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Ethique et communication - A l’ère d’une communication universalisée, où il importe avant tout de redoubler une présence sociale incertaine par les innombrables artefacts numériques de sa personne, la question se pose d’une éducation morale à la prolifération de signes que l’on donne à voir et à entendre sur soi-même. 
Car à l’éternité de ces traces diverses qui restent de manière indélébile sur la toile correspondent la vacuité et l’insignifiance transitoire des contenus échangés : pas toujours à l’avantage de ceux qui les émettent avec inconséquence.
 
Cette injonction à communiquer, qui est incontestablement la marque d’une époque, pose en effet de multiples problèmes éthiques. Ceux, tout d’abord, des devoirs que l’on peut avoir envers soi-même, lorsque l’instantanéité d’un échange ou d’une lubie sur un blog marquent à jamais une empreinte sur un parcours de vie. Ceux, ensuite, que l’on a vis-à-vis des autres lorsque le besoin de communiquer excède nécessairement ce que l’on a authentiquement à se dire. Et dans cet excès se loge justement un vice, une forte propension à l’immoralité qui construit négativement des relations sociales dégradées par une indignité techniquement entretenue.
 
 
Ce grand analyste de l’âme humaine qu’était Rousseau évoque, dans ses Confessions et bien avant internet, ce qu’il appelle une « morale du bilboquet ». C’est, nous explique-t-il, l’ennui associé à la présence permanente d’autrui qui poussent inévitablement à la médisance et à la stupidité : « rien ne rétrécit plus l’esprit, rien n’engendre plus de riens, de rapports, de tracasseries, de mensonges, que d’être éternellement renfermés vis-à-vis les uns des autres dans une chambre, réduits pour tout ouvrage à la nécessité de babiller continuellement ».
 
Contre le « babillage », Rousseau préconise alors de sortir son bilboquet et de porter son attention à insérer la boule dans son manche plutôt qu’à prêter une quelconque attention à ces verbiages tout aussi néfastes qu’inconsistants. Mais les murs de cette chambre se sont considérablement élargis aujourd’hui. Et les espaces ouverts par les réseaux sociaux ont décuplé cette capacité inscrite dans la nature humaine à générer de la bêtise et de la méchanceté gratuite.
 
Vouloir communiquer pour communiquer, être dans la nécessité de le faire pour avoir et garder ses « amis », c’est trouver pour tout sujet de conversation la médisance et la critique, se donner des bouc-émissaires et les rendre suffisamment détestables pour alimenter une séquence d’échanges « entre amis ».
 
Ce combustible que devient alors « l’autre » ainsi immolé nourrit toute la flamme d’une amitié partagée et socialisée. Faute de nourriture plus substantielle sur laquelle édifier une authentique communication, il faut bien alimenter le feu de ces relations qui n’existent que par l’artifice d’un commandement tribal. Car il y a finalement le plus primitif des archaïsmes dans cette fameuse révolution numérique. Si le médium est incontestablement « moderne », ce qu’il véhicule en termes de liens sociaux s’inscrit dans la mémoire la plus sombre de l’humanité refoulée. Ce que des siècles antérieurs d’édification morale avaient appris à canaliser, à savoir l’irruption dans les relations sociales de la spontanéité des ressentiments et des envies, internet le libère en quelques décennies de pratiques festoyées comme l’avènement d’une nouvelle humanité, comme le règne de « petite poucette ».
 
 
Education et communication
Les moralistes du passé l’avaient en effet bien identifié : à chaque occasion sociale où ce que l’on doit dire dépasse ce que l’on peut dire comme ce que l’on a à dire, le lien de la communication perd mécaniquement sa double assise du vrai et du bien.
 
Ce qui se corrompt ainsi, c’est d’abord le souci de la vérité : il convient alors de dire ce qui nous arrange ou nous est avantageux. Et c’est consécutivement le respect d’autrui : il importe de dire d’autrui ce qui nous sert ou ce qui contribue à renforcer l’échange du moment avec ceux qui partagent ce moment.
 
A l’ère d’internet, la morale du bilboquet est donc on ne peut plus d’actualité. Elle engage à affirmer un principe, à la fois éthique et éducatif : celui de pratiquer une ascèse des échanges numériques, une réduction maîtrisée des messages et une discrimination des contenus adressés. Car il convient de le rappeler : ce que l’on dit importe toujours plus que le fait de le dire.
 
Dans une communication harmonieuse, le signifié compte davantage que le signifiant : la valeur expressive davantage que la fonction phatique. Il faut dire, non pour nouer et maintenir artificiellement un contact, mais bien pour exprimer quelque chose.
 
