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Crédit photo : An@é
Par Hubert Guillaud le 29/01/13 sur InternetActu
L’Académie des sciences vient de publier un rapport (.pdf) sur la relation des enfants aux écrans (disponible également sous la forme de livre aux éditions Le Pommier), 
un rapport qui tord le cou à nombre d’idées reçues sur le sujet et fait le point sur les connaissances scientifiques, éducatives et neurobiologiques. Comme le précisait Jean-François Bach, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences lors de la présentation publique du rapport, l’Académie a souhaité éclaircir les bases scientifiques de nos usages excessifs des écrans. Un rapport qui a voulu insister pas seulement sur les effets délétères des écrans – des effets qui existent, qui influent par exemple sur le temps de sommeil, l’attention, mais de manière plus rare qu’on a tendance à le penser – mais surtout sur les effets positifs de notre exposition aux écrans et notamment de l’exposition des plus jeunes aux écrans. Elle souligne notamment, une fois pour toutes, rapporte Jean-François Bach, que s’il peut y avoir des effets de dépendance, on ne saurait parler d’addiction aux écrans. L’addiction est réservée aux drogues, au tabac, à l’alcool et aux jeux d’argents. Et les écrans, définitivement, ne relèvent pas du même type d’activité.

Culture du livre et culture des écrans : l’indispensable complémentarité
 
Le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron qui a activement participé à l’élaboration de ce rapport est longuement revenu sur les raisons qui expliquent l’affrontement de deux cultures auquel nous assistons actuellement : celle du livre et celle des écrans.

L’être humain a inventé l’écriture puis le livre puis les écrans et la culture qui leur est liée. “Si nous avons inventé les écrans, c’est certainement parce que le support du livre ne suffisait pas à satisfaire nos attentes.” Longtemps, la culture des écrans a été dépréciée… mais elle a pris son autonomie en devenant la culture numérique. Pour comprendre la transformation en cours, explique Serge Tisseron, il faut comprendre que la culture numérique introduit une révolution dans la relation au savoir, dans la relation aux apprentissages, dans le fonctionnement psychique et dans les liens et la sociabilité.

La culture du livre est une culture de l’Un, alors que la culture numérique est une culture du multiple, explique le psychiatre. La culture du livre implique de lire un livre à la fois, un seul lecteur et un seul auteur. Chaque tâche est unique et elle implique de réaliser une seule tâche à la fois. La relation au savoir est verticale : le livre “sachant” s’adresse à l’ignorant dans un dialogue privilégié. La culture des écrans, c’est tout le contraire. C’est une culture qui implique plusieurs écrans ou fenêtres, plusieurs spectateurs, plusieurs créateurs (les créations y sont plus collectives, ce qui pose notamment des questions profondes à notre conception du droit d’auteur). La culture numérique permet de mener plusieurs tâches en parallèle, des tâches toujours inachevées et provisoires, contrairement au monde du livre. Dans la culture numérique, la relation au savoir se déploie de manière horizontale et multiple, sur le modèle de Wikipédia.

Le passage d’une culture à l’autre joue également un rôle dans la relation aux apprentissages. Alors que la culture du livre est centrée sur la temporalité et la mémoire, celle du numérique favorise une pensée spatialisée. La culture du livre, elle, favorise une pensée linéaire, sur le modèle du langage (c’est-à-dire une succession de mots, de lignes, de paragraphes). Avec le livre, la mémoire est évènementielle : les apprentissages se font par une pratique répétitive. La mémoire se construit dans la temporalité, à l’image de la Bible qui commence par une généalogie. Lire c’est se construire sa propre histoire en assimilant la pensée d’un autre, en faisant sienne une narration. Là encore, la culture numérique est tout le contraire. Les apprentissages se font par changement de stratégies et de raisonnements, par essai-erreur. Elle consiste en une “construction narrative de la discontinuité”. Elle favorise notre capacité à faire face à l’imprévisible. Dans le jeu vidéo, le joueur doit constamment réajuster sa stratégie, ses objectifs. Si cela était d’ailleurs plus généralisé et plus encouragé par les concepteurs de jeu vidéo (plutôt que trop souvent favoriser la persévérance), cela permettrait d’intérioriser plus encore cette capacité à innover, remarque le psychanalyste. Pour Serge Tisseron, alors que la culture du livre se fonde sur le concept de l’assimilation chère à Jean Piaget, celle du numérique est plutôt proche de ce que Piaget appelle l’accommodation.

