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ou comment "changer" dans un établissement... et ailleurs.
Samedi matin calme à Lyon. Les Cahiers Pédagogiques, Education et Devenir et le CRDP « invitent » pour la sortie du cahier « Ce qui fait changer un établissement ». En retraité débordé, je ne peux assister qu’à la première partie de la matinée, un dialogue entre Alain Bouvier et Romuald Normand, animé par Jean-Yves Langanay.
Ce que j’entends ne m’apprend rien, car je suis globalement d’accord, mais me pousse à aller plus loin dans mes réflexions ; à moins que ce ne soit justement ça « apprendre »…

D’abord d’un constat d’Alain Bouvier, que je partage : attention aux consensus de surface. Au sein du monde éducatif, nous faisons trop souvent comme si les choses allaient de soi. Je suis convaincu que la première étape du changement dans un « bahut » passe par le débat, voire même par la controverse. Yves Clot dit qu’un collectif professionnel existe, quand un acteur a le droit de dire à son collège « Ca, ce n’est pas du boulot ! », montrant ainsi qu’il n’est pas d’accord et ferait autrement… Donc : OK pour des consensus provisoires, mais précédés et suivis de controverses collectives…
 
Je partage tout à fait les propositions de Romuald Normand qui précise que cette étape d’indentification des points de vues (ou d’explicitation/confrontation des idéologies professionnelles implicites) doit être, d’une part, animée par un regard extérieur, puis une fois stabilisé sur un consensus provisoire, elle doit être nourrie par des apports, issus de la recherche, et médiés par un formateur de formateurs, à la condition que tout ceci soit régulé par un retour régulier au « réel » ; autrement dit sur ce que si passe effectivement dans les salles de classe.
 
Je suis d’accord, parce que ce processus correspond exactement à ce que nous avons vécu, dans le cadre de la formation continue des enseignants d’EPS de l’académie de Lyon, entre 1972 et 1990. Nos réussites et, surtout, nos échecs d’alors montrent bien que la boucle doit être bouclée et que, sans retour régulier au « réel », toutes les dérives, tous les délires sont possibles ; que ce soit de la part des chercheurs, des formateurs de formateurs, voire même des formés, qui peuvent s’enivrer de rêves et de discours, lors des stages, pour ensuite vivre des retours au réel dramatiques avec leurs élèves.
 
Néanmoins, des temps et, parfois, des lieux de distanciation avec la quotidienneté sont une nécessité. J’ai souvent croisé le cas de figure cité par d’Alain Bouvier, racontant une enseignante au top niveau de l’innovation, publiant « urbi et orbi » via Internet et… ne communiquant pas avec les collègues de son école. Devant mes étudiants, j’avais même inventé le concept « d’adultère pédagogique ». Il semble que la quotidienneté, la proximité, etc ; puisse bloquer les échanges. Autrement dit, un prof de math de sixième parlera peut-être plus facilement de son enseignement avec un prof des écoles de CM2, qu’avec son collègue du même collège. Reste qu’ici après l’adultère, il faut « revenir à la maison ». Autrement dit, tous les temps de distanciation/formation n’ont d’intérêt, que si l’on s’organise pour qu’ils bougent l’enseignement au quotidien.
 
Et là je reviens, pour le discuter, sur un constat d’Alain Bouvier. On peut agir « avant » la classe. On peut agir « après » la classe. « Pendant », semble plus compliqué. Pourtant, pour ma part, je crois que le cœur de la question est ici. Pour changer un établissement, il faut inventer des dispositifs qui sortent l’enseignant de sa dramatique solitude, une fois la porte de la classe refermée. Il faut qu’il puisse dire ou s’entendre dire par un collègue : « Moi, je n’aurai pas fait comme ça… Mais plutôt comme ça… Discutons-en ! », etc.
 
En tant qu’ex-enseignant d’EPS, et ex-entraineur de clubs sportifs, je sais que j’ai vécu, par la force des choses, des métiers beaucoup plus publics, que ceux des profs qui peuvent, physiquement et symboliquement, fermer la porte de leurs classes. Mais nous sommes allés bien plus loin. Nous avons organisé systématiquement du bi-enseignement, voire du multi-enseignement (deux classes avec deux enseignants travaillant ensemble). Cas de figure extrême : pendant plusieurs années, dans le cadre des liaisons CM2/6°, nous organisions, dans un gymnase grand comme un terrain de hand-ball, des cours de deux heures, rassemblant deux classes de 6° et une classe de CM2, pour du travail en atelier, sur l’activité gymnastique (à ne pas confondre avec l’éducation physique). Participaient à l’encadrement : une prof des écoles, un moniteur municipal d’EPS, deux profs d’EPS du collège… et tous les stagiaires concernés ; autrement dit, parfois nous étions six, huit, voire dix, adultes pour, en gros, soixante quinze enfants. Controverses et débats existaient, ainsi que consensus provisoires.
 
