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On connait bien les nombreuses et anciennes études sociologiques portant sur les liens entre les milieux d'appartenance socio-économique des élèves de l'enseignement secondaire et leurs inégalités de destin. Plus récemment sont apparues diverses études concernant les inégalités liées aux origines culturelles et ethniques, au genre aussi. Rares cependant ont été jusque là les recherches portant sur les inégalités de destin scolaire et professionnel qui découlent du territoire géographique sur lequel vivent les lycéens.

Ce vide est désormais comblé par une étude récente émanant de la Fondation Jean Jaurès qui, le 20 novembre 2019, a publié une note signée Salomé Berlioux, Jerôme Fourquet et Jérémie Peltier, intitulée "Jeunes des villes, jeunes des champs : la lutte des classes n'est pas finie".

Cette note, passionnante en vérité, s'inscrit dans le sillage de l'excellent livre publié en 2014 par Christophe Guilluy sous le titre "La France périphérique", qui a mis en lumière la nécessité de prendre en compte l'importance du facteur d'appartenance territoriale pour toute étude portant sur les inégalités. Ces études prennent tout leur sens au regard du mouvement dit des "gilets jaunes", mouvement protestataire qui est né et s'est développé dans les zones géographiques périphériques, et met en lumière l'existence d'une fracture entre la majorité des habitants des grandes villes et la majorité de ceux qui vivent sur des territoires périphériques (banlieues, villes de petite ou moyenne taille, zones rurales).

Pour produire cette étude, les rédacteurs/chercheurs pré cités de la Fondation Jean Jaurès ont interrogé un échantillon représentatif de jeunes français âgés de 17 à 23 ans, sur leurs choix d'orientation scolaire et leur rapport à l'avenir, tant scolaire que professionnel. Qu'apprenons-nous en prenant connaissance de cette publication ?

1) Il existe une indéniable inégalité des jeunes face à l'idée qu'ils se font de leur avenir, selon le territoire géographique sur lequel ils vivent ... 

Quelques chiffres clés très éclairants d'abord :

  • 52% des jeunes domiciliés en agglomération parisienne envisagent de travailler plus tard à l'étranger, alors que ceux qui vivent en zone rurale ne sont que 34% dans ce cas. Ceux qui vivent dans des villes de petite ou moyenne taille occupent une position intermédiaire.
  • 42% des jeunes des grandes villes déclarent être inspirés ou avoir été inspirés dans leurs choix de carrières par des "modèles" (rencontrés à l'occasion de stages, de jobs en milieu professionnel, en milieu familal, dans le réseau familial, à l'occasion d'une émission télévisée, dans la presse...), alors qu'ils ne sont que 28% dans ce cas s'ils vivent en milieu rural ou dans des villes de petite ou moyenne taille.
  • 67% des jeunes domiciliés en région parisienne déclarent être portés par une forte ambition professionnelle qui les conduit à privilégier le choix d'études supérieures longues, alors qu'ils sont  58% dans ce cas pour ceux qui vivent dans des grandes villes de province, 48% pour ceux domiciliés dans des villes de moins de 20000 habitants, et 40% pour ceux vivant en zone rurale.

Les choses sont donc claires : en ce qui concerne leur destin professionnel, "les jeunes français apparaissent comme étant largement tributaires de leurs origines sociales, mais aussi géographiques". On le savait depuis longtemps en ce qui concerne la comparaison entre jeunes vivant en "centre grande ville" et jeunes des banlieues (avec le constat d'une sorte de double peine du fait du cumul des handicaps découlant des origines socio-économiques et du fait de leur domiciliation en banlieue). C'est désormais encore plus évident puisque cette étude démontre que ce facteur producteur d'inégalité pénalise d'autant plus les jeunes qu'ils sont domiciliés sur des territoires à faible densité démographique.

2) ... A laquelle s'ajoutent les discriminations géographiques en matière d'orientation scolaire, les jeunes vivant dans les zones périphériques étant plus démunis que ceux des grandes villes face au problème du choix des études supérieures proposées :

Quelques chiffres clés :

  • 42% des jeunes domiciliés dans une zone périphérique ont le sentiment de ne pas avoir suffisamment d'informations pour s'orienter alors qu'ils ne sont que 32% pour ceux qui vivent en Ile-de-France et 21% pour ceux qui sont domiciliés à Paris.
  • 32% des jeunes vivant en zone rurale disent n'avoir pratiqué aucune activité extra-scolaire pendant leur scolarité dans l'enseignement secondaire, alors qu'ils ne sont que 20% dans ce cas en Ile-de-France...
  • 27% des jeunes vivant en zone rurale déclarent avoir été encouragés par leurs familles à aller étudier à l'étranger, alors que c'est le cas pour 35% de ceux qui vivent dans des villes de petite ou moyenne taille, et 41% de ceux qui vivent en agglomération parisienne.
  • 21% des jeunes ruraux ont bénéficié de cours de soutien en langue(s) étrangère(s) financés par leurs parents, alors qu'ils sont 32% pour ceux qui vivent en ville de petite ou moyenne taille, 42% de ceux qui vivent en Ile-de-France et 51% de ceux qui vivent à Paris.

Outre que ces données démontrent qu'en matière d'orientation scolaire il existe une forte inégalité de situation concernant l'accès aux informations, elles ajoutent la démonstration que les ambitions de leurs parents et des prescripteurs d'orientation dans les établissements scolaires (conseillers d'orientation, professeurs ...) sont d'autant plus élevées que l'on est scolarisé dans le centre d'une grande ville.