La culture du livre et des écrans induit une révolution dans notre fonctionnement psychique. Elles s’opposent dans les mécanismes de définition privilégiée de notre identité et dans notre façon de les utiliser pour nous définir. Dans la culture du livre, l’identité est stable, unifiée… C’est l’individu qui prime. Quand une identité change c’est après un évènement essentiel dont on expose l’avant et l’après. Dans la culture numérique, les identités sont définies en référence à l’espace social. La personne n’est pas un individu, car elle a plusieurs identités, profils ou avatars. “C’est un “dividu”". La culture numérique valorise les identités multiples. Elle permet de s’adapter aux changements culturels et sociaux auxquels nous allons être confrontés dans la vie. Le livre, c’est le refoulement des désirs, alors que le numérique permet le clivage entre différentes parties de nos personnalités selon les situations et contextes auxquels nous sommes confrontés. “Ce clivage de soi qui a longtemps été considéré comme pathologique ne l’est plus. La culture numérique a fait évoluer les modèles de la normalité. Alors que dans la culture du livre la parole et l’écriture étaient les premiers moyens d’accès au monde, désormais, avec la culture du numérique, ce sont les images et la symbolisation qui prédominent.”

Enfin, ce passage d’une culture à l’autre révolutionne la sociabilité. La culture du livre favorise une proximité physique, forte, basée sur les liens forts, généalogiques, la culture du numérique privilégie les relations élastiques et activables, ce que l’on appelle les liens faibles. “Dans le monde du livre, l’autorité est instituée et repose sur une culture de la culpabilité” (comme nous le propose le dispositif Hadopi, souligne avec ironie le psychiatre), “alors que dans le numérique, elle repose sur la participation de tous et la reconnaissance par les pairs et privilégie comme mécanisme régulateur, la honte”. Ici, c’est l’affirmation de son originalité qui permet de rejoindre le groupe auquel on s’identifie.

Comme il le confiait dans une longue et passionnante interview pour le site Culture Mobile“Je crois que la culture numérique est ce qui est en train d’affranchir la culture des écrans de la référence du livre.” Pour autant, s’il les distingue, Serge Tisseron souligne que la culture du livre et celle des écrans sont avant tout complémentaires. Elles ont toutes deux des défauts : la culture du livre implique une ultra spécialisation des savoirs, elle valorise les apprentissages par coeur, les personnalités rigides, peu évolutives et des liens de proximité ; la culture numérique, elle favorise la dispersion du savoir, implique des apprentissages intuitifs. Elle nous demande de nous immerger dans des situations toujours nouvelles, sans recul cognitif ni temporel et donc sans conscience de soi. Elle privilégie les liens virtuels, faibles, et nous pousse à fuir la réalité.

A l’inverse, chaque culture apporte également son lot d’avantages. Le livre stimule les habitudes et les automatismes, elle permet de s’approprier sa propre histoire en s’en faisant le narrateur comme l’expliquait Paul Ricoeur en évoquant l’identité narrative. La culture numérique elle, stimule l’interactivité et l’innovation et nous permet de mieux faire face à l’imprévisible.

“Laisser faire ce qu’il veut à l’enfant qui n’a pas développé sa volonté, c’est trahir le sens de la liberté”disait Maria Montessori. Les enfants ne sont pas que des êtres à protéger, rappelle pour conclure le psychiatre. Il est nécessaire de les inviter très tôt à participer, mais également à leur apprendre l’autorégulation. Et surtout, valoriser les deux cultures, user de notre intelligence spatialisée et de notre intelligence narrative pour stimuler les pratiques créatives et valorisantes.

Répondant à une question du neurophysiologiste Alain Berthoz, Serge Tisseron souligne qu’il faut distinguer les pratiques excessives pathologiques et les pratiques excessives non pathologiques, même si les pratiques pathologiques n’ont pas vraiment d’existences et demeurent très minoritaires.“Beaucoup de comportements excessifs ressemblent à des pathologies sans en être. Le jeu, les écrans, sont souvent des refuges temporaires qu’il faut prendre en compte pour qu’ils ne deviennent pas définitifs.” La difficulté vient parfois quand on construit toute son estime de soi à travers un jeu et qu’on ne sait pas parler aux autres autrement que via le jeu sur lequel porte toute notre estime. Là, il faut être attentif. Mais, dans le domaine des écrans, le travail de prévention doit demeurer plus important que celui du traitement de pathologies qui ont le plus souvent bien d’autres causes que les écrans.
 
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Dernière modification le lundi, 29 septembre 2014
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