Sans entrer dans le détail des divers montages possibles (cours en barrettes, etc.), je pointerais simplement deux opportunités actuelles, qui peuvent aider à « ouvrir la porte de la classe » : l’arrivée massive de stagiaires dans les lieux de formations, ainsi que le maître en plus dans les écoles élémentaires. Mais il y en a plein d’autres, comme les possibilités offertes par le matériel vidéo amateur, de plus en plus performant en sons et en images, tout en étant de plus en plus facile à utiliser. Si une circulaire simplifiait la question des droits images pour usages pédagogiques, il deviendrait très simple (techniquement) de filmer, même en enseignant, une situation d’apprentissage, ou de se faire filmer (par des stagiaires par exemple), ainsi que de filmer (des stagiaires ou des collègues) en situation d’enseignement. Nous ne sommes pas ici dans des délires, mais dans une réalité vécue, dix ans durant, dans mon ancien collège de banlieue populaire.
 
Alors, qu’est-ce qui « fait verrou », pour reprendre la question de Jean-Yves Langanay ? Des milliers de fausses et de bonnes raisons. Je n’en retiendrais que quatre, que je bousculerais en des pistes d’avancées.
 
1. En changeant la conception même des métiers de l’enseignement de la part des responsables du système éducatif.
 
Même s’ils affirment le contraire, nombre de décideurs sont-ils, au fond d’eux-mêmes, réellement convaincus que ce sont des métiers de conception, de décision dans l’action, donc de recherche-action au sens large du terme ? Je pense que les échelons intermédiaires (Recteurs, DASEN, IPR, IEN, etc.) sont parfois en contradictions fortes entre « paroles » et « actes ».
 
 
Il suffit de sentir comment, eux-mêmes, intègrent parfois la symbolique de la hiérarchie, vis-à-vis de leurs propres supérieurs (qui parfois n’en demandent pas tant), pour mesurer combien certains rêvent, y compris inconsciemment, d’enseignants « applicateurs de la bonne parole »… 
 
Pour moi, l’avenir du système éducatif appartient aux « enseignants rebelles », qui contestent, collectivement si possible, les banalités du quotidien, les habitudes et les routines, les circulaires castratrices, (Appelons-les des « lanceurs d’alerte » et ça passera mieux) et qui innovent en profitant des circulaires ouvertes, car il y en a.
 
2. En changeant radicalement la formation initiale des enseignants. Elle n’était pas terrible avant Sarko. Elle a été massacrée par le pouvoir précédent. Qu’est-elle devenue aujourd’hui ?
 
Trop tôt pour le dire. Je crains que les tensions entre Universités et EPSE, qui reproduisent les tensions entre ex-profs des écoles normales et universitaires, aboutissent à la même perte de temps, que lors de la création des IUFM. En gros de 1989 à 2000/2005, des guéguerres entre idéologies professionnelles ont retardé la mise en œuvre d’une vraie formation des enseignants. Quand, celle-ci commençait à se décanter, Sarko a jeté le bébé avec l’eau du bain. Reste que la place des concours en fin de master 1 me semble un handicap congénital fort, qu’il faudra nécessairement remettre en cause.
 
Mes propositions sont connues. Elles sont toutes énoncées dans le film « Enseigner peut s’apprendre ! » et sont, plus que jamais, d’actualité. Je n’en aborderai qu’une : enseigner au futurs enseignants comme l’on souhaite qu’ils enseignent un jour, notamment en articulant « formation et socialisation ». En effet, comment espérer de futurs profs qu’ils acceptent, voire souhaitent, la controverse entre pairs, s’ils n’ont pas eux-mêmes été formés au travail en équipe et à la confrontation des points de vues ? Comment espérer que de futurs enseignants acceptent d’ouvrir la porte de leur classe à autrui s’ils n’ont pas baigné, dès le départ, dans l’analyse des pratiques réelles (notamment filmées), l’auto-confrontation, etc. et non pas, simplement, été confrontés, à des échanges de « mots sur des mots » ?
 
Je peux en dire autant de la formation continue, tout aussi sinistrée que la formation initiale. Je propose, aujourd’hui, d’imbriquer fortement et intelligemment les deux, en profitant de ce que j’appelle « l’opportunité stagiaires ». Cette arrivée massive, qui est une difficulté réelle, peut se muer en une chance énorme, si l’on articule formation initiale et continue ; certes surtout pas en se bornant à utiliser les stagiaires pour remplacer les enseignants absents.
 
