La triple différenciation institutionnelle
Le système éducatif français ne se contente pas de sa segmentation verticale primaire-collège-lycées. Il organise également une différenciation horizontale à travers trois dispositifs complémentaires qui fragmentent les publics scolaires.
L’éducation prioritaire constitue le premier niveau de différenciation au sein même du service public. Créée dans les années 1980 pour compenser les inégalités territoriales, elle a progressivement institué une géographie scolaire à plusieurs vitesses. Les établissements classés REP (Réseau d’Éducation Prioritaire) ou REP+ bénéficient théoriquement de moyens supplémentaires, mais cette labellisation fonctionne en pratique comme un marqueur négatif. Être scolarisé en REP signifie appartenir à un établissement « en difficulté », fréquenté par des élèves « défavorisés ». Cette stigmatisation déclenche des mécanismes d’évitement de la part des familles qui en ont les moyens.
La séparation public-privé constitue le deuxième niveau de différenciation. Le système français est structurellement dual : à côté du service public, coexiste un secteur privé sous contrat qui scolarise environ 17 % des élèves[1], et un secteur hors contrat en expansion. Cette dualité n’est jamais analysée comme telle dans le corpus étudié. Privat l’évoque pourtant explicitement : « Les classes sociales les plus favorisées ne se sont pas trompées : elles ont progressivement délaissé les écoles publiques au profit de l’enseignement privé qui allait permettre à leurs enfants, d’emprunter les meilleures voies de la réussite »[2]. Cette phrase, lourde d’implications, disparaît ensuite du débat.
La carte scolaire, enfin, organise le troisième niveau de différenciation. Censée garantir la mixité sociale en affectant les élèves selon leur lieu de résidence, elle produit en réalité l’effet inverse. Dans un contexte de ségrégation résidentielle marquée, la sectorisation reproduit les inégalités territoriales au sein des établissements. Et surtout, elle suscite des stratégies de contournement de la part des familles informées et disposant de ressources.
Ces trois mécanismes ne fonctionnent pas indépendamment. Ils interagissent pour produire une ségrégation scolaire cumulative. Un établissement public classé REP dans un quartier populaire concentre les élèves dont les familles n’ont pu ni déménager, ni contourner la carte scolaire, ni s’orienter vers le privé. À l’inverse, certains établissements publics de centre-ville ou privés sous contrat sélectionnent de facto leur public à travers des mécanismes implicites : options rares, frais annexes, procédures d’admission opaques.
Les stratégies d’évitement et leurs paradoxes
Le corpus révèle en creux l’existence de stratégies sophistiquées développées par les familles favorisées pour éviter la mixité sociale. Privat mentionne ces mécanismes à propos de la réforme du collège de 2015 : « En outre, en supprimant l’attractivité de certains établissements situés en zone sensible, on peut craindre que des familles ne cherchent à contourner la carte scolaire en inscrivant leur enfant dans un collège « mieux coté », ou dans l’enseignement privé »[3].
L’analyse des classes européennes et des classes bi-langues offre un exemple éclairant. Ces dispositifs fonctionnaient comme marqueurs de distinction au sein du public. Privat note que les parents qui y inscrivent leurs enfants souhaitent certes « leur donner un atout majeur pour leurs futures études », mais surtout leur « permettre de suivre une scolarité dans une classe de bon niveau, au milieu d’autres élèves dont les performances scolaires sont déjà très satisfaisantes »[4]. La fonction ségréguante de ces options apparaît ici clairement : il s’agit moins d’apprendre l’allemand que d’éviter les « mauvais élèves ».
La suppression de ces options dans la réforme du collège révèle le dilemme de toute politique égalitaire qui ne s’attaque pas aux structures fondamentales. Comme le souligne Privat : « Ce n’est faire injure à personne de reconnaître que la disparition de ces classes supprime une inégalité. Mais il est tout aussi évident d’admettre que cela ne permettra pas la réussite de tous »[5]. La conclusion s’impose d’elle-même : les familles trouveront d’autres mécanismes de distinction, notamment le passage au privé.
