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Après l’explosion des utilisations de l’intelligence artificielle et la prise de conscience des dérèglements climatiques causés par l’activité humaine, la question prend une dimension philosophique et politique qui a nourri le cœur des réflexions lors des rencontres Michel Serres* qui viennent de se dérouler. Elle y a été déclinée de manière spécifique en éducation et en habitabilité de notre planète.

Où en est l’éducation et l’esprit critique des lumières avec le déploiement de l’Intelligence Artificielle ?

Il est indéniable que les pratiques éducatives sont et seront remises en cause, modifiant déjà les manières d’enseigner. Très prosaïquement, Valentin Husson1* fait le constat que l’IA a achevé les devoirs à la maison, les collègues étant peu enclins à lire des copies rédigées par une machine…on pourra objecter qu’elles étaient parfois faites avec l’aide des parents ou profs particuliers ou même « pompées » sur celle d’un bon élève. Mais il ajoute plus sérieusement que  « si l’IA est un poison, elle peut aussi permettre la pensée critique. Toute la question de la technologie est celle de son utilisation.» Et c’est bien la question centrale posée quel que soit le domaine. Pour lui, il s’agit de remettre l’IA à notre service pour garder justement l’autonomie de la pensée.

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Pour Najat Vallaud-Belcacem2*, « le numérique dans son ensemble ne peut pas passer en dehors de l’école ». Comment alors nourrir l’esprit critique face à ces outils ? Cela passe pour elle par l’éducation aux médias et à l’information qui est une actualisation de l’esprit des lumières : il faut être capable de comprendre les techniques de la nouvelle communication.

Elle fait part, elle aussi, de ses inquiétudes : « nous sommes le produit de toutes les applications gratuites que nous utilisons, enfants, jeunes, adultes compris, victimes des techniques de captation de notre attention. Les algorithmes jouent pour libérer de la dopamine, avec des dégâts considérables. Nous ne savons même pas si notre cerveau est fait pour cela avec le risque de ne plus pouvoir réguler ses émotions de tous les jours et de scroller à l’infini pour compenser. »

Avec un peu d’humour et sur un fond de vérité elle fait tout de même preuve d’optimisme en se référent à l’histoire des technologies. « Ce qui a le plus libéré les femmes, ce n’est ni les lois, ni la politique, mais la technologie : frigidaires, aspirateurs, machines à laver… »

C’est pourtant le pessimisme qui revient souvent dans les propos des intervenants en évoquant, la neutralité trompeuse du net qui permet, certes, à tout le monde de poster mais chez des hébergeurs qui sont, eux, tout sauf neutres et ne s’en cachent même plus. D’où une dégradation accélérée des contenus et la captation de l’attention érigée en doctrine.

Et on en revient là encore à la nécessité d’une régulation orchestrée par les pouvoirs publics.

« C’est à l’école que les enfants peuvent se prémunir du numérique mais cela ne suffira jamais. On a besoin de cadres comme ils existent pour toutes les industries. »

Avec ChatGPT on peut même craindre que d’aucuns posent la question : A quoi cela sert-il d’apprendre ? On peut là partager l’optimisme de Nicolas Halphen-Herla3* qui nous rappelle que « cela fait vingt cinq siècles que la philosophie arrive à nous expliquer à qui cela sert de penser alors…». Ma réponse est plus lapidaire et analogue à celle sur l’utilité des mathématiques : à être moins…que celui qui pose la question.

Revenant à l’école Valentin Husson pointe un des bienfaits de l’intelligence artificielle : la possibilité nouvelle de revisiter la pédagogie différenciée difficile à mettre en œuvre dans une classe de 36 élèves avec les outils existant auparavant.

Avec Nicolas Halphen-Herla, la conclusion ouvre une porte vers « le bon espoir que, de l’intelligence artificielle, naisse quelque chose de capable de dépasser les dangers.

Comment se réapproprier la nature ?

