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Anne Lehmans,  Chargée de mission sur les usages numériques à l'INSPE de Bordeaux à l'Université de Bordeaux, maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication, membre du conseil scientifique de l'An@é nous livre au fil de nos questionnements, son ressenti, son analyse, son sentiment " que l'expérience aura permis de faire des choix éclairés car expérimentés entre ce que vous voulons et ce qui nous est imposé, et une fois encore, de considérer la complexité, de ne pas tout accepter ou tout rejeter ". Elle évoque des pistes possibles pour l'école de demain.

Comment avez-vous ressenti cette période ?

Très subjectivement et même égoïstement, je pense que le confinement a été une période de retour au calme, de réflexion, de tranquillité, un temps suspendu.

Sur le plan professionnel, les réunions en visioconférences se sont révélées efficaces, moins longues qu'en présence, plus apaisées, des salariés ont pu travailler en se dispensant d'heures de transport.

Pour les élèves et les étudiants, le problème est différent. Les étudiants ont connu un moment de vide et de solitude, surtout ceux qui se sont retrouvés seuls dans des espaces étroits, pas adaptés aux apprentissages pendant des journées entières, avec des connexions défaillantes, du matériel sommaire, des questions sans réponse sur le sens de leur travail. D'autres ont retrouvé leurs familles avec des résultats plus ou moins heureux.

La situation a rendu la "continuité pédagogique" compliquée, impossible pour beaucoup, et je pense que nous avons tous vécu ce sentiment du temps qui s'étire mais que nous ne parvenions pas vraiment à occuper, spectateurs de notre attente et parfois de nos angoisses dans un contexte sanitaire et médiatique sidérant.

Pour les enfants et les adolescents, et pour les familles, cette perception très particulière, alourdie pour certains par des situations sociales compliquées et profondément inégalitaires jusque dans la proximité de la mort, a pu avoir des effets très hétérogènes.

Il me semble que les jeunes de mon entourage ont d'abord regretté l'école et les amis après un moment de joie de vacances, certains ont retrouvé une activité scolaire très (trop ?) intense à travers le suivi de leurs enseignants à distance et des parents à la maison, par tous moyens, d'autres l'ont partiellement ou totalement abandonnée, n'ont pas cherché à retrouver un lien, d'autres encore n'ont pas eu les moyens de le faire, parce que l'école ou un enseignant ne communiquait plus, ou parce qu'un obstacle technique s'interposait.

Les parents ont aussi eu des attitudes très différentes, mais l'enquête menée par Filippo Pirone et Romain Delès (https://www.u-bordeaux.fr/Actualites/De-la-recherche/Confinement-et-ecole-a-la-maison-le-point-de-vue-des-parents) montre que, de ce point de vue, il faut laisser de côté les idées préconçues : dans les milieux modestes, les parents ont beaucoup (plus) suivi leurs enfants, et c'est plutôt sur les méthodes pédagogiques que les différences sont notables entre les familles.

annelehmansLa rentrée prochaine se fera donc avec des élèves qui auront eu des expériences totalement différentes, parfois traumatisantes et peu partagées, mais qui globalement auront sans doute des appréhensions fortes pour le retour à l'école. L'actuel retour à l'école n'en est pas vraiment un, interdit à beaucoup d'élèves, difficile à vivre pour les enseignants et les élèves contraints de rester distants et de ne rien toucher. Du côté des enseignants, l'expérience a aussi été souvent douloureuse, entre un vrai souci des élèves et un contexte de bricolage technique et familial. Beaucoup ont passé un temps long et fatigant chaque jour devant leur écran. Certains ont découvert des modes de travail qu'ils n'utilisaient pas (particulièrement le travail collaboratif à distance), la plupart une familiarité forcée avec les outils numériques qui laissera des traces que l'on peut espérer constructives malgré tout. 

Du point de vue de la circulation de l'information et de la communication, le contexte a été très intéressant.

Il a révélé un mode et un style de communication politique à la française très centralisé, presque monarchique, dans un contexte d'incertitude sanitaire difficile à assumer et à exposer.

