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Aborder le numérique comme milieu d’organisation des savoirs et comme objet d’étude, est une entrée porteuse de sens pour l’éducation et la formation.

 

A ce titre, le tournant des humanités numériques et des digital studies dans le monde de la recherche invite à mettre en réflexion au sein de la communauté académique ses impacts les plus larges (notamment anthropologiques, épistémologiques, pédagogiques et didactiques), avec en perspective la construction d’une synthèse intégrant toutes les spécificités du contexte scolaire (organisation des enseignements, disciplines scolaires, socle commun).

De l’informatique à l’Ecole au numérique pervasif

Depuis les années 1970/80, l’évolution des technologies éducatives a connu au moins trois grandes phases : l’informatique à l’Ecole, les TIC et TICE puis, depuis au moins une dizaine d’années, le « numérique » comme réalité globale et globalisante.

En introduction, il nous faut en effet insister sur le caractère pervasif du numérique[1], qui est désormais étudié par un nombre croissant de chercheurs de tous horizons (sociologie, informatique et science des données, lettres/sciences humaines et sociales, sciences cognitives, etc.).

Par ailleurs, outre les politiques d’équipement impulsées par les pouvoirs publics et les pratiques professionnelles émergentes (dans les domaines pédagogique et éducatif comme dans le pilotage des établissements et l’administration), l’Ecole est déjà en grande partie numérique par son environnement social et par les usages personnels des individus qui y travaillent.

Mais, dans le contexte scolaire et au niveau d’exigence de celui-ci, ce constat est loin d’être suffisant. Le fait que le numérique, ou la réalité computationnelle[2], traverse et irrigue désormais tous les secteurs d’activité – au point de générer des logiques de disruption[3] - implique un double effort d’appropriation critique et de mise en intelligibilité des changements profonds en cours.

C’est à ce titre qu’il nous semble important d’être attentif au tournant des humanités numériques et des digital studies, tel qu’il s’organise et se documente depuis également au moins une décennie (cette datation nécessairement approximative - puisqu’elle doit aussi intégrer une dimension internationale - n’excluant pas un effort de généalogie des technologies intellectuelles sur la longue durée que traduit par exemple cette proposition de chronologie[4]).

Humanités numériques et digital studies : quelques grands repères

En une très brève synthèse[5], nous proposons de présenter les humanités numériques/digital humanities telles qu’elles s’incarnent notamment dans le manifeste de 2010, comme une « communauté de pratique, un forum interdisciplinaire – interprofessionnel et multilingue - ayant pour objectifs le progrès de la connaissance (au-delà de la seule sphère académique) » et prônant « l’intégration de la culture numérique dans la définition de la culture générale du XXIe siècle »[6].

Le réseau études digitales/digital studies, fondé par Bernard Stiegler et l’IRI (Institut de recherche et d’innovation) en 2012[7], revendique pour sa part une vocation plus globale : le numérique, comme pharmakon (à la fois comme poison et remède, en référence au Phèdre de Platon à propos de l’écriture) y est décrit et analysé comme une rupture anthropologique, avec une référence appuyée aux travaux de Gilbert Simondon (processus d’individuation) et de Leroi-Gourhan (processus d’extériorisation), en proposant de l’inscrire dans l’évolution de l’organologie des savoirs (système des artefacts et des organes – naturels et artificiels – qui rendent ceux-ci possibles[8]).

Quelle lecture et quelle signification pour les acteurs de l’éducation ?

Comme on le voit, ce tournant dans le monde de la recherche invite les acteurs de l’éducation à aborder le numérique, au-delà de ses seuls aspects techniques, dans ses multiples impacts sociaux,  cognitifs et organisationnels. Cette approche plus globale se traduit a minima par l'émergence d'un espace d'échange interdisciplinaire[9], ayant l'éducation pour finalité et le numérique comme environnement et langage communs, portant des démarches pédagogiques qui ne sont pas foncièrement nouvelles (voir le schéma ci-dessous) mais qui prennent un sens nouveau dans le contexte de ce numérique disruptif, milieu des savoirs et « milieu de tout nouvel objet[10] ».

Sans nier les questionnements soulevés par les médiations mises en œuvre en environnement numérique (notamment dans le recueil, le traitement algorithmique et la représentation des données), ce développement de modalités d’apprentissage actives et collectives, au service de la diffusion des savoirs et de la création de biens communs de la connaissance[11], apparaît comme la condition même d’une pratique critique et réflexive[12].

Formalisant cet espace d'échange interdisciplinaire, l’année qui vient de s’écouler a ainsi vu l’organisation de quelques temps forts qui ont fait se rencontrer enseignants, chercheurs, inspecteurs, etc. autour de ces questions centrales au croisement des savoirs, du numérique et des fondements humanistes :

En conclusion, être attentif à ce tournant des humanités numériques et des digital studies, pris comme une source de réflexion sur les bouleversements en cours dans le monde des savoirs, c’est aborder le numérique, non comme une discipline spécifique mais comme environnement de travail global qui imprègne en conséquence chaque domaine du socle commun.

Plutôt que déplorer indéfiniment les ravages supposés des « écrans » sur la culture des jeunes, faire en sorte que ce tournant concerne l’Ecole – et dialogue avec elle - c’est envisager un effort collectif portant en lui une exigence d’enracinement dans nos valeurs fondatrices (paideia et humanitas, humanisme, Lumières et École républicaine) pour donner du sens et prendre part à la réorganisation actuelle des savoirs (production, transmission, partage, apprentissage) en travaillant sur un projet d’action et d’appropriation critique de ces changements.

