Imprimer cette page

A l'instar d'autres lieux, l'École est pavée de bonnes intentions. Depuis toujours. Par exemple, celle qu'évoque le titre de ce billet était déjà préconisée par les Instructions Officielles de 1925 ! Depuis, elle est régulièrement reprise, réaffirmée, revendiquée, par toutes celles qui ont suivi... avec une constance qui n'a d'égale que la pauvreté du résultat obtenu. La preuve : aujourd'hui, à tous les échelons de la société éducative, on redécouvre sa nécessité, rendue particulièrement éclatante avec ce qui se passe actuellement.

Ce résultat ne peut pourtant pas être imputé aux collègues, tous profondément convaincus du bien-fondé d'un tel objectif. Alors pourquoi n'y arrive-t-on pas ?

Le problème, c'est que développer l'esprit critique chez tous les élèves est certes une jolie formule, forte, qui fait bien, mais si abstraite et si vague qu'elle empêche d'en voir les implications dans le concret, et d'admettre à quel point les pratiques courantes sont en contradiction avec elle.
En fait, on retrouve ici l'un des problèmes majeurs de la formation des enseignants, bien connu des vieux formateurs dont je suis, et fort mal traité en formation, celui de la cohérence entre les buts et les moyens.
 
Dans la stratégie des Ecoles Normales de jadis, on exigeait des normaliens qu'ils indiquent, en haut des fiches de préparation de leurs leçons dites "d'essai", l'objectif visé. Ce qu'ils faisaient tous avec la plus charmante des docilités. Sur la fiche, s'ensuivait alors un descriptif d'activités plus ou moins intéressantes, mais dont les rapports avec l'objectif annoncé restaient souvent obscurs. Et lorsque je demandais à l'auteur de me préciser en quoi ces activités lui semblaient de nature à atteindre les buts prévus, on me répondait par un regard lourd d'étonnement, quelque peu réprobateur, comme si ma question frôlait l'indécence.

C'est que, entre les buts et les moyens, doit s'installer un lien de cause à effet qui n'a rien d'évident. Il ne peut être que le résultat d'une analyse comparée des uns et des autres, mettant en relation les conditions exigées par la réalisation de ceux-là, avec les ressources et actions possibles de ceux-ci.
Ce type de raisonnement est insuffisamment enseigné, et surtout, quand il l'est, c'est souvent trop tard. Quand les formateurs y pensent à l'IUFM ou dans les ESPÉ — ce qui, de surcroît, n'est pas toujours le cas — les habitudes prises dans la scolarité rendent inopérant ce travail.

Essayons de creuser un peu.

Premier constat : l'esprit critique n'a rien à voir avec l'esprit DE critique, qui, lui, est bien vivant chez nos élèves. Il faut dire que c'est souvent celui qui a fonctionné en classe, et pas seulement chez les élèves.
J'ai souvenance du prof de philo que j'avais en terminale, une vieille demoiselle, très "vieille France", vêtue de dentelles sous son chignon gris, (qui, pour l'anecdote, répondait au nom de mademoiselle Hury, nom aux effets un peu gênants en cas d'absence, lorsque le délégué de classe annonçait joyeusement "Hury n'est pas là").
Ses cours étaient à deux temps, comme la marche à pied : 1) Présentation d'un philosophe et de sa théorie ; 2) Critique de cette théorie. Si bien qu'à la fin du cours, du philosophe et de sa théorie, il ne restait plus qu'un petit tas de cendres. Heureusement que j'ai eu par la suite d'autres professeurs de philo (Michel Alexandre et Gaston Bachelard, entre autres) qui, eux, m'ont appris à faire la différence entre "critiquer en analysant" et "critiquer en démolissant"...

L'esprit critique, tous les dictionnaires le rappellent, se reconnaît au fait de n'accepter aucune assertion sans s'interroger et se documenter d'abord sur sa valeur. C'est le doute méthodique cher à Descartes, celui qui refuse à la fois la certitude issue de la croyance, et la méfiance systématique. C'est le discernement, dont La Bruyère disait qu'il est aussi rare que les diamants et les perles. C'est le contraire de l'amalgame, des jugements spontanés et des idées reçues.

