de l’école, en prise et en symbiose avec leur temps, toujours au contact de l’innovation. Comme si la faible valorisation des compétences de ces pionniers ne suffisait pas à montrer la navrante incurie du système, ce dernier s’acharne à afficher une indifférence de façade voire une attitude méprisante et hostile. Il est de bon ton, parfois, dans les couloirs et les salles de profs de railler ce numérique qui déstabilise, qui perturbe, qui dérange, qui met à plat et ceux qui s’attachent à le mettre en œuvre. Il n’est pas non plus rare qu’un chef d’établissement moque un de ces pionniers qui travaille tard, sur son tableau numérique, par exemple, pour aider un collègue ou préparer ses cours, par ces mots humiliants « Alors, on s’amuse ? ». Il n’est pas rare non plus que tel ou tel professeur s’entende reprocher, par son inspecteur pédagogique, de s’être servi d’un outil numérique avec sa classe « Pourquoi ne vous y êtes-vous pas pris de manière traditionnelle ? ».

Comme s’il pouvait exister, en 2016, un enseignement « traditionnel » qui s’opposerait à un enseignement « numérique » !

Pire, la très grande majorité de ces pionniers, de ces professeurs qui innovent en partageant, en expérimentant, ont été, à un moment ou à un autre, confrontés à une hiérarchie sourcilleuse voire franchement bloquante, formulant d’ineptes interdictions ! C’est vrai plus encore dans le premier degré où, ces dernières années, les exemples n’ont pas manqué : je pense en particulier aux Twittclasses… Nombreux sont les témoignages de collègues professeurs des écoles engagés dans le numérique en butte à l’incompréhension de l’inspecteur de circonscription quand ce dernier n’interdit pas tout simplement le dispositif prévu sous les prétextes les plus futiles, tous parapluies ouverts pour éviter soi-même le retour de bâton du directeur départemental (DSDEN).

Dans le second degré, les exemples sont pléthore également. J’ai déjà eu l’occasion de vous en raconter quelques-uns (1) (2). N’y revenons pas.

Les breloques et autres colifichets

Mais l’institution a des scrupules.

D’abord il convient de dire que les exemples rapportés ci-dessus de blocages et d’interdiction d’avancer ne sont pas la règle. Il existe, fort heureusement, des cadres administratifs ou pédagogiques qui encouragent l’innovation et font tout leur possible pour aplanir les difficultés et lever les freins, prenant parfois eux-mêmes des risques dans l’avancement de leur carrière. Mais leurs moyens restent très limités et faciliter l’innovation ne permet pas toujours de bien la valoriser.

Dans un deuxième temps, l’innovation est officiellement célébrée tous les ans dans un rassemblement institutionnel dit « Journée de l’innovation ». Au programme, on décerne des prix dans tous les domaines de l’éducation, du décrochage à l’environnement, en passant par l’éducation prioritaire, sans d’ailleurs prendre conscience de l’impact du numérique dans tous ces domaines. Ah oui, on serre les mains des aréopages présents et on est sur la photo avec eux ! Pour ma part, j’ai une certaine tendance à me méfier de l’innovation validée par l’institution et je ne peux m’empêcher de penser à toutes celles et tous ceux qui continuent à innover vraiment contre les doxas institutionnelles et malgré elles. De ceux-là, on n’entendra jamais parler sauf si un article de presse ou un réseau social met en exergue leurs difficultés à avancer.

D’autres événements sont parfois organisés, hors ou dans l’institution, pour valoriser les initiatives ou la production de ressources. Rassurez-vous, c’est le même dispositif, on fait des concours avec des noms ronflants pour faire croire qu’on « hacke » l’institution, on remet des médailles, on fait des photos, on envoie un ou deux tweets institutionnels. Quant aux ressources produites, elles tombent le plus souvent dans l’oubli, l’institution ne se donnant même pas la peine d’organiser leur diffusion.

Leçon

Pour faire progresser le numérique, avec les pauvres moyens horaires qui leur sont alloués — l’impulsion donnée par les recteurs est essentielle et le paysage est très contrasté en la matière —, les directions académiques pour le numérique éducatif recrutent, sur décharge de service partielle ou totale, plus rarement, les professeurs dont elle a besoin, pour accompagner les équipes, conseiller les chefs d’établissement, animer et former les groupes de référents numériques, assurer la formation continue et complémentaire de tous les cadres et des enseignants, coordonner avec les collectivités territoriales l’avancement des projets d’équipement, décliner enfin au plan local la stratégie numérique impulsée par le ministère.

Ces cadres et professeurs portent des appellations diverses. Dans le premier degré, on ne s’est pas encore trop aperçu que le vocabulaire institutionnel avait évolué et on continue généralement à parler d’« IEN Tice » ou d’« animateurs Tice » de circonscription. Ces derniers sont bien souvent les « hommes » à tout faire — il y a des femmes aussi dans le métier, peu, mais il y en a — de l’inspecteur de circonscription qui exige d’eux des petits services administratifs quand leur mission est censée être entièrement tournée vers la pédagogie.

Ces professeurs, dans le premier comme dans le second degré, n’ont aucun statut, malgré leurs demandes réitérées, n’ont généralement aucune rémunération spécifique ou compensatoire qui puisse permettre de les identifier ou de les valoriser. Leur carrière se déroulera au même rythme que les autres et parfois même plus lentement. Pour eux, aucune breloque. Peut-être obtiendront-ils les palmes académiques un peu plus tôt que leurs collègues ?

Certains d’entre eux, les meilleurs, se verront peut-être confier des missions spécifiques, dans les directions académiques pour le numérique éducatif ou dans le réseau Canopé. Peut-être auront-ils droit alors à quelques heures supplémentaires ou, comme c’est le cas chez Canopé, à quelques point d’indice en plus ?

Dans tous les cas, le sort qui est fait à tous ces personnels, quels qu’ils soient, à quelque niveau qu’ils agissent, au niveau de la circonscription ou de l’établissement, de la direction départementale ou du rectorat, est parfaitement inique. Les compétences et la disponibilité que l’institution exige d’elles ou d’eux obligent à réfléchir à la professionnalisation de leur recrutement. On leur demande d’encadrer, ils doivent donc être recrutés comme cadres. J’ai déjà proposé qu’on forme des chefs d’établissements référents numériques, les formateurs pour le numérique éducatif pourraient aussi être formés puis choisis dans les corps de personnels de direction ou d’inspection. Il y a urgence si on veut vraiment que l’école change avec le numérique.

Ce serait la moindre des choses.

Michel Guillou @michelguillou

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  1. Chronique de la censure ordinaire en milieu éducatif http://www.culture-numerique.fr/?p=933
  2. #lannoy29 Le billet que j’aurais aimé écrire… si cela avait été vrai http://www.culture-numerique.fr/?p=2049
Dernière modification le mardi, 17 mai 2016
Guillou Michel

Naturaliste tombé dans le numérique et l’éducation aux médias... Observateur du numérique éducatif et des médias numériques. Conférencier, consultant.