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Le Digital Society Forum proposait le mardi 19 décembre 2017 une table ronde au Museum national d’Histoire naturelle, autour des questions liées aux transformations numériques de la santé.

Un débat animé par Audrey Pulvar, Présidente de la Fondation pour la Nature et l’Homme (FNH), avec la participation de Stéphane Richard (Président Directeur Général d’Orange), Martin Hirsch (Directeur Général de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris), Laurent Bigorgne (Directeur de l’Institut Montaigne), Sophie Boissard (Directrice générale de groupe Korian), Thomas London (Président du Healthcare Data Institute), Stanislas Nios-Château (Fondateur et CEO de Doctolib). Guillaume Leroy (Président directeur général de Sanofi Aventis-France),

La santé connectée est un enjeu mondial avec ses promesses et ses limites. On considère que la santé est un enjeu majeur du vingt-et-unième siècle, celui de l’homme augmenté. Cependant le numérique mobilise d'énormes ressources autour d’un marché qui éveille beaucoup d'appétits, comme le souligne Audrey Pulvar dans son introduction.

La santé est un des champs des plus prometteurs de la révolution digitale

Stéphane Richard rappelle qu’Orange est présent depuis dix ans dans le domaine de la e-santé. C'est un champ des plus importants dans la quatrième révolution industrielle. Orange est très présent en Afrique sur des programmes d'accès aux soins, de télédiagnostic. La santé est un des champs les plus prometteurs de la révolution digitale, encore peu développé en raison de l’extraordinaire complexité des systèmes de santé et de ses formes de financement public ou libéral. La protection des données personnelles en est une contrainte forte. Il s’agit d’un sujet essentiel pour tous nos concitoyens.

L’impact du numérique dans le domaine de la santé est déjà très fort

Pour Laurent Bigorgne qui présentait les résultats de l’enquête de l’Observatoire du Numérique BVA/Digital Society Forum, les patients entendent désormais  jouer un rôle actif. Les situations évoluent dans le monde, par exemple au Canada où se pratique l’accompagnement des patients par la télémédecine, en Suède où sont partagées les données cliniques, ou encore en Australie où l’on effectue le suivi à distance des personnes atteintes de pathologies mentales.

L’enquête montre essentiellement que l’image du numérique dans le domaine de la santé est très positive : 76 % des Français consultent des sites spécialisés, 89 % de ceux qui le font considèrent ces informations comme utiles, 34 % utilisent un objet connecté et 4 sur 10 sont favorables à la téléconsultation : les consultations médicales par Internet ne sont pourtant pas encore à l’ordre du jour, car elles suscitent encore des réserves pour une  majorité des personnes interrogées.

Si 78% pensent que le numérique présente des intérêts pour la santé, ils sont 80% à être  prêts à partager leurs données de santé avec des professionnels de santé à condition qu’elles soient anonymisées, sécurisées et si on leur explique l’usage qui en sera fait. Le numérique va donc aussi pouvoir améliorer la recherche pour 76% des personnes interrogées.

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En quoi le numérique peut-il aider à gérer l'organisation des hôpitaux?

Pour Martin Hirsch, la révolution numérique a déjà fait son entrée dans les hôpitaux de Paris : un premier exemple aux urgences de l’hôpital Cochin où l’on enregistre votre numéro, ce qui permet de retrouver vos séjours dans les hôpitaux de Paris. Toutes les informations sont rassemblées dans un entrepôt de données de santé, l'un des plus importants au monde. Il s’agit d’un instrument considérable pour la recherche, notamment pour évaluer l’impact des circonstances sur la santé (pollution/infarctus par exemple). Mais lorsque l’on pose la question de l’autorisation d'utiliser les données personnelles pour la recherche, seulement 1,5% des patients donnent leur accord. On envisage aussi de généraliser la prise de rendez-vous numérique pour tous les médecins de l'AP, mais là encore il y a de fortes réticences, cette fois de la part du corps médical : actuellement 10% des rendez-vous se prennent en ligne. Une évolution notable verra le jour en 2018 avec la pré-admission en ligne à l'hôpital qui représentera une économie de papier, de courrier et de temps considérables.

Si nous voulons avoir une histoire glorieuse dans la santé des prochaines années, nous devons prendre en compte le numérique, notamment les 250.000 applications santé qui existent aujourd’hui et dont très peu ont été évaluées. Nous devons jouer ce rôle pour la création du premier centre européen d’évaluation de ces applications afin de déterminer celles qui sont valables, utiles et productives.

