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Article initialement publié publié sur Veille et Analyse TICE
A voir les enfants devant le numérique, nombre d’adultes sont émerveillés voire effrayés. Ainsi on peut lire ici que « Des millions de parents craignent que leurs enfants deviennent dépendants des gadgets numériques et que leur progéniture ne détériore 
le lien avec eux si on ne leur permet pas de jouer avec. ». Or dans le même temps où ils expriment leur craintes, ils équipent leurs enfants de ces machines, ou tout au moins s’en équipent eux-mêmes permettant ainsi à leurs enfants une certaine proximité avec ces objets. Cette contradiction doit être analysée ainsi que ses conséquences.

Depuis le début des années 1980 les familles sont passées de l’équipement massif en téléviseur à l’équipement massif en ordinateurs puis en tablettes. Les chiffres sont éloquents, en particulier si l’on étudie en particulier les familles ayant des enfants au foyer (les taux moyens d’équipements sont de près de 20 points supérieurs à la moyenne toutes populations confondues). Cette tendance s’observe en premier lieu dans les foyers les plua aisés et rapidement dans l’ensemble des foyers. L’expression des craintes et ressentis envers le numérique semble être indépendante de ces équipements. On a parfois l’impression que les deux attitudes contratictoires co-existent au sein même de l’espace intra-familial. Au delà des débats, il y a une sorte d’unanimité, pas toujours consciente, de l’enjeu essentiel de disposer de ces moyens pour soi. Le développement de technologies nouvelles dans l’environnement quotidien a toujours suscité des débats opposant les pros et les antis, débats qui s’estompent petit à petit au fur et à mesure de la massification des équipements, mais qui ne disparaissent jamais complètement. Car au-delà il y a les enjeux sous jacents aux usages actuels du numérique dans des sociétés qui les utilisent très largement. Choix de vie, choix de société, etc… voilà des réflexions que nous donnons à voir aussi bien au travers des médias que dans le quotidien de la vie de famille.
 
Les enfants, au fur et à mesure de leur développement, observent beaucoup les adultes. C’est d’ailleurs sur cette observation que se construisent leur premiers schèmes, leurs premières représentations du monde qui les entoure. Mais cette observation ne se fait pas sans interactions avec les adultes et avec l’environnement, les objets, numériques, en particulier. Ainsi en est-il de ces récits et observations d’enfants utilisant très jeunes le smartphone ou la tablette de leurs parents. A voir les « plus grands » utiliser ces objets, cela attire l’attention, suscite l’envie, parfois encouragée par les adultes eux-mêmes qui suggèrent l’intérêt de ces écrans en montrant des photos, voire en proposant une activité distractive.
Or ces objets ont une particularité quasiment unique dans l’environnement : ils sont dotés d’une surface (l’écran) dont le contenu se modifie rapidement au gré des interactions (le doigt d’abord). Regardons l’environnement domestique et l’on s’aperçoit qu’il n’y a pas d’objet comparable aussi riche en possibilités. L’attirance des enfants vers ces objets en est amplifiée. En observant ces objets et les pratiques associées, les enfants construisent leur univers mental et social autour de cette environnement qui leur est devenu quotidien. Mais très rapidement ils vont se heurter à des difficultés qu’il va falloir surmonter : l’absence de personnes ressources à proximité, la complexification de ce qu’ils veulent et peuvent faire avec ces objets. Pour faire face à ces inconnues, il va leur falloir construire des stratégies nouvelles et trouver des « manières de faire ». C’est là que la capacité à passer de la « reproduction » à « l’essai erreur » va être essentielle. C’est là que va se mettre en place cette dialectique entre l’observation et le test personnel.
 
Le principe de l’essai-erreur, est un modèle heuristique qui fonctionne bien. Progressivement, l’enfant va construire des règles « pour lui », sorte de micro-monde, qui seront opérationnelles (schèmes opératoires – cf G. Vergnaud). En mettant en place cette forme « d’expérimentation », l’enfant met en oeuvre un processus complexe et souvent implicite. La non conscience de ce processus n’empêche pas son efficacité. Ce qui va surgir à la conscience arrivera par bribes pouvant même disparaître et redevenir implicite (l’entrainement, l’habitude, la routine). L’essentiel réside dans la construction progressive de ces schèmes opérationnels qui donneront ensuite les éléments pour construire la représentation du monde. Il n’abandonne pourtant jamais l’observation, l’imitation. Au contraire même il y revient, car cela entre dans le processus heuristique, soit pour enrichir son potentiel, soit pour vérifier en montrant ce qu’il sait faire, qu’il est dans la bonne voie.
 
Ce mécanisme itératif, incrémental, est semble-t-il essentiel dans l’apprentissage. L’usage des moyens numériques de proximité permet de mieux le voir et de mieux le comprendre. Le modèle vicariant, cher à Albert Bandura se complète par les modèles constructivistes et socioconstructivistes. En effet lors de cette dialectique de l’imitation et de l’essai erreur, un tiers vient souvent compléter le mécanisme. L’intervention d’un tiers permet d’altérer une approche subjective par un « autre regard ». L’adulte, le pair, l’autre sont à l’origine de remise en cause de mon propre point de vue. La cour de récréation, les échanges entre copains sont de bons espaces pour cela, bien plus que la chambre, qui même connectée à distance, n’est pas aussi riche que la confrontation humaine directe. Car c’est par là qu’il faut terminer cette analyse de ces mécanismes d’apprentissage observables : la place de la confrontation réelle est très différente de la confrontation appuyée sur la médiation technologique (messagerie, réseau social, visioconférence etc…). La confrontation directe entre humain ne provoque pas les mêmes effets, les mêmes émotions que les médiations technologiques. Dans le mécanisme imitation-essai/erreur, la confrontation a une fonction d’ajustement, de prise de distance. Avec une médiation technologique, il y a de la distance dans la prise de distance. En d’autres termes les modes émotionnels et relationnels numériques n’apportent pas la même force que les modes humains en direct. IL y va du sujet, de son identité, de son individuation. Or, au moment où on nous parle d’identité numérique, il faut rappeler que celle-ci n’existe que parce qu’il y a d’abord un sujet physique et psychique autour duquel l’identité numérique peut se construire.
 
Apprendre ce n’est pas seulement un rapport aux savoirs, c’est d’abord un rapport humain dans lequel l’enjeu est de se construire autant que d’apprendre. Le monde scolaire, en industrialisant l’enseignement, a en quelque sorte réifié cette dimension humaine en tentant de la codifier, la formaliser. L’observation de l’auto-apprentissage par le numérique nous permet de reprendre conscience de l’artifice scolaire qui n’est rien sans l’authentique de l’apprentissage humain.
 
A suivre et à débattre !
 
Bruno Devauchelle
Photo Credit : paul bica via Compfight cc
Dernière modification le vendredi, 10 octobre 2014
Devauchelle B

Chargé de mission TICE à l’université catholique de Lyon et professeur associé à l’université de Poitiers, département IME.