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J'aime les gens qui réfléchissent par eux-mêmes. Ils peuvent aller et arriver très loin. Penser par soi-même ne veut pas dire tout inventer, mais en quelque sorte, tout de même, tout réinventer.

En surimpression de ces quelques mots, je vois un être assis dans la solitude de sa réflexion, qui cherche les problèmes car ils l'empêchent de dormir. Il a retourné mille fois dans sa tête l'objet de sa cérébralite, mais rien ne lui permet de dire qu'il en sait davantage, sur ce qu'il convient de faire, qu'au début de son investigation/divagation.

Alors, il se redresse, dans un nuage de poussière qui est sa réflexion rendue à son état primaire. Il sort dehors, regarder les gens dans les yeux, la ville sur ses trottoirs jonchés, ses murs badigeonnés, le ciel dans son bleu. Il confronte son intérieur, ses dimensions vertigineuses, à cet extérieur, cet espace délimité, aux dimensions visibles à l’œil nu. Il utilise le jour, l'heure, les circonstances comme autant de balises et d'ancrages pour éviter que sa méditation ne se transforme en perdition.

Il a les deux pieds au sol et la tête dans les nuages. Concrètement, un grand écart à la verticale, que seule une combinaison d'images mentales précises et contradictoires peut permettre d'imaginer. Le tout et son contraire, le possible et l'impossible, imaginer sans jamais perdre une goutte de sens commun. Voilà qui aboutit à des résultats hors du commun.

Il prend la réalité à deux mains, la travaille comme une terre glaise, en utilisant les outils qu'on a bien voulu lui transmettre, les manières qu'on a bien voulu lui enseigner. Il arrive à le faire en suivant son intuition, qui se transforme en inspiration, quand le cœur se joint au cerveau – sans quoi, peu de saveur dans les choses de la vie.

C'est alors, hors de sa tour d'ivoire, qu'il peut vraiment penser par lui-même : en faisant, en échouant, en multipliant les directions, en écoutant ce murmure qui lui dit quoi faire, par habitude pense-t-il, alors que non, il s'agit de quelque chose d'extraordinaire, quelque ressource que recèle chaque personne mais que peu utilisent – faute d'explication, d'information ? Ou tout simplement faute de l'utiliser ? Faute de ne plus se réveiller ?

Un certain corporatisme fait qu'on peut avoir du mal à écouter un profane parler d'une de ses expériences dans notre domaine de compétences, surtout s'il a manifestement l'intention d'en tirer des enseignements à valeur universelle.

Si une telle réserve peut être salutaire, elle ne doit pas nous empêcher d'échanger sur notre métier avec une liberté de pensées et de paroles, car une trop grande rigidité, qui se résume parfois à une précision de vocabulaire, risque de nous faire passer à côté d'évidences.

Au contraire, observer ce que font les gens, en usant de leur seul bon sens, dans un domaine de compétences qui n'est pas le leur, peut être extrêmement utile, car apporter des révélations ou plutôt des remises à jour, oubliées au second plan, derrière l'opaque savoir professionnel.

Dans l'enseignement, où l'on a tendance à vouloir "techniciser" les pratiques, les démarches, les méthodes, très souvent, c'est l'usage du terrain, le travail relationnel, qui se marie difficilement avec des théories trop parfaites, et la liberté des individus, apprenants ou professants, qui permettent d'atteindre à des résultats significatifs.

Le savoir, sans son épaisseur humaine, n'a qu'une utilité : démontrer son inutilité, en tout cas terrestre. D'où cette idée, qui en fait grimacer certains, qu'il faut être à l'écoute des profanes et adapter l'enseignement à leurs attentes, sans le réduire mais en le plastifiant – comme ces moules en silicone, assez souples pour garder une forme même à la tarte la moins bien prise.

Un copain me racontait l'autre jour sa théorie sur l'apprentissage, résultat des nombreux devoirs travaillés en collaboration avec ses petites neveux – qu'il a prit l'habitude d'aider en tonton soucieux de leur réussite. Le connaissant, il en va aussi de sa propre curiosité, quant aux processus à l'oeuvre dans les petites têtes que l'Ecole Républicaine essaye de bien remplir :

"C'est simple, dit-il – et je dois avouer que ce n'est pas la meilleure manière de commencer une discussion avec moi – c'est simple, pour résumer, tu as trois façons d'enseigner aux enfants..."