3. En changeant complètement les modes de recrutements et de formation (voisins de zéro) des « responsables » : chefs d’établissements notamment, mais pas que…
 
Au-delà du débat sémantique, lors de la rencontre du CRAP, entre « leadership » et « gouvernance », je pense que la qualité essentielle de ces responsables est d’être capables (au sens de savoir, vouloir, pouvoir) d’animer des équipes (au sens de « donner vie »). 
 
J’ai redit en public ce que j’ai déjà écrit dans mes divers bouquins. Mes voyages à l’intérieur du système éducatif (plus de quatre cent situations d’enseignement filmées dans plus de cent établissements) me laissent penser que seulement vingt pour cent (en gros) des chefs d’établissement sont à leur place. Et ce n’est pas de leur faute… Tant qu’on les recrutera, avec comme modèle explicite ou implicite, celui du chef d’entreprise, il ne faudra pas en être surpris.
 
Propositions : recruter et former des « responsables-animateurs » d’équipes, convaincus que sans la controverse on ne peut pas avancer, armés pour favoriser les échanges, car maitrisant un minimum de catégories de pensée permettant de mieux analyser un réel nécessairement complexe et, surtout, persuadés que le pilote de tout enseignement est la réalité des apprentissages (ou non) de la part des élèves.
 
4. En impliquant, à cours terme, les chercheurs dans une aide à la transformation réelle du système éducatif.
 
Je connais parfaitement les réserves de Jean Yves Rochex, qui dit, parfois, que les chercheurs ne peuvent pas aider les praticiens… à court terme. Pourtant, si une part significative des chercheurs (qui, certes, pourraient être plus nombreux) investissait une part plus importante de leur temps de travail dans un regard extérieur, sur ce qui se passe réellement dans les classes, ils se nourriraient eux-mêmes et bougeraient la recherche, vers une meilleure prise en compte des besoins sociaux.
 
Il ne s’agit pas ici d’attendre de la recherche des réponses toutes faites, mais bien le regard extérieur de « l’ami critique » (la formule me plait assez). Il ne s’agit pas non plus d’entretenir le mythe d’une recherche « applicationniste ». Il s’agit d’engrainer un processus de « partir du réel… pour revenir au réel, après avoir pris un bon bol d’air frais ». Si le pouvoir politique le souhaite, il peut mettre ce processus en système, en impulsant des démarches de ce type à tous les niveaux ; depuis la formation initiale, jusqu’à la formation des IEN, des IPR, en passant par celle des enseignants, sans oublier celle des enseignants-chercheurs. L’idée est de profiter de l’état sinistré des formations initiales, continues et de la recherche pour les mettre en synergie. Parfois, quand on a plus rien à perdre et que le bateau coule, des comportements « impensables » se font jour.
 
Je me suis surpris à délirer. Et si, chaque année, le ministère poussait à une controverse nationale ! Pas une fausse consultation bidon, dont les conclusions sont écrites à l’avance. Non ! Un temps de formation des acteurs par les acteurs, certes aidés par des regards extérieurs. Je verrai bien une belle empoignade sur « Instruire et/ou socialiser », avec le secret espoir qu’à la fin de l’année, l’idée qu’il s’agit des deux faces de la même pièce soit massive, ainsi que très rependues les pistes pour avancer concrètement dans ce sens.
 
L’année suivante (mais sans oublier ce qui aura été remué auparavant), « Comment faire pour, que tout enseignant, se pose systématiquement la question de pourquoi un élève fait ce qu’il fait, quand il ne fait pas ce que j’espérai qu’il fasse ? ». C’est ma façon à moi de définir le souci didactique et de resituer le statu de l’erreur.
 
On pourrait enchainer une troisième année par avec une réflexion collective sur « Si j’avais à choisir sur ce qui fait le cœur, le fond, voire l’arrière fond, de mon enseignement, qu’est-ce que je retiendrais ? » ; style « Si vous partez sur une ile déserte, qu’est-ce que… etc. ? »
 
Bref, après un travail sur les soucis pédagogique, didactique, une belle controverse sur le souci épistémologique, donnerait un peu de hauteur sur les débats concernant les programmes.
 
Pour la suite, pas d’inquiétude. J’ai pour vingt ans de questions d’avance…
 
Mais d’ici là je ne serai plus là pour entendre les réponses.
 
Jean Paul Julliand
 
Nb : je n’ai rien dit, volontairement, du choc potentiel des nouvelles technologies sur l’enseignement, car je n’ai même pas été capable de réparer le micro défaillant de la rencontre du CRAP. Comme quoi, une bonne craie et un tableau avec une bonne voix bien placée… Non, là, je caricature…
Dernière modification le jeudi, 16 octobre 2014
Julliand Jean Paul

Professeur retraité