Cette dynamique produit ce que Privat appelle un « égalitarisme de façade » qui « risque fort d’être contre-productif »[6]. En supprimant les options attractives du public sans transformer les conditions réelles d’enseignement, on accélère la fuite vers le privé. La conséquence prévisible : « Une bonne partie, issue des milieux favorisés, choisira d’aller grossir les bancs des écoles privées »[7]. Les établissements publics les plus fragiles perdent ainsi leurs derniers élèves favorisés, renforçant la ségrégation.
L’éducation prioritaire elle-même illustre ces effets paradoxaux. Conçue pour réduire les inégalités en concentrant des moyens sur les territoires défavorisés, elle a produit des effets pervers majeurs. D’abord, la stigmatisation : le label REP ou REP+ fonctionne comme un signal négatif pour les familles. Ensuite, la fragmentation territoriale : l’éducation prioritaire a cartographié les inégalités sans les réduire, institutionnalisant une géographie scolaire à plusieurs vitesses. De plus, l’insuffisance des moyens : contrairement au discours, l’éducation prioritaire n’a jamais bénéficié de moyens à la hauteur des ambitions affichées. Enfin, l’absence de transformation pédagogique : on donne un peu plus de postes, on réduit légèrement les effectifs, mais la forme scolaire reste intacte. Au personnel de « faire avec ». Certains cherchent des méthodes adaptées à ce public et sont critiqués de laxistes, d’abandonner les objectifs pédagogiques.
Le corpus reste étrangement silencieux sur ces effets paradoxaux. L’éducation prioritaire apparaît rapidement sous l’expression vague « établissements défavorisés », sans analyse critique de la politique elle-même. Cette invisibilisation protège le dispositif de toute remise en cause. On peut ainsi continuer à affirmer qu’on « compense » les inégalités tout en les renforçant structurellement.
Une ségrégation naturalisée et protégée
L’invisibilisation de la différenciation institutionnelle s’explique par les enjeux qu’elle protège. Reconnaître l’ampleur de la ségrégation scolaire obligerait à remettre en cause plusieurs piliers du système.
D’abord, le principe même de la dualité public-privé. Comment justifier qu’une partie du système éducatif échappe largement aux contraintes de la carte scolaire et puisse sélectionner son public ? Comment accepter que l’argent public finance des établissements qui organisent l’entre-soi social ? Ces questions dérangeantes restent hors du débat tant qu’on ne nomme pas explicitement la fonction ségréguante du secteur privé. Une thématique difficile à travailler lorsque les ministres successifs scolarisent leurs propres enfants dans le segment privé du système.
Ensuite, la logique même de la carte scolaire. Dans un contexte de ségrégation résidentielle, la sectorisation ne peut produire que de la ségrégation scolaire. Tant qu’on n’agit pas sur les inégalités territoriales, affecter les élèves selon leur adresse revient à reproduire les inégalités spatiales. Mais transformer cela supposerait de toucher aux intérêts immobiliers, aux politiques urbaines, aux privilèges résidentiels des classes favorisées.
Enfin, le modèle même d’une école en concurrence interne. L’existence d’établissements et de classes hiérarchisés met mécaniquement les familles en compétition. Les stratégies d’évitement ne sont que la conséquence rationnelle de cette mise en concurrence. Réduire la ségrégation supposerait de réduire les écarts entre établissements, donc de redistribuer radicalement les moyens, les enseignants expérimentés, les options attractives. Qui acceptera de perdre ses privilèges ?
Privat le formule sans ambages : les réformes égalitaires « risquent fort d’être contre-productives » car « une bonne partie, issus des milieux favorisés, choisira d’aller grossir les bancs des écoles privées »[8]. Cette phrase révèle le cercle vicieux : toute tentative de réduire les inégalités au sein du public provoque la fuite des favorisés, aggravant la ségrégation. Comment sortir de cette impasse sans remettre en cause la dualité public-privé elle-même ?
Le corpus étudié montre remarquablement l’impensé de ces questions. On dénonce les inégalités, on déplore la ségrégation, mais on ne touche jamais aux mécanismes qui les produisent. L’éducation prioritaire, le privé, la carte scolaire : ces dispositifs organisent la différenciation, mais restent protégés de toute critique systémique. L’invisibilisation garantit la pérennité de la ségrégation. Et même lorsqu’elle apparaît dans l’actualité à l’occasion d’un regard sur la bio des ministres de l’Education nationale, elle reste dans l’agitation médiatique.
