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On n’enseigne rien véritablement, rien de solide ni de durable, sans développer le goût d’apprendre. Le goût du savoir lui-même. C’est ce que fait un maître. Mais est-ce bien ce que fait l’école ?
Le goût du savoir se développe par le choix. 
J’apprends à mesure que j’élis un savoir parmi tous les savoirs possibles comme étant celui qui répond à mon goût personnel et qui me définit (me signale, me distingue) à mes propres yeux comme à ceux des personnes qui m’entourent. Un savoir qui me révèle et qui m’exalte. Qui enflamme mon "désir curieux" (Racine) et dans l’ordre duquel l’enfant entrevoit qu’il lui reviendra d’atteindre, un jour enfin, un degré d’excellence plus ou moins remarquable. Dans l’ordre duquel il pourra réussir puisqu’aussi bien, il réussit déjà.

Dans le très beau poème des Illuminations intitulé "Ouvriers", le personnage qui s’exprime parle de "l’horrible quantité de force et de science que le sort a toujours éloignée de moi." L’auteur, Arthur Rimbaud, était un ouvrier en poésie de langue française. Très jeune (seize ans), il s’était découvert dans ce domaine des aptitudes remarquables. Et, du coup, il avait tenu à rencontrer celui qui lui apparaissait déjà comme le plus grand maître de son époque, et il en avait fait son amant avant de l’entraîner à Londres où se situe la scène que le poème évoque. Le milieu dans lequel se déroule cette fugue légendaire est celui d’imprimeurs et typographes parisiens ayant échappé à la répression de la Commune de 1870 à laquelle ils avaient participé. Des anarchistes.

Beaucoup d’ouvriers et paysans du 19ème siècle, ou du début du 20ème siècle encore, exprimaient un regret : "Nous ne sommes pas allés à l’école, ou pas assez souvent, ou pas assez longtemps, pour rencontrer le savoir." J’ai entendu cela. Mais ce n’était pas le cas des imprimeurs et typographes. Ceux-ci formaient une aristocratie ouvrière à cause de l’importante quantité de savoir et de techniques qu’impliquait l’exercice de leur métier, et à cause de leur proximité personnelle avec le livre. Les imprimeurs et typographes étaient souvent eux-mêmes de grands lecteurs. Mais ce savoir et ces techniques, ils ne les avaient pas acquis à l’école, plutôt dans les ateliers où ils avaient été admis tout jeunes, comme apprentis.

L’école promet d’être le lieu où l’enfant pourra rencontrer le savoir, en acquérir le goût. Mais tient-elle sa promesse ? Il est probable qu’elle y réussissait mieux en 1930, ou en 1960 encore, qu’elle ne fait aujourd’hui. La raison en est qu’elle y met beaucoup trop d’insistance. Plus le temps passe, plus elle renforce l’obligation. Elle prend, quoi qu’on en dise, toujours davantage de temps et de place dans la vie du sujet humain. Combien d’années durait une scolarité moyenne en 1870, un siècle plus tard encore, et combien aujourd’hui ? Combien d’années d’études sont-elles considérées comme nécessaires pour exercer une profession, même la plus modeste ? Combien de disciplines, techniques et artistiques, qui demeuraient extérieures au champ des apprentissages scolaires, ont-elles été colonisées par cette institution ? Elle oblige l’élève à acquérir toujours davantage de savoirs différents sans lui permettre d’en choisir aucun. D’en élire et cultiver aucun comme objet distinctif de son désir. Et de sa personne.

Si l’école voulait casser la possibilité pour chaque enfant de rencontrer son désir et, avec lui, le goût du savoir, elle ne s’y prendrait pas autrement qu’elle fait en surchargeant les programmes et en renforçant sans cesse l’obligation.
 
Saura-t-elle lâcher prise, en ménageant du jeu, des vides pour que l’enfant s’y reconnaisse ? Ceux qui se veulent les défenseurs de l’école publique devraient le souhaiter et y travailler ensemble. Le savoir s’acquiert par goût et non pas par devoir. Rompons avec avec le modèle industriel d’une école où les connaissances se transmettent de manière obligatoire, par force, de manière aveugle et systématique, impersonnelle (ce qu’on appelle l’égalité), comme on nourrit les oies. Et concevons enfin que l’on fait rarement mieux en faisant davantage.
 
Christian Jacomino
Dernière modification le vendredi, 10 octobre 2014
Jacomino Christian

Docteur en sciences du langage. Inventeur des Moulins à paroles (m@p), collection de petits livres numériques dont chaque volume est consacré à une œuvre littéraire (poème, conte ou chanson) qu’il s’agit de lire puis de reconstituer, au fur et à mesure que le texte s’efface, en rétablissant les mots dans les phrases puis les lettres dans les mots. https://christian.jacomino.org