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Le phénomène Cyprien. Tentons de comprendre la fascination du public. Etonnante pauvreté des analyses que celle des critiques devant le phénomène Cyprien qui toucherait essentiellement  des ados,  tout en les renvoyant à leurs parents, sans que ceux-ci n’apparaissent dans ce « monde clos », imperméable au dialogue.

Cadrage de l’image sur un « je » qui se raconte. Certes ces propos se veulent distanciés dans un jeu humoristique qui s’en prend en fait  aux valeurs des adultes et tente de créer des valeurs de remplacement. Certains critiques s’arrêtent et se félicitent (sans nous révéler pourquoi) de ces situations absurdes. Il y a du sens dans tout cela. Si l’absurde, ou plutôt dirai-je, les attitudes désabusées de Cyprien, retiennent l’attention, c’est peut-être que ce discours joue avec le faux pour dire le vrai, le tragique d’une jeunesse qui finit par rire de son désemparement.

Il est devant sa cam. Dans un jeu de miroir il parle au spectateur et à lui-même. Jeu de la solitude dont il se rit. Cadré, encadré, il ne sort pas du cadre.  Le veut-il d’ailleurs ? il est dans son monde et s'y réfugie. Un monde où on ne rêve pas. Il est face à lui.

Ceux qu’ils rencontrent sont travestis, imitant tant bien que mal, ce qu’il est mais il n’y a aucune ouverture à l’altérité. Piégé au jeu de l’enfant roi, il est un roi  privé de parole, alors il s’invente un monde sans contradictions ou du moins on ne le les lui renvoie pas.  Son seul vrai désir ne serait-il pas de sortir d’une identité rigide le réduisant  à vivre un monde où chacun se ressemble dans cette bulle symbolique de la cam-matrice, qui le renvoie à la peur du vide, dans un monde  où la parole produit du morbide ?

Dans « Les séries américaines », il se transforme en squelette devant une série. Il revient pour une autre avec la trace d’une décapitation. Et dans un troisième moment, il se menace lui-même avec un couteau. Il est pris au piège d’un morbide « en carton plâtre », d'une cruauté théâtrale. La mort n’existe que sous l’aspect du faux. Il montre ses DVD, les qualifie de neuf mais on voit qu’il les a téléchargés.  Redoublement du faux, de l’illusion.

Dans son discours à lui-même, dans une sorte de schizophrénie, il se menace, se renvoie sa propre violence. Solitude narcissique qui le conduit à la dépendance plus de lui-même que de l’écran. Il cherche un « tu » qui reste muet. Il affirme ses certitudes  qui ne le renvoient qu’à lui. Le miroir reflète le même, et il échappe au principe de non-contradiction. Logique identitaire où le dialogue n’est que pastiche, travestissement.

Dans « Cyprien et les roumains »,  l’autre se donne à voir dans un travestissement de lui—même, règne de l’illusion où il n’arrive même pas à être dupe de lui-même. Il paye les effets de cette solitude : ses propos dérapent, sans repères éthiques. Les adultes sont loin, perdus dans leurs contradictions, comme sa grand-mère qui vote pour le dictateur, après avoir dit non.

 Ses parents viennent d’un autre temps : la Roumanie communiste. Traduisons : perte des repères familiaux, perte des idéaux communistes.  Perte des idéaux  tout court. Lui il est avec sa sarbacane en classe, dans un monde où on ne grandit pas.  L’école apparaît archaïque avec des outils dépassés, c est une punition que d’y aller, le prof est hors- jeu et sans autorité. Grimé et grotesque, il est sans aura. Là aussi il n’y a rien à attendre…refuge   dans l’ennui  et le hors temps d’’un souvenir habité par les objets. L’avion en papier, le stylo catapulte,  le bic machouillé, les bavardages, tout se répète à l’école pour Cyprien.   L’autre se cache.  Il ne sait être présent que derrière la cam, présent dans son non lieu et son hors temps. Voilà ce qui reste de l’utopie : un monde d’objets, des souvenirs solitaires et travestis.   

Aux grands espaces du rêve s’opposent les espaces du net, le désert, l’autre est son double, sans singularité aucune. Nostalgie  et illusions,  monde masculin privé de l’altérité féminine.

Antonin Artaud écrivait : « il importe avant tout d’admettre que comme la peste, le jeu théâtral soit un délire et soit communicatif » ( Le théâtre et son double ) . Ce que la peste allume c’est une grande liquidation.

Cette fascination pour Cyprien, Artaud l’expliquerait peut-être ainsi :

«  Une vraie pièce de théâtre bouscule le repos des sens, libère l’inconscient  opprimé, pousse à une sorte de révolte virtuelle et qui d’ailleurs ne peut avoir tout son prix que si elle demeure virtuelle…. »

Quel est le but de cette révolte ?

«  Ils se préparent à rendre à la destinée menace pour menace et coup pour coup ».

Affirmation d’une liberté absolue dans la révolte. Le théâtre vide les abcès. Le théâtre concluait Artaud  pousse les hommes à se voir tels qu’ils sont. Les masques tombent.

Pourquoi ce détour par Artaud ? d’abord parce qu’il n’y a pour lui aucun genre noble.  Ensuite parce que ses propos permettent de comprendre la fascination du vide.

« La question qui se pose maintenant est de savoir si dans un monde qui glisse, qui se suicide sans s’en apercevoir, il se trouvera un noyau d’hommes capables d’imposer cette notion supérieure du théâtre, qui nous rendra à tous l’équivalent naturel et magique des dogmes auxquels nous ne croyons plus ».

Certes ce rapprochement est risqué ; mais je l’assume.  

Maryse Emel

Dernière modification le lundi, 18 mai 2015