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Je disais aujourd'hui à une dame que l'Education Nationale, c'est un peu comme une armée, au sens napoléonien du terme : uniformité, discipline, tolérance presque zéro, exception faite des individualités qui sont capables d'abattre le travail tactique d'un bataillon. Les Napoléons et avatars en somme.

La métaphore militaire veut servir à déplorer la rigidité de fonctionnement d'une salle de classe. Elle ne résulte pas des bonnes volontés que tout un chacun essaye de réunir dans le moment d'alchimie que peut représenter une heure de cours. Elle provient de structures, d'habitudes, d'inquiétudes socio-existentielles, extérieures au projet scolaire et qui empêchent celui-ci de délier ses cadres spatiaux et temporels. D'y apporter de la créativité, de la passion, une vision de l'existence. Pour chacun, par chacun.

Impossible n'est pas français et on peut changer parfois, quand l'énergie et la volonté encore disponibles le permettent, cette fatalité d'une organisation tendant à l'enrégimentement de toute une génération, en vue de l'acquisition d'un bagage culturel et scientifique commun.

On peut la changer, cette organisation, en se multipliant. A moins que de bons petits génies, parmi les collègues encadrants, se multiplient dans votre classe.

On peut la changer en multipliant la présence des adultes, en tant que pédagogues, au sens de guides – guider les élèves dans la tâche qu'ils sont en train d'accomplir, qu'ils se sont, pourquoi pas, assignés eux-mêmes, si vous avez réussi à proposer un projet porteur, père de l'autonomie et du dynamisme au travail.

Quand on y arrive, à ce déliement, ce n'est plus la vision d'une armée qui nous assaille, c'est celle d'une cuisine de chef étoilé, avec une armée (!) de commis s'affairant chacun à une tâche différente, sur des plans de travail jonchés d'idées, de feuilles et découpages illustratifs, plus ou moins colorés, plus ou moins littéraires, plus ou moins honnêtes intellectuellement – selon que vous leur avez fourni des directives et des produits de plus ou moins grande qualité.

Le contenu importe peu, la matière peut être infiniment variée, c'est la manière de la cuisiner qui change, la recette que vous soufflerez aux oreilles de vos apprentis, par parties seulement, pour ne pas les déborder – mais aussi garder la haute main sur l'ensemble, éviter qu'un Napoléon n'apparaisse trop tôt parmi vous.

La recette et sa transmission doivent être rigoureuses, tout en ménageant à chacun un espace de liberté, dans la manière de tourner telle notice, de compoter telle intro, de lisser telle anecdote, pour apprendre aux élèves à être ce que vous souhaitez qu'ils soient, non à avoir un pavé de connaissances dans la mare de leur intelligence encore extinguible.

Dans toute recette, il y a les bases, les nouveautés, les façons traditionnelles, les innovations techniques, le goût et la couleur, qui donnent ensemble du plaisir au sens, de l'envie au cerveau, de poursuivre sur la voie de la curiosité et de l'apprentissage... Mais il y a aussi ce petit élément ineffable, indéfinissable, pour le cuistot comme le goûteur, qu'on peut qualifier de "piquant".

C'est mettre sous un même chapô une acception bien différente de ce que doit être le piquant, selon la recette, variant du feu de dieu pour quelque plat relevé, à une touche d'amertume à peine perceptible pour un plat suave. Il n'en reste pas moins que sans ce "piquant", toute recette devient fade, qu'on ne peut plus parler, alors, de cuisine, mais seulement d'alimentation. Vous me direz, certains sont déjà bien contents de pouvoir s'alimenter. Pareil pour l'éducation.

Où veux-je en venir avec ce terme, quand on sait que je ne suis pas cuistot mais professeur ? Je veux parler de ces élèves qui ne sont pas présents en classe pour travailler mais, comme le dit l'expression consacrée, pour "amuser la galerie". Une compétence en soi. Pas assez valorisée. Et sur laquelle, vous devrez apprendre à vous appuyer, car après tout, c'est bien cela qui fait la vitalité de votre enseignement, la capacité à transmettre à tout et tout le monde, dans une atmosphère propice à la bonne humeur, car comme chacun sait depuis quelques temps maintenant, c'est le meilleur moyen de donner le goût de l'apprentissage. Aimer les choses, c'est vouloir apprendre à les connaître. Hommage et contrition donc, envers ces pourvoyeurs de bonne humeur, qui nous aident bien alors qu'en retour, ils obtiennent souvent un nombre exagéré et inutile d'heures de colles.

Publié sur le site : http://leonbellevalle.blog.lemonde.fr/2015/05/03/le-piquant/

Dernière modification le vendredi, 08 mai 2015
Bellevalle Leon

Professeur d’histoire-géographie au collège depuis cinq ans, je m’occupe de niveau 6e, 5e, 4e, 3e ; je suis prof principal en 5e et coordinateur de l’équipe disciplinaire au sein de l’établissement. Depuis mes débuts, je mets aussi en oeuvre des projets transdisciplinaires, avec des professeurs de mathématique, musique, français, art-plastique, technologie... Passionné par mon métier et mes élèves, je ressens le besoin d’exprimer mes idées sur un système qui me paraît souvent rigide et de moins en moins en phase avec la modernité. En plus d’articles spécialisés, je tiens un blog à vocation littéraire et historique.