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Dans la partie historique qui se joue, la mise en perspective est plus que jamais nécessaire : mais avons-nous bien extirpé les causes latentes de la crise, 
sommes-nous bien quittes des indifférences et des replis, dispensés de poursuivre l’examen des préjugés, libérés de toute ignorance ? Le dépassement des incertitudes ne pourra venir que d’un renouveau du débat, qui ne peut se limiter à des zones et des moments confinés. Et puis que d’aucuns écrivent que c’est l’affaire de tous[1], pourquoi s’en priver ?

Convenons en préalable, avec le linguiste, de la difficulté de l’interlocution, et des quiproquos possibles : plus l’expression est lapidaire, plus la polysémie se déploie, plus les connotations s’en mêlent, les fantasmes aussi ! Bon... C’est pourquoi il est souvent utile de préciser, notamment quand il s’agit de terminologie. Ne parlons pas du statut du locuteur, qui fait qu’on prête parfois davantage attention à des propos, simplement parce qu’ils sont énoncés d’autorité. A l’opposé d’ailleurs de nos idéaux, de « démocratie de participation », d’« intelligence collective » et de reconnaissances des compétences. Entre pairs, lisons-nous les uns les autres.
 
S’agissant d’« oser le débat », il convient que je m’applique cette maxime à moi-même. Et à nous-mêmes. Ni le soliloque, ni les propos convenus entre soi, ni ne sont de mise. Osons donc le débat. Je revendique pour ma part un juste débat, c’est-à-dire un jeu de questions-réponses, et non le silence quand la question ne convient pas : cela devrait aller de soi, mais c’est aussi une pierre d’achoppement actuel, notamment dans l’élaboration de la littérature scolaire. Sauf questions indécentes ou contraires à la morale publique, toute question fondée en raison et expérience mérite attention et peut alimenter l’échange et la progression des idées et des réalités. Je suis - c’est mon éducation d’antan, sans doute - très choqué des courriers sans accusé de réception, des questions posées sans brin de réponse. D’autant pus quand il s’agit de travaux de longue haleine : s’agissant d’échange de vues « dans la communauté », il y a un (très) grand malaise sur ce point en sciences humaines, ou en « sciences de l’éducation », au contraire d’une pratique normale dans les sciences de la nature[2].
 
Convenons donc, avec l’expert, de la nécessité d’engagement et d’effectivité du propos. Un des aspects les plus préoccupants de la conjoncture est la disjonction du discours et de la réalisation, particulièrement nocive en action éducative. Osons ce débat de la « déontologie du discours » : la déclaration d’intention, sans nouveauté actualisante, n’engage à rien, et ne fait le plus souvent qu’attirer l’attention d’un milieu particulier. C’est pourquoi je suis aujourd’hui encore très surpris, comme nous l’avons écrit, des récris d’urgence, non suivis d’effets, et , et, plus généralement, de la rareté des énoncés performatifs dans le discours scolaire.
Convenons alors, avec le méthodologue, de la pauvreté d’une ressource ordonnée, relative au regain d’attentions aux nouveaux espaces tissés par la technique. Il s’agit en effet de dépasser les juxtapositions habituelles, de refuser la dissémination, l’ « entropie », pour aller vers une construction de sens commun plus que jamais nécessaire aujourd’hui. C’est pourquoi, la promotion institutionnelle à usage interne ne suffit pas, d’autant qu’elle a parfois tendance à la « communication » et non à une véritable vulgarisation et encore moins à une mise à disposition de ressources méthodologiques réutilisables : il s’agirait de mettre en place des dispositifs cohérents et porteurs de nouvelles mises en orbite. C’est la coexpérience qui enrichit, la mutualisation, la mise en réseaux raisonnée…
 