Dans un climat anxiogène dont il est difficile de s’extraire Gilles Clément4* et Gaspard Koenig5* viennent apporter une bouffée d’air pur et de bon sens.

« Entretenir la nature, ce n’est pas la contrôler, la cadrer mais en prendre soin et la protéger. L’intérêt n’est pas de la coloniser mais de la laisser faire ». Et, s’il faut se mêler de la vie dans la nature c’est pour la préserver. « La nature est un pied de nez à la notion de frontière ». Les diverses espèces ont depuis toujours migré à la surface de la terre. Pour exemple : les chênes étaient absents du sol français il y a dix mille ans.

Dans la nature, « l’homme a un rôle à part car il est le seul être vivant à avoir conscience des interrelations systémiques. Il a ainsi une responsabilité particulière : celle de respecter le vivant.»

Ainsi, pour Gaspard Koenig, l’écologie nous ouvre à la philosophie politique. On voit se développer de nos jours la notion de droits de la nature, droit des fleuves, droit des arbres, droit des mers Etc. A ces notions de droits Gilles Clément préfère celles de devoirs de l’homme.

Da façon pas tout à fait étymologique, des passerelles sont jetées entre humus et humilité puis entre humus et humanité avec le raccourci, « sans humus pas d’homo ». Mais de quoi s’agit-il ? La science du sol est une science récente, commencée avec Darwin qui faisait du ver de terre l’élément le plus important de l’écosystème. De fait, « le sol c’est de la mort, de la nécro masse. Sa fonction c’est de digérer. Et c’est ce qui permet le renouvellement. Le sol défait les chaînes carbonées pour qu’elles puissent se recomposer, se régénérer. « le sol permet de faire du nouveau en décomposant l’ancien…cela lui donne une fonction métaphysique qui nous rend humble ».

Quelle ville pour demain ?

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François Pitti6* et Aurélien Coulanges7*en tracent quelques principes de construction.

Cette nature, l’homme est contraint de l’habiter et, depuis sa conquête de la sédentarité, la question de l’urbanisation est centrale car à la fois inévitable et indésirable.

Michel Serres a écrit : « faites moi pour habiter un dedans d’origine, un dehors accueillant, des sorties non dramatiques ». Des sorties non dramatiques, ce n’est plus habiter mais cohabiter. « La ville de demain doit être la scène du faire du lien » : La ville conçue en écrin de la vie. Habiter alors, ce n’est plus loger ou demeurer mais vivre et interagir.

Il faut donc construire des interrelations à tous les niveaux : agglomération qui fait du lien, interactions sociales et émotionnelles en plus d’être fonctionnelles. Relation aussi avec le vivant. La ville n’est pas que minérale ; elle doit être en osmose avec les lieux pour créer une atmosphère et une ambiance.

« La ville est la scène et le miroir de la démocratie »

Sans sous-estimer les fonctions premières de la ville, il faut les superposer avec d’autres préoccupations pour créer du lien. La ville peut être un contre pied au séparatisme favorisé par le numérique et les réseaux. « Réseaux physiques venant combler le vide laissé par les réseaux sociaux ».

Il est nécessaire d’intégrer au développement urbain la possibilité de la rencontre et du partage pour que chacun puisse y trouver sa place. La question démocratique traverse la ville « qui doit être pensée par la vision politique pour être inventer des réponses ». Ainsi la ville doit se construire avec tous les acteurs de la société.

L’intelligence artificielle et la ville du futur.

Là comme ailleurs l’IA ne peut pas tout. « Elle ne peut pas inventer la ville du futur puisqu’elle ne puise que dans les données de l’existant ». Elle ne peut pas inventer la ville du futur puisqu’elle ne sait rien du beau qui est pourtant la promesse du bonheur. Elle est pour l’urbaniste « un stylo de plus pour pouvoir travailler ». Elle peut, par sa puissance et sa fulgurance, permettre de trouver rapidement des solutions techniques à des problèmes techniques. Elle ne peut pas intervenir lorsque l’on parle, en fait, du projet de faire société, encore moins lorsque l’on interroge les relations entre la ville et le beau, la ville et le respect de la nature, de la lumière.