On ne peut pas reprocher à des dirigeants politiques des choix complexes dans un tel contexte. On peut en revanche s'interroger sur la rhétorique, les demi-vérités, et les comparer à la communication politique d'autres pays comme l'Allemagne ou la Belgique. Depuis Berlin ou Bruxelles, la France semblait proche d'un régime autoritaire avec ses brigades policières, ses arrestations ciblées, ses dénonciations, sa gestion de la pénurie.

Les citoyens français ont pourtant été incroyablement sages et respectueux des consignes, accepté ce qui semblait inacceptable au regard des libertés fondamentales, au nom d'un intérêt collectif assumé, malgré les doutes et le chagrin de nombreuses familles. Mais c'est surtout du côté des médias et des réseaux socionumériques que les débats se sont joués, que les français se sont divisés sur des questions qui n'ont pas de réponse scientifique actuellement, mais sur lesquelles il fallait se positionner en dehors de toute expertise et dans un torrent médiatique autour de l'oeil du cyclone sanitaire : l'origine du virus et le péril jaune, l'efficacité de la chloroquine et le lobby des industries, la respectabilité scientifique et éthique de Didier Raoult, la fiabilité des revues scientifiques, l'acceptabilité du traçage systématique, et puis les complots, innombrables.

La complexité et l'incertitude n'ont pas bonne presse, on en a eu la confirmation, et l'école a encore du travail pour éduquer à l'incertitude. L'importance et l'urgence d'une éducation aux médias et à l'information et à la culture scientifique sont vraiment confirmées.

Quelles sont les modifications que vous avez pu mettre en œuvre ?

Au tout début, les défaillances majeures des systèmes d'information institutionnels ont provoqué des réactions rapides et bricolées, intéressantes, créatives, des formes de médiation des enseignants par les élèves ou les étudiants pour trouver des solutions efficaces.

Sur un temps très court, les questions fondamentales et jamais vraiment traitées qui traversent le système éducatif concernant le numérique et la formation à distance ont été partagées par tous : qu'est-ce qu'apprendre à distance ? est-ce possible ? est-ce égalitaire ? est-ce respectueux de la protection des données personnelles ? est-ce souhaitable dans un système où l'usage de solutions privées va privilégier des logiques marchandes peu acceptables et pourtant incontournables ? apprend-on vraiment à distance ou ne fait-on que s'informer ? 

Concernant les pratiques de l'équipe pédagogique dans laquelle je travaille, nous avons connu peu de changements, sinon le remplacement des cours à distance pour des étudiants que nous avions l'habitude de voir en présence, alors que certains de nos parcours se déroulent dores et déjà à distance.

Nous avons alors appliqué ce que nous savions déjà : l'obligation de réduire voire de supprimer la relation pédagogique magistrale unilatérale, totalement inefficace à distance (le cours filmé), celle de ne pas chercher à retenir l'attention soutenue des étudiants plus de 4 heures, voire 2 heures par jour, mais de privilégier des travaux collaboratifs et autonomes, celle de respecter les contraintes de chacun, les enfants qui viennent voir, la connexion défaillante, l'angoisse qui submerge et le besoin de parler.

En échangeant avec les étudiants qui sont aussi souvent des enseignants, plusieurs m'ont dit avoir expérimenté avec bonheur les potentialités collaboratives du numérique, la facilité d'organiser des ateliers, de laisser des élèves même jeunes travailler ensemble de façon créative, avec des outils très divers, souvent bricolés, mais efficaces.

Des conseillers pédagogiques ont observé un basculement majeur chez les enseignants de ce point de vue, et les barrières tomber sur la crainte de ne pas savoir faire, de se laisser déborder, de ne pas maîtriser.

Mais la prudence est de mise.

Alors que l'on se demandait, il y a quelques jours encore, si le monde d'après le confinement serait meilleur, si la réalité statistique de la mort nous ferait réfléchir, si les questions environnementales allaient enfin être des préoccupations partagées, si la solidarité allait durer et les choix politiques être revus, ce que je vois dans les rues et dans la presse semble donner raison à Michel Houellebecq, pour qui "tout restera exactement comme avant, le monde sera le même en un peu pire" (France Inter, Lettres d'intérieur, 2 mai 2020).

