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Photo Credit :  Roberto F. via Compfight cc - Article initialement publié le 21 juillet 2013 sur mon site "Veille et Analyse TICE". Accès à l’article
Qu’y a-t-il dans mon ordinateur ? Une partie de moi même. Elle contient tout ce que j’ai stocké, déplacé, fusionné etc… au cours des années qui viennent de s’écouler (quatre déjà pour ce portable). 
Il y a même ce que j’y ai construit, rédigé, élaboré. Bref il y a une sorte de mémoire de tout ce que j’ai fait au cours de ces années, une excroissance de mon cerveau, ou plutôt un double mouvement. D’une part, au lieu de garder en mémoire de grandes quantités d’information je les dépose sur le disque dur de l’ordinateur. D’autre part, j’ai tendance aussi à conserver sur mon disque dur des informations repérées ici ou là sur le web sans pour autant les lire, me les approprier, sorte de bibliothèque de livres que l’on a pas lus.

Cette somme d’informations, de documents, stockés sur l’ordinateur, constitue donc un espace complémentaire de ce qui est dans le cerveau. Sorte d’espace intermédiaire entre Internet et soi, il y a là une somme qui mérite d’être analysée, mais aussi dont la gestion demande de nouvelles compétences, si l’on souhaite en faire un nouvel auxiliaire de soi. Car ce n’est pas vraiment une simple extension de quelque chose d’interne ou une simple mise en proximité de ressources externes plus éloignées. En fait il s’agit d’un espace interstitiel entre soi et le monde, espace qu’il devient nécessaire d’organiser, de prendre en compte, de faire fonctionner. En quelque sorte c’est un environnement sociocognitif de soi.
 
Cet environnement personnel n’est bien sûr pas seulement constitué d’un seul ordinateur, il est plus largement constitué de la partie visible de mon « capital culturel » pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu. En élargissant ainsi le propos, deux choses apparaissent : d’une part ce n’est pas un fait complètement nouveau ; d’autre part nous avons affaire à une médiation technologique qui vient modifier quelque chose de déjà là, mais rarement objectivé et instrumenté à ce point. Pour expliquer cela il nous faut simplement dire que l’environnement technique que nous constituons autour de nous ouvre de possibilités nouvelles, en particulier dans le domaine des savoirs (les contenus et les processus) avec les TIC. Les instruments phares de la révolution technologique numérique que nous vivons font du traitement automatique du signal un vecteur surpuissant de nos propres capacités intellectuelles et mentales. Notre puissance de connaissance est potentiellement augmentée. Or c’est dans ce potentiel qu’il y a une sorte de secret à explorer si l’on veut que les petites poucettes ne deviennent pas de simples petits cochons ou de petites chèvres vouées à être dévorées par les initiateurs du festin.
 
Nous vivons désormais avec deux espaces accessibles : celui ici et là accessible en quasi permanence, celui distant accessible à condition d’être connecté. Dans le second espace les règles en place dépendent d’opérateurs en charge de cette mise à disposition. Dans le premier, celui qui est proche, je dois prendre en charge l’organisation, la gestion, le développement, bref la vie de ce potentiel. Qu’apprend l’école, principalement : à gérer ce que l’on vous apporte. Que vit-on aujourd’hui ? Un environnement foisonnant dans lequel il faut parvenir à créer une sorte d’espace intermédiaire, espace tampon, évolutif, qui sert en quelque sorte d’interface. On a longtemps pensé qu’il fallait apprendre à rechercher de l’information. Puis on a compris que c’était un peu juste et qu’il fallait aussi savoir la traiter (la comprendre pour l’utiliser à bon escient). On a alors ajouté le fait que vu l’immensité de ce qui est disponible, il fallait mener une veille informationnelle. De fait on ne peut tout suivre, il faut organiser ce qui se produit au loin. Désormais, pour ceux qui veulent avoir une véritable maîtrise de leur environnement cognitif, il faut apprendre à gérer cette zone tampon, cet environnement cognitif personnel.
 
Si l’on compare plusieurs individus, utilisant ou non les technologies de l’information et de la communication, on peut tenter d’identifier la partie visible, explicite de cet environnement. En suivant la personne dans sa vie quotidienne et ses espaces de vie, on peut construire une représentation de cet environnement. Avec les moyens numériques, les choses sont plus difficiles à faire, tant la quantité de choses constitutives de cet environnement s’est accrue et tant il est devenu de plus en plus important et variable. Au fil du temps l’environnement cognitif de chacun s’est peuplé d’un nombre considérable de « produits » qui ne peuvent être simplement accumulés, mais qui doivent être gérés. Or c’est dans cette gestion que se situe le processus le plus important de différenciation entre les individus.
 
Pour prendre une métaphore archaïsante, la bibliothèque de chacun de nous est l’image externalisée de notre environnement cognitif. Mais la métaphore s’arrête avec l’extraordinaire mobilité et variabilité que le numérique permet à l’opposé du livre, voire du papier simplement. Chacun de nous vit désormais avec deux halos : le premier communicationnel, le second cognitif. On le sait le halo communicationnel est pose de nombreux problèmes de « rapport à l’autre ». On reconnait moins le halo cognitif comme aussi important.
Dans les ressources numériques que j’ai installées autour de moi il y a un ensemble de ressources, documents, logiciels, etc… que je peux mobiliser en plus de ce que j’ai dans mon cerveau dès que je suis en face d’une situation qui me sollicite sur ce plan. Dès lors plutôt qu’aller chercher directement au loin, sur le nuage ou sur Internet, je peux aussi aller chercher « localement ». Pourquoi cela présente un intérêt : il suffit de regarder l’affaiblissement de la pertinence de réponse des moteurs de recherche depuis dix ans pour le comprendre : au loin, il est de plus en plus difficile de trouver rapidement ce dont j’ai besoin. En proximité, si je n’ai pas organisé mon espace personnel, je n’ai quasiment rien (même si j’ai des livres…) C’est entre les deux que nous sommes amenés à développer une sorte de moteur intermédiaire qui vient compléter les autres (recherche, compréhension, veille). Ce moteur, il faut que nous apprenions à nos jeunes à le construire, le faire vivre et le gérer. En effet c’est celui qui permet le mieux de faire face à de nombreuses situations de la vie personnelle et professionnelle.
 
Antérieurement, je parlais d’environnement personnel d’apprentissage, je précise ici les choses en les matérialisant d’une manière différente. Dans la continuité de cette approche précédente, il me semble que nous avons un travail éducatif important à mener pour permettre aux jeunes de se constituer une sorte de patrimoine cognitif avec cette particularité qui le différencie des patrimoines habituels c’est qu’il se gère de manière dynamique, ce qui veut dire qu’il ne s’agit pas d’un stockage simple, mais bien d’une gestion avancée des éléments qui constituent cet espace. Si l’art d’apprendre c’est l’art d’ajouter, c’est aussi l’art de hiérarchiser et d’enfouir, en vue de retrouver ultérieurement, si nécessaire. Or cet art est souvent mal travaillé en milieu scolaire. Et pourtant c’est bien dans cet espace privilégié du rapport aux savoirs que cela peut se travailler. Encore faut-il que l’école accepte que le cartable de l’élève soit autre chose qu’un lieu de stockage, mais qu’en devenant numérique il devienne un « auxiliaire de cognition ».
 
A suivre et à débattre.
Dernière modification le jeudi, 16 octobre 2014
Devauchelle B

Chargé de mission TICE à l’université catholique de Lyon et professeur associé à l’université de Poitiers, département IME.