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En ces moments d’épreuve que nous traversons, face aux dangers qui nous menacent, la vielle réaction organique de nos institutions s’exprime à nouveau.

Le crédo du patriotisme se déclare et se décrète, se généralise dans les paroles publiques comme une morale incontestable, comme un dogme républicain, comme un fondement éthique sur lequel doivent prendre appui nos actes et nos pensées. La patrie, donc, plutôt que le monde. Le repli sur soi, sur ce qui fait notre « identité » supposément en danger plus que l’ouverture à une altérité menaçante. La fraternité close dans un entre soi plus que le respect de la diversité. Et l’école, en ces temps de crise, est sommée de s’exécuter face à cette marche en avant d’un nationalisme décomplexé.

Patrie et Humanité

Les vertus civiques ont ainsi marqué leur enracinement, fixé leurs frontières : au point même que nombre d’intellectuels aujourd’hui égarés dans les évènements en viennent à rapporter à la seule France les valeurs pourtant universelles de la démocratie et des droits de l’homme.

Mais toute la grandeur de notre tradition historique consiste justement à relativiser, au sens philosophique du terme, la place de la patrie. Non pas première mais seconde dans l’ordre des valeurs, elle s’est historiquement substituée à Dieu. Car c’est bien pour la patrie, et non pour Dieu, qu’en occident il s’agirait dans les situations extrêmes de donner sa vie.

La laïcité est d’abord cette conception globale de la chose publique qui consiste à penser que l’obligation de croire n’est pas première pour le citoyen. Garantie par la loi républicaine, cette adhésion privée doit rester privée. L’engagement collectif, en revanche, est établi sur un enracinement distinct : à des principes et à des lois qui s’incarnent dans une devise républicaine et non dans des dogmes.

Pourtant, cette place éminente de la patrie doit le céder à une exigence supérieure : plus haute et plus absolue encore, dont elle tire sa valeur et sa lumière. Car la patrie vient d’en bas, elle naît du sol et du sang, des racines et des mœurs, des générations qui se succèdent et de la mémoire perpétuée. Elle constitue la part animale de notre république, la biologie historique d’un peuple en mouvement dans le temps comme dans l’espace - et dont les métissages multiples disent toute la dynamique. Mais au-dessus d’elle, arbitre de ces aléas, siège l’Humanité. Et l’exigence républicaine prend sa source depuis cette flamme, tire sa grandeur de cette éminence morale.

Car l’humanité est abstraite et théorique, postulée par les hommes de bonne volonté de tous les pays ; là où la patrie est concrète et « réelle » - de cette réalité crue qui autorise en son nom toutes les brutalités et les guerres. La patrie s’enracine, comme le dit Barrès, dans « la terre et les morts ». L’Humanité, elle, nous indique que les morts qui nous gouvernent et régissent nos valeurs sont de tous les pays et de toutes les époques. Homère, Platon, Le Christ, Bouddha, Archimède, Montaigne… Les grands hommes, en leur cortège funèbre, déclinent les attributs grandioses de notre condition commune, définissent pour tous les principes et la vision du monde sur laquelle nous ne pouvons pas ne pas, tous ensemble, nous retrouver.

Dépourvue de cette hauteur de vue et de cette vision englobante, la patrie, comme nous le dit Alain, retombe « à la nécessité biologique, à l’idée de race ». Certes, ces idées abstraites semblent fragiles en temps de crise. Oui, elles parlent moins directement aux sens et à la vision commune de chaque citoyen qui se perçoit d’abord comme membre d’une communauté nationale ou familiale avant de se concevoir dans une telle appartenance universelle. Mais c’est justement la grandeur et la difficulté de notre « identité » politique que d’avoir, il y a deux siècles déjà, postulé la supériorité de l’abstrait sur le concret, de l’idéal sur le réel.

« D’en bas vient la force », nous dit encore Alain, « mais d’en haut la lumière ». Face aux menaces extérieures sur la république, le plus tragique des paradoxes voudrait que l’on anéantisse dans son principe l’exigence républicaine qui n’est autre, au final, qu’un primat de l’Humanité sur la patrie, sur les patries : sources de toutes les divisions, affirmations de solidarités sélectives, de « préférences nationales ».

Les deux idées de patriotisme

S’il faut donc enseigner l’amour de la patrie aux élèves, c’est d’abord pour leur transmettre l’idée magnifique et tragique qu’il est une cause qui donne de la valeur à nos vies. Cette cause commune nous grandit et nous fait naître dans une humanité de droits et de principes.

La mémoire de nos ancêtres morts pour la préserver doit survivre dans l’esprit de chaque élève. Mais il faut ensuite leur expliquer que cette valeur suprême ne tient pas exclusivement aux limites d’un territoire, à la simple préservation de frontières, à l’affirmation d’un entre soi. Elle a pour fondement supérieur un amour plus grand encore qui est celui de l’Humanité et de la fraternité de tous les hommes.

S’il est une cause qui mérite qu’on donne sa vie, c’est celle-ci à l’exclusion de toute autre - face à la barbarie aux multiples visages, aux idéologies diverses qui toujours menacent la difficile représentation d’une unité du genre humain. Car toutes se rejoignent en un funeste point commun : celui de ne considérer l’homme que de manière inégale et conflictuelle, de procéder par manichéisme et exclusion.

En ce sens précis, l’opposé de la république est bien le nationalisme – que la nation soit celle d’un peuple ou d’une religion proclamée. Et le patriotisme routinier, si l’on n’y prend garde, nous entraine tendanciellement dans cette ornière. Mais le patriotisme bien compris, au contraire, produit d’une éducation maîtrisée et d’un discours politique responsable, nous conduit vers l’humanisme. Car c’est parce que nous nous sentons d’abord français, anglais ou portugais dans un régime et une atmosphère républicaine que nous éprouvons ensuite la puissance supérieure d’une identité heureuse autant qu’universelle. C’est par la terre, depuis nos racines, que nous accédons à la lumière. Mais il faut toujours dépasser ses racines qui ne sont que le socle d’une élévation commune.

C’est ce patriotisme-là que l’école doit enseigner.

La morale républicaine que l’on doit transmettre aux élèves tient toute entière dans ce message qui fonde l’identité patriotique dans l’universalité d’une condition humaine partagée – qui voit dans la culture nationale les éléments parcellaires d’une culture bien plus vaste : aux multiples ancêtres, aux diverses origines.

Telle est, au final, cette belle idée d’humanité qu’il faut d’autant plus enseigner aux élèves qu’elle s’avère contraire à toutes leurs idées reçues, à leurs préjugés les plus immédiats. Car la voie du fanatisme est toujours la plus simple, la plus directement parlante aux cœurs et aux esprits non avertis. Les temps de guerre n’excusent pas la bêtise d’Etat.

Jean-Christophe Torres

Dernière modification le vendredi, 04 novembre 2016
Torres Jean Christophe

Proviseur au lycée Léopold Sédar Senghor à Evreux (lycée campus des métiers et des qualifications - biotechnologies et bio-industries de Normandie). Agrégé de philosophie, auteur de plusieurs essais dans les domaines de la philosophie morale et politique, de la pédagogie et de la gestion éducative.
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