On peut espérer que pour l'éducation, ce ne sera pas le cas. Que l'expérience aura permis de faire des choix éclairés car expérimentés entre ce que vous voulons et ce qui nous est imposé, et une fois encore, de considérer la complexité, de ne pas tout accepter ou tout rejeter.

Les directives institutionnelles nous invitent à basculer dans une "hybridation" généralisée des formations, dénoncée par les syndicats enseignants comme une fausse solution et un moyen détourné de faire des économies, à partir d'une situation de crise qui deviendrait une aubaine. Là encore, la prudence est de mise. Que l'échange humain et la proximité soient indispensables à la relation pédagogique, nul ne le met en doute. Difficile d'imaginer une rentrée à distance, des étudiants qui ne pourraient pas créer de lien entre eux en échangeant des regards, des enseignants dont les paroles seraient filtrées par des câbles.

Mais comment ne pas voir les perspectives d'une modularité rendue possible, d'une alternance de temps d'enseignement et de temps de projets, les opportunités de repenser intelligemment l'apprentissage dans sa globalité plutôt que dans le temps découpé des heures de cours et l'espace finalement confiné de la classe ? Tout cela nécessite une réflexion et une réforme profondes de l'organisation des enseignements qui tienne compte de la réalité du travail de chacun, parce qu'enseigner comme apprendre à distance, c'est compliqué.

Et enfin que faudrait-il prendre en compte ? Y at-il des urgences ?

La situation nous a confirmé l'importance du lien, de la communication, du débat. Quand les étudiants se voyaient en visioconférence, malgré la pauvreté de la communication d'écran et son caractère presqu'inhumain, ils ont témoigné d'un vrai plaisir de se retrouver, de discuter, de rompre avec la solitude.

Donc, dans de telles situations, la première urgence, c'est de rompre avec la solitude, c'est de s'assurer que tous ont les moyens matériels de le faire, des équipements acceptables, des connexions correctes, pas trop d'anxiété face à la technicité.

Les urgences sont politiques : s'assurer de l'accessibilité de tous aux outils, de la capacité de tous à les utiliser pour apprendre. Du point de vue des enseignants, la première urgence, c'est de pouvoir être accompagné, là encore ne pas rester seul face à des outils, pouvoir poser des questions et trouver des réponses humaines et pas des tutoriels, pouvoir se retrouver pour chercher ensemble ce qui convient, ce qui ne convient pas. 

Et en conséquence peut-on repenser, comment et avec qui, les espaces et temps éducatifs et les espaces et temps scolaires ?

Bien-sûr, cette expérience de formation à distance contrainte et plus ou moins efficace incite fortement à repenser les espaces, les temps et les formats des apprentissages, la forme scolaire, la relation pédagogique.

Si l'on est honnête, on sent bien que le travail à distance peut apporter quelque chose ;

d'abord en permettant à tous d'accéder à la formation, ce que nous faisons quand nous proposons des solutions aux étudiants empêchés ou éloignés, qui seraient exclus sans elles ;

ensuite en permettant de diversifier la pédagogie et de laisser un peu de place au travail autonome, aux pratiques des élèves ou des étudiants, qui savent souvent bricoler et jongler d'un média à l'autre, d'une application à l'autre pour construire une situation finalement efficace et collaborative.

Une enquête que nous avons mise en place auprès des formateurs et des étudiants à l'INSPE de Bordeaux indique que 70% des formateurs, 90% des étudiants pensent avoir acquis pendant cette période des compétences nouvelles transférables. L'expérience n'est peut-être pas alors tout à fait négative, l'école de demain ne sera peut-être pas "un peu pire".

Anne Lehmans

Chargée de mission sur les usages numériques à l'INSPE de Bordeaux, Université de Bordeaux

Maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication

Dernière modification le vendredi, 02 septembre 2022
Laurissergues Michelle

Présidente et fondatrice de l’An@é, co-fondatrice d'Educavox et responsable éditoriale.