Imprimer cette page

Il y a, heureusement, certaines choses qui ne changent pas.

Pour ce qui concerne l'enseignement de la Première Guerre Mondiale, on explique toujours les notions de "front" et d'"arrière", resituées dans la problématique d'incompréhension qui opposa civils et combattants pendant et après le conflit.

D'un côté, les "poilus", massacrés à millions, vivant l'Enfer ou même en-deçà; de l'autre, les civils, qui n'eurent pas non plus la vie rose pendant les quatre années que dura la Grande Boucherie : attente et/ou perte d'êtres aimés, rationnements en tout genre, occupation dans le Nord et l'Est, "bourrage de crâne" à longueur de journées... En somme, une ambiance que d'aucuns auraient, peut-être, encore plus détesté que celle des tranchées où, au moins, la barbarie était sans ambiguïté.

Quand on fait la part des souffrances, le bon sens ou le cœur – s'il en reste – je ne sais – le bon sens ou le cœur nous disent que, tout de même, les plus à plaindre étaient les soldats du front.

La preuve en est que ceux qui purent échapper aux Jeux du Cirque – grâce à leur situation physique ou fiduciaire – ne s'en privèrent pas. Comme de tout temps, un marché noir de la dispense vit le jour, corollaire mimétique du marché noir matériel.

C'est l'atmosphère qu'on essaye de faire saisir à nos élèves : comprendre que dans des situations de guerre, d'où rien de bon, sinon un moindre mal, peut sortir, les personnes ne mesurent plus du tout – c'est déjà peu le cas – le malheur d'autrui, et que les faibles ou les abîmés sont d'autant plus malmenés que cela sert ceux qui arrivent à tirer leur épingle du jeu.

Les élèves ont vraiment du mal à comprendre les injustices à l'endroit des fantassins – qu'on a apprit à s'expliquer vaguement, parce qu'on comprend mieux leur origine, après avoir subit notre part de coups. Et ils sont en or pour s'insurger contre l'oubliance des gens de l'arrière, se vautrant dans la paix, la luxure retrouvée, cependant que défilent devant eux les uniformes bleus horizons en haillons.

Ils me demandent sauvagement raison de cette iniquité que l'Homme considère fréquemment comme naturelle, même si aberrante; je n'arrive à leur répondre qu'en prenant exemple sur leurs vies quotidiennes, en grossissant des faits et des attitudes qui heureusement, pour l'heure, n'ont rien à voir avec l'affreuse Tragédie des Nations déchaînées.

C'est comme, par exemple, leur dis-je, quand vous rentrez à la maison et qu'on vous reproche de ne pas ramener de bonnes notes, alors que vous savez bien que ce sont produites, pendant la journée, mille autres choses plus importantes pour le bon déroulement de votre existence, au sein de ces murs qu'on appelle collège et qu'on pourrait rebaptiser arène.

C'est comme – j'ajoute souvent un exemple sur le monde des adultes, pour mettre en perspective leur perception infantile – c'est comme quand les gens extérieurs à l'école, à la classe, réclament plus de bienveillance, de performance, d'individualisation – vous comprenez ce mot, écoutez-le, avec individu dedans, il veut dire qu'on s'occupe mieux de chacun – qu'ils réclament plus d'individualisation, mais sans mesurer les difficultés de gestion qui sont imposés aux personnes de terrain : trop de monde dans des lieux trop étroits, dans des temps trop longs, ou trop courts, bref, des conditions irréfléchies, d'une autre époque, où l'on pensait peut-être beaucoup moins, ou alors n'écoutions pas encore l'humain...

Vous le savez bien, vous - vous le voyez, vous le sentez, tous les jours, que vous êtes trop nombreux, dans cette atmosphère étouffante, qu'il faudrait s'y prendre autrement, que vous êtes déjà contents quand on arrive à faire tourner la machine...

"Ouiiiiiiii", répondent-ils de concert.

Et le prof se met à espérer que cette nouvelle génération mettra ses efforts, son intelligence, sa réflexion à donner les moyens aux parents et aux encadrants d'être satisfaits d'un système scolaire qui en frustrent beaucoup.

A moins que ce soit comme le "front" et l'"arrière", une histoire d'incompréhension qui est dans la nature humaine, où l'on préfère laisser se raidir le voisin pour lui donner tort, que d'aller à sa rencontre, communiquer et travailler pour le bien-être de tous.

Article publié sur le site : http://leonbellevalle.blog.lemonde.fr/2015/04/26/le-front-et-larriere/

Dernière modification le lundi, 27 avril 2015
Bellevalle Leon

Professeur d’histoire-géographie au collège depuis cinq ans, je m’occupe de niveau 6e, 5e, 4e, 3e ; je suis prof principal en 5e et coordinateur de l’équipe disciplinaire au sein de l’établissement. Depuis mes débuts, je mets aussi en oeuvre des projets transdisciplinaires, avec des professeurs de mathématique, musique, français, art-plastique, technologie... Passionné par mon métier et mes élèves, je ressens le besoin d’exprimer mes idées sur un système qui me paraît souvent rigide et de moins en moins en phase avec la modernité. En plus d’articles spécialisés, je tiens un blog à vocation littéraire et historique.