Un appel lancé à Stéphane Richard qui pose pour sa part la question de la faisabilité d’un tiers de confiance dans l'environnement numérique qui puisse valider les applications. La question de la norme est complexe : l’obstacle viendrait notamment des systèmes propriétaires liés aux 78 millions d’objets connectés. La santé est cependant un des vecteurs d'avenir pour Orange

Thomas London révèle qu’une étude menée auprès de 1000 patients montre que 80% perçoivent la valeur des données de santé et sont prêts à partager leurs données personnelles à condition qu’elles soient anonymes. Cette valeur atteint 90% chez les plus de 65 ans : il est question d'efficacité, d'accès au service, mais aussi de qualité des soins et de prise en charge. L’OMS évalue entre 30.000 et 50.000 le nombre de morts évitables dues aux erreurs médicales chaque année. Il serait ainsi possible d’assurer le suivi régulier des malades par vérifications régulières tous les ans, notamment pour les diabétiques.

Pour Sophie Boissard[1], le numérique change la donne, car il permet de conserver une forme d'autonomie avec un retour à domicile des personnes âgées : en effet, le suivi à distance est désormais possible grâce aux données médicales. L’enjeu est de continuer à avoir des médecins de ville, mais comment les payer, puisque il n'y a plus d'acte? Le numérique possède trois grandes vertus dans les EHPAD : les équipes y voient au quotidien un saut qualitatif important. Le numérique permet la formation des soignants à distance sur des pathologies telles que la maladie d’Alzheimer, il améliore la qualité de vie du patient (par exemple en gérant l'activité au milieu de la nuit chez les Alzheimer), il permet l’étude de cohortes épidémiologiques sur dix ans afin de modéliser les épidémies dans la durée pour une prévention interactive avec les laboratoires et les pharmaciens.

Stanislas Niox-Chateau pose une question qui fâche : « un patient connecté est-il un emmerdeur pour le médecin? ». Partant du constat que les délais d'attente sont trop longs et qu’il y a trop peu de liens aujourd’hui entre les patients et les praticiens, Doctolib travaille selon deux axes : fournir des outils pour les hôpitaux, les établissements de santé et les cabinets ; proposer des outils pour rapprocher les patients et les praticiens, les praticiens entre eux, faire du patient un acteur de sa santé. Cette entreprise se positionne sur des innovations de service pour améliorer l'efficacité du système : elle ne souhaite en aucun cas noter les médecins.

Guillaume Leroy (Sanofi Aventis France) considère qu’avec l'arrivée du numérique on est dans un écosystème augmenté, sachant que trois des dix premiers centres de recherche au monde sont français. Dans ce contexte, comment se positionne Sanofi par rapport aux 22.500 pharmaciens français? Sur le territoire français se concentrent ses efforts de recherche. S’appuyant sur l’exemple des maladies rares qui demandent15 ans avant d'avoir un diagnostic, le numérique va permettre de gagner du temps, car il s’écoule encore parfois plus de deux ans entre le diagnostic et la mise en place d’un protocole. La prévention permet ainsi s’anticiper les maladies infectieuses via le numérique (le cas d’une épidémie de méningite en Amérique latine anticipée grâce aux réseaux sociaux).

Orange peut-il aider à relever les défis de santé publique en Afrique?

Stéphane Richard constate que tout dépend des réseaux : les opérateurs doivent déployer les réseaux nécessaires, car ces applications demandent beaucoup de bande passante, tout comme l’imagerie médicale qui est très lourde. En Afrique d’immenses besoins de santé publique demeurent insatisfaits en l’absence de soins. Il y a une marge de progression considérable pour les Smartphones : actuellement 20% seulement de la population est équipée. La prévention et le traitement des grandes épidémies telles qu’Ebola sont favorisés par la géolocalisation qui a permis d'endiguer l'épidémie. L’impact de l'intelligence artificielle est aussi visible par l’accès au diagnostic qui permet de passer outre un suivi médical déficient.

Thomas London considère que la numérique favorise la recherche par la capacité à identifier les mécanismes des maladies afin de trouver de nouveaux traitements. Les outils de régulation du système peuvent être améliorés avec l'utilisation de la donnée notamment pour créer de la transparence sur les actes médicaux ou chirurgicaux, réussis ou non.

Des questions qui dérangent :

Le dossier médical partagé n'existe pas en France. Il était prévu avec la carte vitale. Pourquoi n’est-il pas mis en place? Quels sont les blocages?

Comment vaincre les réticences des Français qui sont majoritairement opposés à la téléconsultation ? La téléconsultation est pourtant une bonne réponse notamment aux déserts médicaux et elle est encadrée sur le plan règlementaire de manière contraignante.[2]

Comment passer d’une médecine réactive à une médecine proactive ?

Le GSM est la norme qui a permis le développement de la téléphonie mobile, or il n'existe pas actuellement de norme internationale pour les objets connectés : tant que ce sera le cas, la médecine connectée et proactive n'existera pas. Il faut aussi une norme internationale de transmission des données. Orange est il prêt à relever ce rôle de pacificateur pour faciliter le déploiement de solutions concrètes ?