 
Et si l’Ecole a bien un rôle décisif à jouer à l’ère du numérique, c’est autant par l’adaptation de ses démarches pédagogiques que par l’éducation à une éthique communicationnelle. Les bases d’une telle morale sont évidentes. Elles consistent à relativiser ce besoin d’échanger ; si prégnant et ravageur dans les comportements adolescents.
 
A l’urgence récurrente des messages il convient d’opposer la précaution des contenus : au diktat du conformisme tribal l’impératif du respect inconditionnel d’autrui.
Car là est fondamentalement le problème : dans l’instrumentalisation, aux sens divers de ce terme, du rapport à l’autre. Cette instrumentalisation relève d’abord de la place littéralement exorbitante laissée à l’outil. Avec internet, c’est en effet l’organe qui fait la fonction et non l’inverse. Ou plus exactement, il en démultiplie les effets à un point tel que la fonctionnalité change ici de nature : on ne communique plus essentiellement pour dire mais pour communiquer. L’acte de la communication s’émancipe ainsi de son assise inaugurale, de sa finalité originelle en une redondance et un retour à soi qui évacue l’humanité du rapport avec la signification du contenu. Car l’instrumentalisation est ensuite, en une conséquence indépassable, dans les nouvelles modalités de la relation à l’autre qui s’initie ainsi.
 
Il existe en effet deux manières de traiter autrui et d’être autrui dans ces figures nouvelles de l’échange. Il y a tout d’abord l’autre-moi-même, celui auprès duquel je deviens ce que je suis en une appartenance scellée sur des amours et des haines partagées. Il y a ensuite celui qui n’est pas moi, duquel il s’agit de se différencier par toutes les animosités et les projections exprimées. Et c’est cette différenciation même qui, en une béance tout aussi exutoire que jubilatoire, crée une identité commune et antagonique. Les archaïsmes du pilori, mode moyenâgeux de « communication » qui consistait à livrer à une vindicte socialement instruite des individus extraits de leur groupe d’appartenance, sont ainsi ressuscités pour le pire de notre présent technologique. Il manque bien des digues à cette puissance d’échanger, bien des règles à cette capacité infinie de partage. Et les conceptions éducatives actuellement exprimées sur ce sujet paraissent bien angéliques face aux risques encourus.
 
 
Eduquer à internet
Car l’incontestable progrès matériel et spirituel qu’est internet masque la régression morale qu’il a engendrée dans l’éveil des jeunes consciences. Les freins matériels qui s’expriment dans le rapport direct avec l’autre, dans la relation physique d’une présence commune, disparaissent. Inversement un espace virtuel, universellement partagé, rassemble chacun en une promiscuité inédite de conversations infinies.
En nécessité de « babiller continuellement » - on dit bien entendu, en langage moderne, tweeter -, les adolescents libèrent ainsi les digues d’une agressivité auparavant jugulée par une présence et contrôlée par des adultes.
 
Si « l’école du numérique » doit bien constituer une urgence, c’est d’abord par l’éducation morale qu’elle présuppose dans des usages désormais courants. Et l’image du bilboquet employée par Rousseau est certes datée – qui joue aujourd’hui au bilboquet ? Mais son message à suivre reste cependant, pour notre époque, plus impérieux qu’il ne l’a jamais été.
 
Eduquer à internet, c’est d’abord apprendre à surseoir à ses envies de parler, réfréner ses effusions expressives de tous ordres qui conduisent à des connivences malsaines, à des mensonges inutiles, à des propos insipides, à des insinuations tout aussi stériles que diverses.
 
A ce titre, les réseaux sociaux et les nouvelles technologies offrent un équivalent avantageux de l’obsolète bilboquet. Ce sont les innombrables variantes des jeux vidéo qui invitent à de multiples contournements de ces déviances communicationnelles. A l’exception notable des jeux guerriers ou violents qui suscitent naturellement de profondes réserves éducatives, il y a avec internet toutes les opportunités de réguler les dérives d’internet. La morale du bilboquet peut ainsi trouver d’avantageuses transpositions dans les diverses activités ludiques proposées en ligne. Aux bavardages intempestifs, toujours préférer les occupations et jeux virtuels, qu’ils soient partagés ou non : tel est finalement le principe le plus essentiel d’une éducation au numérique.
Dernière modification le mercredi, 19 novembre 2014
Torres Jean Christophe

Proviseur au lycée Léopold Sédar Senghor à Evreux (lycée campus des métiers et des qualifications - biotechnologies et bio-industries de Normandie). Agrégé de philosophie, auteur de plusieurs essais dans les domaines de la philosophie morale et politique, de la pédagogie et de la gestion éducative.
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