Ces stratégies d’évitement ne relèvent pas d’une malveillance individuelle. Elles résultent d’un système qui met les familles en concurrence pour l’accès aux « bonnes » places scolaires. Tant que persistent des établissements et des classes hiérarchisés, les familles dotées en capital culturel et social mobiliseront leurs ressources pour placer leurs enfants favorablement. Le problème n’est pas le comportement des acteurs, mais l’architecture qui le suscite.
Quelles alternatives à la ségrégation ?
Face à ce constat, plusieurs pistes méritent débat. Certains pays ont réussi à maintenir une réelle mixité sociale dans leurs établissements scolaires. Quels dispositifs ont-ils mis en œuvre ? Comment ont-ils limité le secteur privé ? Comment gèrent-ils l’affectation des élèves ? Quelles régulations du marché scolaire ont-ils instituées ?
La question du financement du privé pourrait être posée autrement. Pourquoi l’argent public finance-t-il des établissements qui échappent aux contraintes de la mixité sociale ? Ne pourrait-on conditionner les subventions au respect de critères de composition sociale ? Ces questions sont politiquement sensibles, mais leur évitement protège le statu quo.
L’éducation prioritaire elle-même devrait être repensée. Plutôt que de labelliser des établissements, ne faudrait-il pas différencier les moyens selon les besoins réels, établissement par établissement, classe par classe ? Plutôt que de stigmatiser des territoires, ne devrait-on pas investir massivement dans la formation des enseignants qui y exercent ? Ces alternatives existent et ont fait leurs preuves ailleurs.
La carte scolaire enfin devrait faire l’objet d’une réflexion approfondie. Comment créer de la mixité quand la ségrégation résidentielle est si forte ? Faut-il élargir les secteurs ? Instituer des quotas ? Développer les transports scolaires ? Ces solutions techniques existent, mais leur mise en œuvre suppose une volonté politique qui fait défaut.
Au-delà, c’est la question même de l’école en concurrence qui devrait être posée. Peut-on réduire la ségrégation scolaire sans réduire drastiquement les écarts entre établissements ? Peut-on demander aux familles de renoncer aux stratégies d’évitement sans garantir la qualité de tous les établissements ? Ces questions engagent l’ensemble du système.
Certains pays ont fait d’autres choix. Plutôt que de créer des établissements spécifiques pour les élèves en difficulté, ils maintiennent la mixité sociale et différencient les pédagogies. Plutôt que de labelliser les territoires, ils investissent massivement dans la formation des enseignants. Ces alternatives existent et produisent de meilleurs résultats en termes d’équité. Mais elles restent invisibles dans le débat français.
La ségrégation scolaire n’est pas une fatalité. Elle résulte de choix politiques qui organisent la différenciation institutionnelle. Rendre visible cette organisation constitue la première étape pour imaginer d’autres possibles. Le prochain article de notre série examinera une autre dimension occultée : le curriculum, ou comment la question de ce qu’on enseigne disparaît derrière les débats sur comment l’enseigner.
Devant l’ampleur de la ségrégation organisée par la différenciation institutionnelle, que pensez-vous des pistes évoquées ? Avez-vous observé d’autres mécanismes de séparation des publics scolaires dans votre contexte ? Comment articuler exigence d’égalité et liberté de choix des familles ?
Bernard Desclaux
Article publié sur le site : https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2025/11/18/la-segregation-organisee-quand-la-differenciation-naturalise-le-tri-social/
Notes
[1] Ministère de l’Éducation nationale. Repères et références statistiques 2024.
[2] Privat, H. (2015). La difficile évolution du système éducatif français. Humanisme, 309, 13-16.
[3] Privat, H. (2015). Op. cit.
[4] Privat, H. (2015). Op. cit.
[5] Privat, H. (2015). Op. cit.
[6] Privat, H. (2015). Op. cit. « On voit bien que cet égalitarisme de façade, non seulement ne permet pas d’atteindre l’objectif affiché, mais risque fort d’être contre-productif. »
[7] Privat, H. (2015). Op. cit.
[8] Privat, H. (2015). Op. cit.
Dernière modification le vendredi, 21 novembre 2025