Tout de suite, je songe qu'il va devoir se montrer persuasif, car mon credo en la matière est plutôt de dire qu'il y a autant de manières que d'individus.

Mais je sais que mon défaut est cette tendance excessive à la subjectivité, j'accepte donc l'effort de synthèse de mon comparse, qui en a sous le scalp – mais en revanche, aucune expérience de l'enseignement public sous le pied :

"Trois manières... C'est tout bête. Tu as ceux qui apprennent sans problème, ils te font confiance, écoutent, appliquent tes conseils, bref en deux temps, un peu de fatigue et de concentration, ils comprennent et assimilent. C'est facile.

Tu as ceux qui ne sont pas bêtes mais ont besoin qu'on "simplifie" – comme le dit un certain lieu commun un peu prétentieux – tu as ceux qui ont besoin qu'on "prémâche", qu'on fasse des comparaisons avec leur vie quotidienne, leurs attitudes les plus courantes, pour qu'ils mesurent de quoi l'on parle et ce que l'on attend d'eux..."

Je suis d'accord avec ce qu'il dit, j'abonde d'ailleurs dans son sens. En effet, je ne peux m'empêcher de couper la parole, si je suis d'accord avec quelqu'un, pour amener ma petite pierre à cet accord mais surtout être sûr que mon interlocuteur a bien compris que j'étais d'accord avec ce sur quoi il souhaitait que nous fussions d'accord :

"Figure-toi que pour les plus rétifs, je prends la métaphore du match de foot – "Imagine-toi, bonhomme, que quand tu rédiges une réponse argumentée à une de mes questions, c'est comme si tu racontais lundi matin à ton collègue de récré le match du PSG de samedi soir, qu'il n'a pas pu voir" – pour cause de réunion familiale, fête religieuse ou panne de la box, et sans que l'on sache si c'était la faute de la machine, du réseau ou de l'opérateur.

Tout de suite, effet visuel concret ou imaginaire ? L'oreille du bonhomme se dresse, aux aguets – est-il en train de comprendre quelque chose ? :

"L'introduction c'est qui joue, à quelle heure ? – la première partie, c'est la première mi-temps, la deuxième, c'est la deuxième, et... la troisième... ce sont les prolongations !

Et la conclusion ? Et bien, dis-lui si c'était oui ou non un beau match, le plus beau depuis trois jours, trois semaines, trois ans, trois décennies, trois siècles ?..."

"Mais monsieur, on jouait pas au foot y'a trois siècles !?"

"C'est bien mon grand ! Tu as tout juste, les mœurs changent avec le temps !"

Mon pote me regarde d'un air satisfait, l'air de dire :

"C'est bon, il a compris où je voulais en venir... Maintenant, je vais pouvoir lui sortir ma "troisième manière" d'apprendre..."

Je vous laisse aussi réfléchir, peut-être la trouverez-vous tout seul, et si jamais vous n'êtes pas sûr de vous, pas d'inquiétude, je vous raconte la suite rapidement.

La "troisième manière", il faut prendre le temps d'en parler – autrement, on reste convaincu qu'il n'en existe que deux, c'est plus simple, ça demande moins d'énergie.

Article paru sur le site : http://leonbellevalle.blog.lemonde.fr/2015/01/

Dernière modification le vendredi, 22 avril 2016
Bellevalle Leon

Professeur d’histoire-géographie au collège depuis cinq ans, je m’occupe de niveau 6e, 5e, 4e, 3e ; je suis prof principal en 5e et coordinateur de l’équipe disciplinaire au sein de l’établissement. Depuis mes débuts, je mets aussi en oeuvre des projets transdisciplinaires, avec des professeurs de mathématique, musique, français, art-plastique, technologie... Passionné par mon métier et mes élèves, je ressens le besoin d’exprimer mes idées sur un système qui me paraît souvent rigide et de moins en moins en phase avec la modernité. En plus d’articles spécialisés, je tiens un blog à vocation littéraire et historique.