Imprimer cette page
Chronique de la refondation n°7 - J’écoute attentivement toutes les interventions dans les réunions de concertation, même celles qui font sans complexe le panégyrique des politiques destructrices des années précédentes, et même celles de certains syndicats d’enseignants qui tentent de dissimuler leur conservatisme dans des plaidoiries pour le saint savoir découpé en tranches. 
Il m’arrive quand même de chahuter un peu quand les paroles sont de la simple propagande politique pour le pouvoir battu aux élections ou l’expression d’angoisses personnelles face aux perspectives de changement. Je lis attentivement tous les comptes-rendus, les rapports diffusés par le ministère et ceux que m’adressent aimablement mes amis de la Ligue de l’Enseignement qui sont répartis dans tous les groupes et sous-groupes et ceux d’organisations qui proposent d’alimenter ma réflexion et de me donner des éléments pour les chroniques de l’éducation.
 
 
A quelques jours de la fin de la concertation, je constate que la notion de pilotage est complètement entrée dans la culture du système et dans le cerveau des enseignants. Elle a tellement été diffusée, répandue, imposée, souvent insidieusement, parfois de manière subliminale, plus récemment, avec le talent de la DGESCO et de Direction des Ressources humaines du ministère, de manière parfaitement structurée et assumée, qu’elle semble devenue normale et incontestable. On se sent presque gêné de l’évoquer et de la contester devant des interlocuteurs interloqués qui rétorquent comme des paroles d’évangile qu’il faut bien évaluer et qu’il est évident qu’il faut piloter, comme si le système allait à la dérive en raison d’une absence de pilotage.
 
 
Jusque dans les années 1990, le mot pilotage ne faisait pas partie du vocabulaire des enseignants, ni même des cadres. Inspecteur du premier degré de 1978 à 2008, j’ai vu arriver le pilotage au début des années 2000, comme un produit des politiques d’évaluation, comme une mode. On n’a pas inventé les évaluations pour piloter, on a exploité les évaluations pour imposer le pilotage. Au départ, les évaluations étaient destinées aux enseignants pour adapter leurs pratiques dans la perspective de l’amélioration de la réussite scolaire. Très rapidement, elles ont été utilisées pour techniciser, administratiser, gérer, se rapprocher de la culture dominante de l’économique. La notion et le mot se sont alors répandus souvent à l’insu de notre plein gré avec toute une série de mots empruntés au monde industriel et financier : performance, compétition, production, diagnostic, feuille de route, contrôle. L’économique prenait le pouvoir. L’humain, la pédagogie, disparaissaient.
 
 
Tout a été savamment mis en œuvre pour rendre évidente et indiscutable une notion qui n’avait jamais fait l’objet de débat ou de concertation, d’aucune formation, d’aucune mobilisation de l’intelligence collective. On a subi un véritable lavage de cerveau :
 
1°résultats, sans contester les finalités, les conceptions, la validité des outils, la pertinence des méthodes
 
2° diagnostic descendant non partagé et feuille de route sans s’intéresser aux pratiques qui ont produit les résultats et aux conditions de leur évolution
 
3° réparation des pannes apparentes sans action sur leurs causes réelles (aide individualisée)
 
4° contrôle et constat que « cela ne marche pas ». Le lavage de cerveau est tel que personne n’ose dire qu’il faudrait remettre tout à plat et réfléchir ensemble.
 
 
Le lavage de cerveau a été largement facilité au niveau de l’encadrement soit par la tentation du snobisme (piloter donne une image plus glorieuse), soit par choix opportuniste, le pilotage venant à point nommé pour redonner une apparence de sérieux à des corps dont les pratiques infantilisantes et autoritaristes étaient devenues obsolètes et sans effet. Dans le même temps, la formation des cadres est devenue un formatage. On voit que des promotions entières ont exactement les mêmes pratiques, les mêmes exigences, les mêmes excès d’autorité, les mêmes inflations paperassières. Le phénomène en devient parfois surprenant, le mimétisme produisant des comportements aberrants.
 
 
Dans un groupe ce mercredi, le secrétaire général du syndicat majoritaire des inspecteurs, qui avait pourtant soutenu le développement de la notion de pilotage, plaidait pour une rédéfinition des missions, considérant qu’elle s’imposait si l’on voulait garantir la réalité de la refondation. Il a raison et je crois bien que ses collègues des autres syndicats partagent cet avis. Le problème, c’est qu’à la base des enseignants continuent de souffrir au nom de la continuité républicaine, et à perdre l’espoir.
 
 
Le pilotage n’est qu’une illusion ou une bêtise. Comme je l’ai écrit et dit des quantités de fois : on ne peut pas piloter si l’on n’a pas de cap (quelle école pour quelle société ?), si l’on pas de moyens autres que l’incantation et la coercition, si l’on n’a pas d’outils fiables, si l’on ne s’attache pas à l’analyse des pratiques qui produisent des résultats à long terme, si l’on ne fonde pas son action sur la confiance et sur l’accompagnement. On gère, on administre, on contrôle… On ne fait pas évoluer le système dans le sens de l’efficacité à long terme et de la mobilisation de l’intelligence collective
 
 
Evaluer. Oui, bien sûr, mais pas n’importe comment et non sans avoir engagé une réflexion approfondie avec les acteurs. En tous cas, pas avec les outils produits par des technocrates qui n’ont jamais mis un pied dans une classe, dans deux disciplines seulement, sans relation avec les finalités ; pas avec des méthodes qui génèrent l’angoisse et le sentiment d’échec ; pas en confondant sciemment évaluation (donner de la valeur) avec contrôle (exercer un pouvoir).
 
Piloter… Non. La feuille de route imposée par une personne qui ne sait pas faire l’école, qui serait incapable de réaliser elle-même les injonctions données, n’a pas de sens..
 
 
Accompagner, former, donner de l’enthousiasme, travailler ensemble en confiance… Oui. Ré humaniser l’école. Oui. C’est même urgent. Les dégâts dans les écoles ont été considérables.
 
 
On ne refondera pas l’école si l’on fuit ces questions comme cela semble être le cas à ce jour.
 
A suivre
Dernière modification le lundi, 24 novembre 2014
Frackowiak Pierre

Inspecteur honoraire de l’Education nationale. Vice-président de la Ligue de l’Enseignement 62. Co-auteur avec Philippe Meirieu de "L’éducation peut-elle être encore au cœur d’un projet de société ?". Editions de l’Aube. 2008. Réédition en format de poche, 2009. Auteur de "Pour une école du futur. Du neuf et du courage." Préface de Philippe Meirieu. La Chronique Sociale. 2009. Auteur de "La place de l’élève à l’école". La Chronique Sociale. Lyon. Auteur de tribunes, analyses, sur les sites educavox, meirieu.com. Prochainement, une BD avec les dessins de J.Risso :"L"école, en rire, en pleurer, en rêver". Préface de A. Giordan. Postface de Ph. Meirieu. Chronique Sociale. 2012.