La problématique d'interopérabilité est majeure. Un des grands enjeux est la création de centres de récupération de données qui ne seront plus fragmentés : on s’appuie sur l’exemple de l’Obamacare[3]  aux USA ou du Canada qui met en place des outils pour palier les déserts médicaux par une gestion à distance avec des relais sur le terrain qui ne sont pas forcément des médecins. La non interopérabilité des systèmes médicaux en France est un blocage qui empêche l'évolution.

La gestion des données permettrait des diagnostics avancés, notamment des signes avant coureurs de la maladie d’Alzheimer : c’est la prochaine grande avancée pour bloquer l'évolution de la maladie par la personnalisation du traitement. La troisième dimension est la réglementation qui empêchera ou pas les assurances d'obliger un patient à la communication des données personnelles.

La grande question est donc toujours et encore celle de l’exploitation réglementée des données et donc de leur exploitation à des fins scientifiques, médicales et/ou commerciales. Mais qu’il soit permis ici à Educavox de rappeler que le RGPD[4] (Règlement général sur la protection des données personnelles) qui entrera en application le 25 mai 2018 deviendra une obligation absolue de protection des données personnelles de la part des entreprises et administrations qui ont à en connaître[5].

Mutualisation et protection des données sont-elles les clefs du changement ?

La volonté de protéger des données personnelles très confidentielles ne résume pas tout le problème. Il existe selon certains intervenants une tradition française d’appropriation des données par le corps médical : « Mon acte, mon dossier, ma donnée, je ne la mets pas en partage, c'est la mienne » (sic). Cette attitude est un frein puissant au développement de la télémédecine. Martin Hirsch estime qu’il y a un combat passionnant à mener entre médecine personnalisée (traitement ciblé sur mesure) et médecine dépersonnalisée (traitement industriel). Il convient de garder une relation humaine forte, mais la question du paiement à l'acte induit des comportements anti coopératifs entre professionnels.

Comment établir le lien? En effet, même autorisées par l'ARS et la CNIL, les téléconsultations ne rentrent pas dans les nomenclatures de la CNAM et ne sont donc pour l'instant pas remboursées par la sécurité sociale. Il s’agit pourtant d’un sujet d’envergure, puisqu’une récente étude, publiée par le cabinet de conseil Deloitte[6], évalue à 100 millions le nombre de téléconsultations dans le monde en 2014 (environ 15% du total).j

L’obstacle essentiel réside sans doute dans cette double réticence des patients et du corps médical. Pour les premiers il s’agit d’une réserve à transmettre leurs données médicales personnelles par crainte d’un usage abusif, alors que pour les médecins il y aurait une réticence à se dessaisir de la relation exclusive praticien-patient.

Or, comme l’affirmait l’un des médecins présents dans la salle : « Tant que les médecins et les patients ne seront pas convaincus d’utiliser les évolutions majeures de la télémédecine, il ne se passera rien : tous les avancées numériques ne serviront à rien ! »

Michel Perez


[1] Korian en 2016 gère plus de 710 établissements, avec une capacité d’accueil de 71 500 lits et emploie près de 45 000 collaborateurs dans 4 pays : France, Allemagne, Belgique, Italie. (Wikipédia).

[2] Le décret du 19 octobre 2010 encadre la télémédecine par la définition des actes de télémédecine, leurs conditions de mise en œuvre et leur organisation notamment territoriale. Il impose notamment l’obtention d’un agrément par les agences régionales de santé. « La définition des actes de télémédecine ainsi que leurs conditions de mise en œuvre et de prise en charge financière sont fixées par décret, en tenant compte des déficiences de l’offre de soins dues à l’insularité et l’enclavement géographique. »

http://esante.gouv.fr/services/reperes-juridiques/le-decret-du-19-octobre-2010-relatif-a-la-telemedecine

[3] Le « Patient Protection and Affordable Care Act » (en français, « Loi sur la Protection des Patients et les Soins Abordables »), surnommée « Obamacare », est une loi votée par le 111e Congrès des États-Unis et promulguée par le président Barack Obama le 30 mars 2010 .

[4] Règlement général sur la protection des données : règlement (UE) 2016/679 du Parlement Européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données)

[5] https://www.educavox.fr/alaune/produire-comprendre-utiliser-et-proteger-des-donnees-numeriques-une-competence-essentielle

[6] https://www.sciencesetavenir.fr/sante/100-millions-de-tele-consultations-pour-2014_12865

 

Dernière modification le vendredi, 06 septembre 2019
Pérez Michel

Président national de l'An@é de 2017 à 2022. Inspecteur général honoraire de l’éducation nationale (spécialiste en langues vivantes). Ancien conseiller Tice du recteur de Bordeaux, auteur de nombreux articles et rapports sur les usages pédagogiques du numérique et sur la place des outils numériques dans la politique éducative.