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Par Cécile Roaux sur Theconversation : Christine Renon, directrice d’école à Pantin a été retrouvée morte lundi 23 septembre 2019 dans le hall de son établissement. Ce suicide est une tragédie. La première réaction ne peut qu’être de compassion et de respect. La lettre qu’elle a écrite pour expliquer son geste n’a pas été simplement laissée là comme un ultime témoignage, mais envoyée à des collègues, comme une accusation contre son employeur, l’Éducation nationale.

C’est donc aussi une exigence à mieux examiner les contradictions organisationnelles qui, au moins en partie, ont provoqué ce drame. Il convient de montrer l’absolue nécessité de repenser, ou plutôt de penser enfin, et collectivement, les relations de pouvoir dans notre système éducatif, et en particulier dans les écoles primaires.

Car le sujet de la direction d’école n’est pas que l’affaire du « ministère », ni même des syndicats. Elle est une construction historique, politique et sociale qui peut aboutir à des destructions personnelles.

Pas d’autorité hiérarchique

Le débat récent concernant la loi sur l’école « de la confiance » a mis en avant les clivages idéologiques forts concernant le métier de directeur d’école. D’un côté une partie (majoritaire) des enseignants refusait l’idée d’un statut hiérarchique du directeur, de l’autre une partie importante des directeurs souhaitait bénéficier enfin d’un statut clair.

Le débat a été tranché : la forte opposition rencontrée a éteint la proposition, et le statu quo est maintenu, confortant cette exception française d’une école sans directeur statutaire, sans autonomie financière, sans statut d’établissement public. En bref, les directeurs d’écoles primaires ne sont pas à l’heure actuelle les supérieurs hiérarchiques des professeurs des écoles.

C’est une réalité méconnue, en particulier par les parents d’élèves, et qui pourtant a des implications institutionnelles importantes. Un simple exemple peut l’illustrer, comme celui de cette mère d’élève très en colère qui vient voir la directrice de l’école de sa fille par suite de l’absence répétée et non remplacée d’un enseignant. Elle exige que son enfant soit correctement prise en charge plutôt que de passer un temps peu utile au fond de la classe d’un autre professeur :

« C’est tout de même vous la directrice de l’école, si vous ne pouvez rien faire en tant que directrice, à quoi servez-vous ? Vous êtes la directrice tout de même, je ne comprends pas. »

Ce genre de propos est relativement fréquent si je me reporte aux témoignages recueillis lors de mes recherches. Loin d’être anecdotiques, ces mots du « simple bon sens », « vous êtes directrice donc vous êtes responsable », invitent à la réflexion sur la condition professionnelle des directeurs.

Avant d’entrer dans le détail, notons d’abord combien cette condition est menacée… par une désaffection forte. Ainsi, dans ses Regards 2018 sur l’éducation, l’OCDE pointe une exception française quant au manque important d’attractivité de ce « métier ». Selon ce rapport, les directeurs d’école ne gagnent que 7 % de plus que les enseignants et 70 % de moins qu’un principal de collège.

D’autre part, la Cour des comptes pointe également les contradictions nombreuses pesant sur la fonction de direction d’école et impliquant une crise de recrutement importante. Elle avait déjà noté dans son rapport de 2008 que des milliers de postes de direction dans le premier degré ne sont pas pourvus.

Enjeux de légitimité

C’est à n’en pas douter un grave problème pour le système scolaire, et donc finalement pour les élèves eux-mêmes. En effet, la littérature scientifique est très claire : de la qualité du leadership dans une école – en particulier de la manière dont est suscité et coordonné le travail en équipe – dépendent la qualité des apprentissages et la prévention de problèmes comme la violence et le harcèlement, sans que ce soit bien entendu le seul facteur.

Malgré cette évidence, dans nos propres recherches portant sur un échantillon national contrôlé de près de 6 000 enseignants du primaire dont 2 221 directeurs et directrices, les deux tiers des enseignants refusent l’idée d’un statut hiérarchique des directions d’école. À l’inverse la même proportion de deux tiers des directeurs réclame ce statut.

On pourrait y voir là un conflit de pouvoir classique où les enseignants « résisteraient » à une hiérarchie malveillante et où à l’inverse les directeurs en quête éperdue d’une amélioration statutaire et salariale seraient prêts à pactiser avec cette même hiérarchie, voire à en devenir le représentant sous la figure honnie et maintes fois évoquée dans nos travaux du « petit chef ».

Ce n’est pas aussi simple parce que c’est oublier les souffrances réelles des directeurs. Elles ne sont pas que réclamation d’un « statut », qui ne réglerait sans doute pas ces difficultés. Ces difficultés sont à la fois une réelle question de moyens, mais surtout une question de légitimité et de clarification idéologique, nécessitant une véritable mise à plat des relations de pouvoir au sein de l’institution.

Un collectif difficile à créer

Questions de moyens évidemment, dans une évolution du métier et des missions qui n’y a aucunement réfléchi. Cette évolution est en gros la même que celle des personnels de direction du secondaire, avec la nécessité de piloter une équipe en « mode projet », pour employer un terme cher au new public management.

