L’orientation professionnelle
Historiquement l’orientation professionnelle (OP) comme une action sociale organisée s’est constituée, en particulier en France, sur l’idée de la normalité de l’action sur autrui. L’orientation, suppose un savoir sur l’autre justifiant de lui dire ce qu’il doit faire, ce savoir étant scientifique, notamment. C’est à la fois le positivisme et la société juste qui s’incarnent dans cette action. C’est parce que chacun est à « sa » place que la République est une organisation sociale juste. Cette OP s’est développée en France en grande partie autour de l’élaboration de l’avis d’orientation pour le contrat d’apprentissage, autrement dit pour un public de mineurs.
Julien Fontègne donne un bon aperçu de cette conception :
« C’est à un service d’orientation professionnelle rationnellement organisé qu’il appartient de donner à l’enfant, qui quitte l’école primaire, toutes les indications et directions dont il peut avoir besoin pour choisir la profession qui doit le faire vivre, doit faire vivre, plus tard, les siens, doit faire progresser la collectivité dont il dépend, tout en supprimant cette haine de ratés, de mécontents sociaux, pour leur entourage, leur employeur, la société, et aussi l’ordre social. » On trouve ensuite une description détaillée de l’examen d’un jeune et des documents à rassembler, ainsi, « il nous sera facile de diriger l’enfant vers la profession qui répondra le mieux à ses aptitudes. »[1]
Guy de Beaumont, dans un élan biblique, affirme en reliant science et croyance :
« Ces chercheurs s’appliquent à trouver des solutions pratiques à l’évolution sociale, de façon qu’un jour, on puisse dire au « grand public » : « Voilà la solution toute faite, toute trouvée ; Écoute et crois ». »[2] (De Beaumont, 1938).
Ce gouvernement par la science évoque la Biocratie. Jérôme Martin en a rappelé la conception qu’Édouard Toulouse avait élaborée :
« la conduite des peuples, de l’humanité tout entière ne sera organisée rationnellement que lorsqu’on aura réalisé un État où le gouvernement des personnes sera basé sur les sciences de la vie c’est-à-dire une Biocratie »[3].
Henri Piéron, en 1951, donne une définition de l’orientation professionnelle :
« Tâche sociale destinée à guider les individus dans le choix de la profession, de telle manière qu’ils soient capables de l’exercer et qu’ils s’en trouvent satisfaits, en assurant aussi, par la répartition de ces choix, la satisfaction des besoins professionnels de la collectivité. »[4] Et à propos de la tâche sociale de l’OP, Piéron écrit un peu plus tard : « en assurant la mise en place des individus dans l’organisation sociale de façon rationnelle, remédier à des privilèges de classe en faveur d’incapables, alors que la collectivité perd le bénéfice d’aptitudes éminentes, lorsqu’elles restent ignorées dans des classes effectivement sacrifiées. » (p. 135)[5].
Mais ce pouvoir rêvé, idéal, est empêché dans le réel. L’avis d’orientation ne fait aucune obligation de le suivre. Il faut convaincre, et Henri Piéron se lamente de cette situation.
« Un échec professionnel aurait pu être évité dans 15 % des cas, où le conseil n’a pas été suivi. Sur 200 000 enfants examinés annuellement – en attendant que tous le soient en fin de scolarité primaire comme l’impose la loi – si 35 000 sont actuellement indociles, cela comporte 5 000 échecs professionnels et 10 000 cas de non satisfaction réelle. Si l’on arrivait à convaincre pleinement les familles de l’utilité pour leurs enfants du conseil d’orientation, ce déchet pourrait être considérablement réduit. Mais, s’il n’y avait pas de conseil, pour les 165 000 autres enfants, combien y aurait-il chaque année d’échecs professionnels et d’états de mécontentement supplémentaires, qui se trouvent évités, grâce à l’organisation de l’orientation professionnelle. » (Piéron, 1949, p. 5)
Ainsi, l’OP est avant tout un pouvoir sur autrui basé sur le savoir sur autrui.