Convenons de même,avec le responsable éducatif, de l’absence de fers de lance donnant visibilité et diffusion suffisante à tout cela, capable d’ouvrir des voies nouvelles. … Nous avons besoin de sites et d’’établissements expérimentaux, de lieux de recherche intrinsèques, d’organismes pilotes[3]. Ce n’est pas faute d’exemples, ni d’appels en ce sens, mais qui restent inaudibles. Questions qui tombent à plat ou passent à la trappe : faut-il s’en offusquer ? que pouvons-nous faire, sans attendre la bonne volonté d’un ministre ou d’un recteur bloqués par l’ampleur de la masse à gérer, soudain touchés par la grâce s’ils ne sont pas saisis de propositions ? Les intellectuels en vue peuvent et doivent inter-venir (au sens d’intercéder) en faveur d’initiatives nouvelles, en pratique, et non seulement s’exprimer sans prise de risques pour leur public habituel… Ces personnalités, si elles voient juste, ont une responsabilité : celle d’inciter les pouvoirs publics en éducation scolaire à faire un effort à la hauteur des formidables changements en cours, à engager des actions pertinentes et rénovatrices, plutôt que de reconduire les erreurs du passé.
 
« Intelligence collective » ? Pourquoi pas alors sur ce qui nous paraît une nécessité de la pensée éducative - la dialectique féconde, et l’auteur collégial - citer là Einstein, Roland Barthes, et Pierre Lévy ! Mais une fois la chose assez dite, l’essentiel serait pour nous de mettre en chantier réel. Nous avons par le passé – et encore une fois, le passé n’est pas à effacer, au risque d’une grave atteinte à la notion même de culture - proposé les uns et les autres de travailler sur l’articulation de la disponibilité des techniques, des recherches, et des pratiques réussies avec un dessein éducatif pour notre époque. Et les avancées liées aux recherches et aux travaux pédagogiques relatifs à l’informatisation, à la médiatisation, à la « réticularisation » de la société, ne datent pas d’hier.
 
Convenons également, avec le chercheur, le pédagogue, et le pédagogue-chercheur, de l’importance de l’examen en commun et au fond des questions éducatives. Osons ce débat : à ce niveau, tous nous avons à apprendre de l’autre, comme l’autre a à apprendre de nous. Nous avons besoin de travailler ensemble, non pas de « maîtres à penser » extérieurs à nos préoccupations. Les Grands Rhéteurs ont peut-être une utilité lointaine de promotion des idées, mais concrètement ? Ouvrons le débat de la « coexpérience scientifique », celui de la « réflexivité accrue », celui de l’excellence de la référence…
 
Convenons au passage avec l’historien de la pédagogie, que nous avons tout intérêt à actualiser les leçons de l’expérience, notamment s’agissant des « grands apports » - chercheurs, pédagogues, programmes d’envergure, mais aussi des humbles trouvailles d’enseignants passionnés et souvent inventeurs géniaux. C’est d’ailleurs à ce titre que je ne peux me passer des « pionniers », ni ne pas exprimer ma dette envers eux. Singulièrement concernant le domaine si important de "l‘éducation seconde"… D’autant que l’on retrouve « tous les quelques » les mêmes enthousiasmes correspondant à l’état de l’art du moment, mais aussi trop d’espoirs vite déçus. Une révolution mentale serait-elle aujourd’hui en cours ?
 
Convenons enfin avec le démocrate convaincu que le débat soit affaire commune. La pratique de chapelles – surtout quand elle reconduite d’années en années sous les yeux d’un public extérieur médusé ou dégoûté - ne mène à rien dans une affaire d’intérêt général. Plus que la confrontation (avec le risque de conforter les replis identitaires) osons la coexpérience de pensée et d’action. Seule une mise en jeu coopérative des idées, la mise en commun des récits et des analyses, fera revivre le sens de l’invention pédagogique, à une échelle suffisante. De la même façon, la promotion des idées nouvelles ne peut s’arrêter avec un passé révolu ou aux portes d’un groupe politique doctrinaire. Une composante décisive du débat comme de l’action serait là de rompre avec la configuration actuellement en vigueur.
 