« Pour penser la ville de demain, il faut arpenter à hauteur d’homme la ville d’aujourd’hui ».

Jacques Puyou

*Programmation des Rencontres Philosophiques Michel Serres pour 2025

*Mes rencontres Michel Serres : Quelle humanité voulons-nous pour demain ? - Educavox, Ecole, pédagogie, enseignement, formation.

1* Valentin Husson. Professeur de philosophie au lycée Couffignal à Strasbourg et chargé de cours à l’université de Strasbourg, il est notamment l’auteur de L’Art des vivresUne philosophie du goût (Puf, 2023), L’écologie de l’histoire (Les presses du réel, 2021) et de Foules ressentimentalesPetite philosophie des trolls (Philosophie magazine Éditeur, 2025).

2* Najat Vallaud-Belkacem. Elle préside l’association France-Terre d’Asile après avoir été ministre des Droits des femmes puis ministre de l’Éducation Nationale. Elle est notamment l’auteur de La vie a plus d’imagination que toi (Grasset, 2017), Les écrans contre la parole (avec David Le Breton et Julie Neveux) (Philosophie magazine Éditeur, 2024) et RéfugiésCe qu’on ne nous dit pas, avec Benjamin Michallet (Stock, 2025).

3* Nicolas Halpern-Herla. Professeur de mathématiques, il a enseigné 20 ans en zone sensible en banlieue parisienne avant de rejoindre un lycée du centre-ville de La Rochelle, découvrant ainsi les deux facettes du métier. Il est également créateur de la chaîne et du site jaicompris.com, suivi par près d’un demi-million d’abonnés qui y trouvent  un excellent complément à leurs cours et exercices de maths du collège au lycée. 

4* Gaspard Kœnig. Philosophe et écrivain, amoureux de la liberté et de la nature, Gaspard Koenig confronte la théorie à la pratique au cours de reportages, de voyages, de campagnes politiques ou de la pratique du jardinage. Il a publié une quinzaine d’ouvrages parmi lesquels, aux Editions de L’Observatoire : La Fin de l’Individu (2019), une enquête sur l’intelligence artificielle ; Notre vagabonde liberté (2021), récit de cinq mois de chevauchée à travers l’Europe sur les traces de Montaigne ; Humus (2023, Prix Interallié), roman d’apprentissage sur fond de lombrics ; Agro philosophie (2024), un essai explorant le rapport de la pensée à la terre.
Gaspard Koenig tient également une chronique hebdomadaire aux Echos.

5* Gilles Clément. Ingénieur agronome, paysagiste, jardinier, entomologiste, botaniste et écrivain. Il a longtemps enseigné à l’École nationale supérieure du paysage de Versailles et a été titulaire (2011-2012) de la chaire annuelle de Création artistique au Collège de France. Il est notamment l’auteur du Jardin planétaire (Albin Michel, 1999).

6* François Pitti. Ingénieur de formation (Sup Aéro) et titulaire d’un MBA, il a créé (en 2012) et dirigé le département de prospective de Bouygues Construction. Il a participé à de nombreux colloques consacrés à la conception des villes du futur. Il dirige le cabinet Audacity Strategies qui accompagne des acteurs de la ville durable sur leurs enjeux stratégiques. 

7*Aurélien Coulanges. Il a été l’assistant personnel de Jean Nouvel avant d’être nommé architecte partenaire des ateliers Jean Nouvel. Il a participé à de multiples chantiers architecturaux (Étude du Grand Paris, Boulogne Île Seguin et Shenzhen Tencent City). Depuis quelques années, il travaille entre autres sur de grands projets en Arabie Saoudite.

Dernière modification le mardi, 25 novembre 2025
Puyou Jacques

Professeur agrégé de mathématiques - Secrétaire national de l’An@é