Mais comment faire lorsque les injonctions et le travail administratif prennent la majeure partie du temps disponible ? On rappellera qu’un directeur d’école contrairement à un personnel de direction du second degré n’a ni secrétariat, ni intendance, ni vie scolaire… et même pas le pouvoir d’ordonnancer lui-même ses dépenses (c’est la municipalité qui le fait…).

Passer des heures à remplir des états de cantine ou à répondre à des demandes administratives détourne des tâches essentielles et est un bien piètre placement des compétences acquises par ces personnels.

Mais c’est tout autant une question idéologique : comment mettre en œuvre une vie d’équipe quand le « collectif » enseignant idéalement censé mettre au point un « projet pédagogique » ne le considère que comme une obligation triviale et sans véritable consistance, rédigé « pour faire plaisir à la hiérarchie ».

Bien des inspecteurs interrogés nous ont fait part de cette illusion de l’existence d’une collégialité dans les équipes : « Je ne fais pas d’évaluation d’équipe cela ne rimerait pas à grand-chose il n’y en a pas… Enfin j’exagère, il doit y en avoir dans quelques écoles ». Comme le dit cette directrice de 36 ans :

« La collaboration n’est pas toujours évidente car beaucoup envisagent le métier comme un métier solitaire. À chacun ses problèmes. Le plein pouvoir revient souvent à ceux qui ne veulent jamais rien faire en équipe et qui bloquent tout progrès dans les écoles touchées par ce type d’enseignants, plus nombreux qu’on ne le croit. »

Depuis des années la recherche a montré combien le travail enseignant est considéré comme un travail solitaire, centré sur la classe et non sur le travail en équipe. La dimension « établissement » n’est au mieux que secondaire, voire rejetée comme une intrusion dans la « liberté pédagogique » revendiquée.

Et ce n’est pas toujours faux : quand la formation est solitaire, le mode d’évaluation des personnels individuel, et que le discours dominant porte sur les « méthodes pédagogiques », c’est-à-dire la manière d’enseigner en classe, n’y a-t-il pas une réelle contradiction à prôner ce « collectif » ? Le travail en équipe est-il si « naturel » qu’il n’a besoin que d’une pétition de principe pour exister ?

En première ligne au quotidien

Il ne suffit pas de décréter ce travail en commun contre cette conception solitaire du métier. Rappelons-nous ce que disait le sociologue Michel Crozier : on ne change pas une société par décret. On ne change pas non plus une profession contre ses professionnels.

Mais il montrait aussi que le « pouvoir » n’est pas que descendant dans une organisation, ce qui s’applique à l’école : il est négociation constante entre la base et le sommet peut-être, mais surtout interactions continuelles entre collègues, petits arrangements locaux pour que chacun puisse assurer sa zone personnelle d’autonomie.

Dans ces conditions, et dans ce moment historique où le référentiel du « nouveau management public » prône une responsabilisation « à la base » tout en restant dans un fonctionnement somme toute assez traditionnel, les directeurs vivent une perte de sens de leurs actions, comme en témoigne cette directrice de 49 ans :

« Les directeurs ne sont là que pour prendre « les coups », faire passer les messages de la hiérarchie, suivre les consignes et les ordres « bêtement ». Vis-à-vis des collègues nous n’avons aucune possibilité d’action, puisque non hiérarchique. Par contre, si on fait remonter les problèmes nous sommes en première ligne pour gérer les conséquences au quotidien. On passe notre temps à ménager la chèvre et le chou ! »

Ils se vivent trop souvent dans un entre-deux inconfortable : responsables d’un collectif imposé, dans une autonomie fortement bornée par un système « qui est dans sa tête encore jacobin » comme l’affirme un inspecteur général interrogé, quelle que soit la volonté manifestée par la hiérarchie se vivant souvent elle-même impuissante.

Il est toutefois une partie du travail que chacun s’empresse de déléguer à la direction d’école, cette partie du travail que les sociologues appellent « le sale boulot » et que personne ne veut faire, voire ne peut faire. Ainsi de régler les problèmes d’ordre courant avec les enfants les plus difficiles, souvent les plus violents, ainsi d’accueillir les parents d’élèves, ainsi de faire le travail administratif… toutes tâches dévalorisées dans l’imaginaire pédagogique.

Demander à la direction d’école ce travail difficile est alors appel paradoxal à un « pouvoir », à une « autorité » qui devrait être celle du directeur d’école, seul responsable de son établissement, censé régler des problèmes sans en avoir les moyens.

Le geste fatal de Madame Renon interroge l’institution dans la manière de donner des moyens en finances et en personnels pour accomplir des tâches de plus en plus complexes. Il interroge aussi sur cette dévalorisation de l’enseignement primaire qui se traduit par une dévalorisation statutaire et salariale.

Plus profondément encore il doit interroger chacun sur ce qu’est une école, son école, en tant que milieu éducatif où le travail de chacun doit être une part de celui de tous, sans qu’aucune tâche ne soit secondaire ou méprisable et où il n’est nulle hiérarchie entre « sale boulot » et noble travail de transmission des connaissances.

Chargée de cours à l'Université Paris Descartes et à l'Université de Picardie Jules Verne, chercheure associée au CERLIS, Université Paris Descartes

https://theconversation.com/directeurs-decoles-primaires-un-statut-source-de-mal-etre-124454

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Dernière modification le vendredi, 04 octobre 2019
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