Cet indéniable différentiel d'ambition sépare les élèves vivant en zone périphérique, de ceux des grandes villes. Bien entendu, il s'accompagne d'importantes différences concernant les aspirations scolaires et professionnelles. Ainsi s'explique le fait qu'à la question de savoir "s'ils ont fait ou vont faire des études supérieures qu'ils qualifieraient d'ambitieuses", un écart de près de 20% sépare les jeunes domiciliés dans des villes de petite ou moyenne taille, de ceux qui vivent dans l'agglomération parisienne (48% des premiers répondent "oui", alors que les seconds sont 67% dans ce cas).

Cette différence concernant le niveau d'ambition s'observe tout particulièrement au moment du passage en première année de l'enseignement supérieur. Les élèves de classe terminale qui vivent à Paris sont 77% à opter pour des études supérieures longues (qui, en cas de réussite, conduisent à un diplôme de niveau bac + 5 ou plus). Ceux qui vivent en région parisienne hors Paris-ville sont 69% dans ce cas. Ce choix est fait par 68% de ceux qui vivent dans des grandes villes de province. C'est le cas de 60% de ceux qui vivent dans des villes de petite ou moyenne taille. Enfin, ceux qui vivent en zone rurale ne sont que 47% dans ce cas. Ces chiffres ne s'expliquent pas uniquement par le lieu d'habitation, mais aussi par la différence d'offre de formation supérieure : les formations longues sont le plus souvent situées dans les grands centres urbains.

3. Ces écarts concernant le niveau d'ambition sont en partie nourris par un important différentiel de confiance en soi :

Quelques chiffres clés :

  • A la question : "Quand vous pensez à vos prochaines années (études supérieures, entrée sur le marché du travail), diriez-vous que vous êtes très confiant en vous, assez confiant en vous, peu confiant en vous ou pas du tout confiant en vous ?" 40% des jeunes domiciliés en zone rurale ou dans des villes de moins de 20000 habitants répondent se sentir "peu ou pas du tout confiant", alors qu'ils ne sont que 28% dans ce cas s'ils vivent en région parisienne.

Comme on pouvait s'y attendre, la différence de niveau d'ambition des jeunes est nourrie par une différence de confiance en soi. Tout se passe comme si, du fait d'un déficit d'ambition et d'un manque de confiance en soi, les jeunes ruraux ou vivant dans des villes de petite ou moyenne taille, mettent plus longtemps que ceux des grandes villes à faire émerger un projet d'orientation scolaire et professionnelle (les jeunes vivant dans des villes de petite ou moyenne taille occupant une position intermédiaire).

En outre, les jeunes vivant sur territoire périphérique ont nettement plus tendance que ceux des grandes agglomérations à opter pour des stratégies de parcours d'études supérieures "par étapes".

Ils commencent plus fréquemment par des formations professionnelles courtes de type BTS/DUT/bachelor/école en deux ou trois ans, réputées porteuses d'une bonne capacité d'insertion sur le marché de l'emploi à bac + 2/3, sans pour autant s'interdire de se porter candidats en vue de tenter de rejoindre par les procédures d' "admissions parallèles" des formations longues en grandes écoles, masters universitaires .... Comme le fait remarquer le Proviseur d'un lycée installé dans le très rural département de la Lozère, "le fait que de nombreuses formations professionnelles courtes soient proposées localement - notamment des BTS - alors que pour les formations longues (écoles, universités, classes préparatoires ...) il faut le plus souvent partir au loin, dote ces formations supérieures courtes de proximité d'un pouvoir d'attraction très fort, y compris hélas sur les meilleurs élèves qui auraient évidemment intérêt à aller cultiver leurs talents dans les grandes villes, voire à l'étranger, mais subissent le poids d'un manque d'ambition et de confiance en soi".

4. La mobilité internationale : nouveau terrain de différenciation entre jeunes des grandes villes et jeunes des zones périphériques :

Quelques chiffres-clés :

  • 72% des jeunes domiciliés en région parisienne disent souhaiter que leurs études supérieures comportent un semestre au moins de séjour à l'étranger. C'est le cas de 61% de ceux qui vivent dans des villes de petite ou moyenne taille, et 43% de ceux qui vivent en zone rurale.
  • 52% des jeunes domiciliés en région parisienne envisagent plus tard de faire carrière à l'étranger, alors que ceux qui vivent en zone rurale ne sont que 34% dans ce cas. Ceux qui vivent dans des villes de petite ou moyenne taille occupent une position intermédiaire.
  • 41% des jeunes vivant en agglomération parisienne déclarent que leurs parents les incitent à faire une partie de leurs études dans un ou plusieurs pays étrangers. C'est le cas pour 32% de ceux qui vivent dans des villes de petite ou moyenne taille,  et 27% de ceux qui vivent en zone rurale.

Il est clair que la question de la mobilité internationale est devenue un enjeu central qui, de plus en plus, fait "frontière" entre les jeunes des villes et les jeunes des champs. Ce qui est devenu une évidence aux yeux d'une majorité de jeunes (et de leurs parents) vivant dans des grandes villes, à savoir la nécessité, pour faire une bonne carrière professionnelle, d'accomplir un parcours d'études supérieures multinational, est encore loin d'être au cœur des préoccupations des jeunes vivant en zone périphérique. Ainsi s'explique que dans les grandes villes, l'investissement des familles pour atteindre un bon niveau en langue(s) étrangère(s), quitte à payer pour cela des cours complémentaires et des séjours linguistiques, soit de plus en plus considéré comme essentiel.

Bruno MAGLIULO

Dernière modification le vendredi, 24 janvier 2020
Magliulo Bruno

Inspecteur d’académie honoraire -Agrégé de sciences économiques et sociales - Docteur en sociologie de l’éducation - Formateur/conférencier -

(brunomagliulo@gmail.com)

Auteur, dans la collection L’Etudiant (diffusion par les éditions de l’Opportun : www.editionsopportun.com ) :

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