Second constat en forme de question : dans les pratiques courantes, officielles, des classes, (si on laisse de côté celles des collègues des mouvements pédagogiques, bien minoritaires et si peu soutenues), où trouve-t-on de quoi développer une telle forme d'esprit ?

Tout ce qui s'y passe habitue au contraire.
Comme ils pensent qu'il leur faut transmettre des savoirs, comme on transmet son argenterie, les professeurs préparent d'admirables cours, si solidement construits et nourris, qu'il n'y a rien d'autre à faire qu'à les écouter, les croire sur parole, les mémoriser comme autant de prières, et les réciter aux moments opportuns. Ce qu'attend le professeur qui interroge, c'est que l'élève fournisse la bonne réponse, la justification étant en général jugée inutile si cette réponse est bien la bonne.


Résultat, les élèves ne sont nullement habitués à justifier leurs réponses : un étudiant, qui vient de répondre convenablement, est extrêmement surpris qu'on lui demande de justifier sa réponse. Quand on travaille avec des étudiants adultes (qui veulent devenir enseignants, qui plus est !), on est surpris et même bouleversé de voir à quel point ils ont intégré l'idée que la certitude doit être le résultat des apprentissages, que la preuve est inutile et que le doute est toujours une preuve d'ignorance. Des théories différentes, des interprétations diverses, sont perçues par eux comme des perturbations insupportables, qu'il faut normaliser au plus vite.

Par exemple, la principale préoccupation de ceux qui préparent le CRPE (le concours de professeur des écoles) est de savoir quelle théorie grammaticale il faut CHOISIR pour le réussir. Et l'idée qu'il faudrait présenter les divers types de réponses possibles est reçue comme une proposition farfelue presque incompréhensible...

Or, l'esprit critique, le discernement, c'est justement la connaissances des diversités, de leurs différences, avec le besoin de les analyser en les comparant, pour les comprendre et savoir d'où elles viennent. Seul un tel travail d'analyse comparée peut permettre, si besoin est, de choisir ensuite, de façon strictement personnelle, en toute connaissance de cause.

Troisième constat : avoir de l'esprit critique est aussi une des facettes de l'honnêteté. Oser se méfier de ce qui est dit sans preuves, dont la véracité ne peut pas être vérifiée, même si c'est un spécialiste qui le dit ; oser se méfier des généralisation hâtives, que l'on trouve dans les manuels d'orthographe et de grammaire où une règle est dégagée d'un ou deux exemples... Quand ils ont appris ainsi, à croire sur parole, comment s'étonner qu'ils pratiquent si facilement les amalgames ?


J'ai toujours rêvé d'entendre un jour des élèves dire au professeur : "Qu'est-ce qui prouve que ce que vous dites est vrai ? D'où viennent vos règles d'orthographe et de grammaire ? Comment sait-on que Clovis pensait cela ? Qui et comment a pu mesurer la hauteur du Mont Blanc ? " etc. etc.

Si je dois croire sur parole ce que dit le professeur, pourquoi ne devrais-je pas croire ce que disent d'autres personnes, qui affirment le contraire, et qui sont justement beaucoup plus plus proches de moi, qui ont mon âge, qui parlent mon langage, et qui ne sont pas en train de me juger, ni de m'évaluer ?

Si l'on veut que disparaisse ce type de raisonnement, évidemment tenu par plus d'un jeune (pas uniquement djiadiste, en plus !), il faut que l'école change d'abord sur ce point. Que tout apprentissage en classe soit d'abord un TRAVAIL, à la fois personnel et collectif, de rencontres avec des projets, des lectures, des événements, des découvertes et des échanges entre pairs. Pour pouvoir apprendre, il faut agir ; il faut être étonné de ce qu'on observe; il faut avoir des choses à faire et ne pas y arriver... C'est tout cela qui va engendrer des questions auxquelles l'enseignant pourra répondre, et son cours prendra un sens qu'il ne peut pas avoir, tant que les enfants ne se sont pas colletés avec des problèmes à résoudre. Freinet disait que répondre à des questions que les élèves n'ont pas posées et auxquelles ils n'ont jamais pensé, c'est les empêcher d'apprendre.