Elie Allouche


[1] Dominique Boullier, Sociologie du numérique, Paris, France, A. Colin, DL 2016, 349 p. : introduisant son ouvrage, l’auteur note qu’ « il devient difficile de ne pas refaire toute la sociologie de tous les domaines, car le numérique a ceci de particulier qu’il est « pervasif », c’est-à-dire qu’il pénètre toutes nos activités, des plus intimes aux plus collectives. » (p. 10).

[2] Voir à ce propos les travaux de Bruno Bachimont, notamment : Arts et sciences du numérique : Ingénierie des connaissances et critique de la raison computationnelle, Mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches, Compiègne, UTC, 2004 http://www.utc.fr/~bachimon/Livresettheses_attachments/HabilitationBB.pdf  ; « Pour une critique phénoménologique de la raison computationnelle », http://www.ina-expert.com/e-dossier-de-l-audiovisuel-l-education-aux-cultures-de-l-information/pour-une-critique-phenomenologique-de-la-raison-computationnelle.html, 2012.

[3] « Stratégie d’innovation par la remise en question des formes généralement pratiquées sur un marché, pour accoucher d’une "vision", créatrice de produits ou de services radicalement innovants. » (Source : https://fr.wiktionary.org/wiki/disruption). Sur ce thème, nous renvoyons plus particulièrement à l’intervention que Bernard Stiegler lors de la présente journée d’étude.

[4] Franck Bodin, « Chronologie des humanités numériques », https://dlis.hypotheses.org/856 (carnet de recherche de Catherine Muller,  responsable médiation scientifique d’EnssibLab), novembre 2016.

[5] Pour plus de détails, se reporter à l’annexe documentaire.

[6] Manifeste des Digital humanities, 2010 http://tcp.hypotheses.org/318 ; Aurélien Berra, « Connaître aujourd’hui. L’épistémologie problématique des humanités numériques » (26/05/14) https://live3.univ-lille3.fr/video-recherche/connaitre-aujourdhui-lepistemologie-problematique-des-humanites-numeriques.html

[7] Digital Studies, https://digital-studies.org ; l’IRI a été créé au Centre Pompidou en 2006.

[8] Bernard Stiegler, « Autonomie et automatisation dans l’épistémè numérique », Contribution au colloque de l’ANR Rencontres du numérique, avril 2013 http://www.agence-nationale-recherche.fr/Colloques/RencontresduNumerique2013/fichiers/Steigler.pdf ;

site de l’IRI, article Digital studies (2011) http://www.iri.centrepompidou.fr/recherches/digital-humanities/?lang=fr_fr ;

Voir aussi, du même auteur : « Organologie de la sphère académique », Canal-U, juin 2013 https://www.canal-u.tv/video/universite_paris_1_pantheon_sorbonne/organologie_de_la_sphere_academique.12514

[9] Elie Allouche, « Les humanités numériques et l’École », https://education.hypotheses.org/500, mars 2016.

[10] Louise Merzeau, « D’un nouvel objet de savoir au milieu de tout nouvel objet », http://merzeau.net/digital-studies-et-sic/, mars 2016 ; sur les dimensions philosophiques du numérique en ce qu’il change notre perception du réel : Stéphane Vial, L’être et l’écran: comment le numérique change la perception, Paris, France, Presses universitaires de France, impr. 2013, 333 p.

[11] « Les biens communs de la connaissance », Dossier Inter CDI, juin 2016. http://intercdi.org/261_gestion.pdf

[12] En résumé : Apprendre en faisant et faire pour apprendre, réfléchir à ce que l’on fait et critiquer ce que l’on fait, en montrer à chaque fois les apports et les limites. Sur cette approche critique, voir par exemple : Jean-Edouard Bigot, Virginie Julliard et Clément Mabi, « Humanités numériques et analyse des controverses au regard des SIC », Revue française des sciences de l’information et de la communication, 1 janvier 2016, nᵒ 8, extrait : « Pour pallier cet effet « boîte noire » des dispositifs, nous proposons que leur mobilisation dans l’exercice des SHS s’accompagne d’une approche critique qui interroge les couches successives de médiations techniques et sémiotiques qui « traitent », c’est-à-dire transforment, les textes prélevés au sein des réseaux, de manière à faire apparaître les relations entre ce qui est originellement inscrit par les acteurs au niveau du texte de réseau, ce qui est calculé dans le cadre des procédures algorithmiques des outils et ce qui est finalement donné à voir par la visualisation. Il nous semble que l’étude et la pratique de ces dispositifs gagneraient à s’inscrire dans une logique pragmatique des modes d’inscription de la pensée. »

ANNEXE DOCUMENTAIRE

  • Parcours de lecture

https://huit.re/lectureHNCreteil

  • Chronologie

https://dlis.hypotheses.org/856

  • Présentations sur le tournant des humanités numériques et des digital studies

http://fr.slideshare.net/elieallouche/le-tournant-des-humanits-numriques-dans-lducation-enjeux-repres-et-chantiers

https://drive.google.com/file/d/0B4Dbc2EvgM15YnJEbVNyVjFsT3c/view

  • Sélection de ressources

https://huit.re/HNCanope94

  • Bibliothèque des humanités numériques : 10 textes et ouvrages essentiels

https://huit.re/bibliothequeHN

Dernière modification le lundi, 05 juin 2017
Allouche Elie

Chef de projet recherche appliquée et incubateur de projets numériques

Bureau du soutien à l’innovation numérique et à la recherche appliquée (DNE TN2)

Chargé du carnet Hypothèses "Education, numérique et recherche" https://edunumrech.hypotheses.org/ #GTnum 

Direction du numérique pour l’éducation - Ministère de l'Éducation nationale et de la Jeunesse