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Jusqu’où peut-on aller dans le débat ? Rétro-spective et pro-spective sont indissociables : elles ne prennent sens que pour un dessein éducatif fort. Et explicite. Il reste bien difficile de mener la controverse sur le fond. On l’a vu avec la « refondation de l’école » décidément étrange : il n’est pas question de remettre en cause des présupposés politiques et idéologiques de l’action publique[4], ce qui restreint sérieusement le champ. Quant à la méthode, nous préférons les médiations aux restrictions, l’invention à la reconduction. 
 
Nous nous en sommes émus, parce que nous savons qu’à terme ces blocages sont délétères, parce qu’on ne peut pas construire sur du sable, reconduire les mêmes mœurs, ne pas tenir compte des exigences de la transmission, et que l’investissement en termes d’équipement n’est rien sans le projet qu’il sert. Plus profondément, l’éducation scolaire a trop couru après les évolutions : il faut se garder de tout triomphalisme, ou de tout « rétro-prophétisme » (beaucoup semble avoir été déjà dit : mieux vaudrait poursuivre…), et examiner et les raisons de ce comportement, et les issues possibles.
 
Une conception nouvelle pour de nouveaux enjeux, et chemin faisant, une révision de l’ « Éthique de la discussion » ? S’il est une question à contextualiser, c’est bien celle du changement de paradigme, dont il s’agirait de prendre toute la mesure, ce qui est loin d’être le cas. Le travail de prise de distance critique présent dans l’action a été un grand idéal, que l’on trouve notamment activé - tout se juge à l’épreuve de l’effectivité - à l’époque des Lumières, ou de l’éducation nouvelle. Et à plusieurs reprises et en divers lieux depuis. Mais toujours sporadiquement. Ces belles aspirations, et parfois leurs prototypes, ont bien du mal à prendre chair. Comme devant. Quand elles ne sont pas purement et simplement combattues.
 
A suivre :
avec des exemples…
avec qui, d’où, pour aller où ?

[1] A propos de la refondation, Patrice Bride, http://www.cahiers-pedagogiques.com/spip.php?article8183. Chiche ! P.S. : j’ai beaucoup voyagé : que signifie cela, sincèrement ?
[2] L’expérience des « revues scientifiques » montre à quel point les articles de recherche ne sont guère lus, et encore moins discutés. Ce serait pourtant la moindre des choses.
[3]Nous avons évoqué il y a quelques temps déjà deux types de propositions relatives à la situation du moment : 
- les questions relatives aux contenus de formation et d’éducation : les fondamentaux pour aujourd’hui (ce qui ne relève pas des « compétences de socle ») ; le rapport du sujet au milieu de vie ; la connaissance, prise de distance, production dans les nouveaux environnements… et leur articulation aux programmes et aux curricula,
- Les questions relatives à l’action publique possible en matière de refondation : les « fers de lance », sans compter les impératifs de « déconcentration »…
[4] Singulièrement, les items en vigueur de la doxa scolaire ne sont ni immuables ni intangibles. Qui plus est la « refondation » a placé a priori ses limitations.
 
Crédit photo : JRBrousse- An@é-
Dernière modification le vendredi, 10 octobre 2014
Jean Agnès

Domaines de recherche actuels : principes d’une philosophie de l’éducation (transmission, soin éducationnel, « nouvelles donnes » pour l’éducation scolaire, espace de la pédagogie). 

Philosophe, écrivain, il a été responsable associatif et éducatif.  A enseigné "à tous niveaux" et exercé des missions nationales et internationales comme formateur de formateurs et de cadres, et concepteur et animateur de programmes en pédagogie des médias. Il a été membre de divers conseils et comités de rédaction scientifiques. Auteur de nombreux travaux et publications, il est spécialiste en philosophie de l’éducation et fondateur du sitephileduc