Contrairement à ce que d'aucuns prétendent, ce n'est nullement nier l'importance du professeur : c'est lui rendre sa place. Un cours n'est pas une conférence : c'est une situation organisée par le prof pour inviter les élèves à découvrir des difficultés qui les intéressent et à s'y heurter (on apprend quand on se heurte), et leur permettre de trouver les réponses qui les aideront à transformer ce qu'ils savaient, à l'enrichir et le consolider.

Il faut que l'école cesse de confondre information et apprentissage. L'information est nécessaire à l'apprentissage, mais jamais en première étape.

Quatrième constat : cela implique aussi qu'on cesse de transmettre les savoir comme des données définitives, qui seraient apparues comme ça, toutes seules, sans faire connaître aux élèves les innombrables tâtonnements et réajustements qui ont abouti à ce qu'on sait aujourd'hui. La connaissance de l'histoire des savoirs n'est pas une discipline à part, qu'on aborde plus tard, en terminale. Elle doit accompagner, dès l'école primaire, leurs apprentissages, parce qu'elle est un puissant facteur de relativisation des "vérités", comme de l'erreur : en tout domaine scientifique, ce qui est une "erreur" aujourd'hui, était la vérité avant-hier, et la "vérité" d'aujourd'hui sera peut-être une erreur demain.


Facteur de relativisation de ces données, elle est donc aussi un facteur de dédramatisation du travail scolaire, et contribue à lui rendre une sérénité affective dont on sait qu'elle est essentielle à la réussite.

Cinquième constat : Cela implique enfin que les élèves apprennent très tôt à analyser une argumentation, à caractériser les arguments qu'elle utilise, à repérer les présupposés sur lesquels ils reposent, à se méfier de ceux qui agissent sur l'affectif, et qui impressionnent, par leur assurance ou leur prestige, et qu'on ne peut pas vérifier. Le respect que l'on doit à la personne d'un supérieur, n'engage en rien la soumission à ses idées et ses affirmations, si elles ne sont pas solidement argumentées. Analyser et comparer sans relâche, se documenter toujours, sans jamais se contenter de sa propre pensée. Certes, il faut penser par soi-même — c'est aussi une définition de l'esprit critique — mais en nourrissant sa pensée de lectures et d'échanges.


Un apprentissage, quel qu'il soit, est fait essentiellement de ces trois activités : lire des travaux multiples, les analyser et les comparer.
De telles activités sont excessivement rares en classe : trop difficile, trop long ; on n'a pas le temps. !

Alors, s'il n'est pas donné, ce temps, IL FAUT LE PRENDRE.

Sans ce travail, l'étude des programmes n'aura que très peu de pouvoir éducatif. Il faut absolument — c'est urgent — que l'école soit claire sur la différence croire / savoir, et qu'elle sache situer l'un et l'autre aux places qui sont les leurs. Pour le premier, la place n'est assurément pas à l'école.


D'autre part, SAVOIR demande du temps (beaucoup !) ; CROIRE n'en demande que très peu. La tentation est grande de choisir ceci plutôt que cela, mais les conséquences de leur confusion sont graves — pas seulement à long terme, on le voit aujourd'hui.
Il est temps que l'école comprenne enfin qu'elle ne peut pas se dire laïque, capable de développer l'esprit critique et la liberté de penser, en continuant d'enseigner le catéchisme...

Eveline Charmeux, professeur honoraire, ex-chercheur en pédagogie du français

Dernière modification le jeudi, 29 septembre 2016
Charmeux Eveline

Ancienne élève de l’ENS, professeur à l’EN d’Amiens, puis au CRCEG de l’EN, entre 1956 et 1971.

Nommée ensuite à l’ENG de Toulouse, puis à l’IUFM de cette ville jusqu’en 1993, date de mon départ en retraite, j’ai parallèlement travaillé à l’INRP, en tant qu’Enseignant chercheur associé, depuis 1966 jusqu’à mon départ en retraite. J’ai publié de nombreux ouvrages sur la pédagogie du français à l’école primaire et au collège.