L’orientation scolaire
L’orientation scolaire se construit à partir de la conception des jésuites qui relève du pouvoir absolu. La circulaire de 1890 qui instaure dans les lycées les règles de passage dans la classe supérieure reprend cette conception[6]. En simplifiant, on peut dire que les « Nouvelles procédures d’orientation » de 1973 ont commencé la déconstruction de ce pouvoir absolu et qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Notre série « Nouvelles procédures d’orientation ont cinquante ans » en raconte le déroulement. Inutile de développer plus cette question. Mais retenons que l’OS à sa base est conçu comme un pouvoir sur autrui.
Aujourd’hui
Aujourd’hui, quelle est la sémantique de l’orientation la plus largement partagée ?
L’orientation est toujours une action sur autrui, mais elle n’est plus basée sur le pouvoir sur autrui, mais sur un principe d’aide. L’orientation suppose la libre conduite de soi. Cette conduite de soi peut être biaisée bien sûr, mais c’est le soi qui doit être à la manœuvre, ce n’est pas un tiers. L’orientation facilite, éclaire, aide, accompagne le soi à déterminer son parcours.
Cette conception s’est largement diffusée.
On la trouve dans le code de l’éducation (art D. 331-23) qui définit l’orientation comme : « le résultat du processus continu d’élaboration et de réalisation du projet personnel de formation et d’insertion sociale et professionnelle que l’élève de collège, puis de lycée, mène en fonction de ses aspirations et de ses capacités. La participation de l’élève garantit le caractère personnel de son projet ».
Le dernier rapport de la Cours des comptes[7] ouvre sa partie sur l’orientation au collège et au lycée ainsi :
« L’orientation est un cheminement qui court sur plusieurs années. Elle doit ainsi offrir aux collégiens une première ouverture sur le monde professionnel, les amener à s’interroger et se projeter vers la poursuite d’études et l’insertion professionnelle, réflexion qui sera ensuite approfondie au lycée. Elle s’appuie sur des notions personnelles d’estime de soi, de projection vers l’avenir, de représentations sociales. Le rôle des parents est majeur, car ils constituent la principale source de conseil et d’accompagnement des jeunes. Ils peuvent pousser ou, à l’inverse, freiner leur ambition scolaire, souvent pour des raisons de reproduction sociale et selon les différentes perceptions qu’il se font des métiers. Il convient de les impliquer très tôt dans la réflexion, en particulier pour les familles éloignées des codes scolaires, sans méconnaître la dimension économique du coût des études (scolarité, transport, logement, délai d’accès à l’autonomie). » (p. 96)
Cette conception de l’orientation comme processus personnel a des effets très profonds dans la recherche de solutions pour améliorer « l’orientation ». Il s’agit, par diverses actions, que les personnes puissent se modifier elles-mêmes.
Ainsi, la Cours des comptes, dans son dernier rapport, formule ce programme :
« En termes de politique publique d’information et d’orientation, la recherche d’équité et l’ouverture vers l’environnement économique sous-tendent les objectifs définis en 2019 dans le cadre national de référence État-régions : lutter contre l’autocensure des jeunes et ouvrir le champ des possibles (A), concourir à la mixité dans les métiers et à l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes en luttant contre les stéréotypes (B), présenter dans leur diversité les mondes économique et professionnel (C), prévenir le décrochage scolaire (D). » (p. 97)
Ceci explique peut-être cela
Malgré cette évolution sémantique de l’utilisation du mot « orientation », le pouvoir sur autrui se maintien comme une évidence[8]. Nous observons depuis plusieurs années que les procédures d’orientation, les règles de circulation des élèves dans notre système scolaire, sont « naturalisées ». Nous l’avions repéré lors du Grand Débat de 2004[9]. Elles font partie du paysage ambiant, chacun devant en tenir compte. Mais nulle volonté de les modifier. On ne supprime pas la montagne pour rejoindre la vallée suivante, il suffit de chercher le col.
Bernard Desclaux
Article publié sur le site : Le blog de Bernard Desclaux » Blog Archive » La sémantique inversée de l’orientation
[1] Fontègne, J. (1920). L’orientation professionnelle de la jeunesse. Psychologie de l’enfant et pédagogie expérimentale/Société Alfred Binet, n° 20, 1920. pp. 73-77. https://www.persee.fr/doc/binet_0750-750x_1920_num_20_132_2897
[2] de Beaumont, G. (1938). Guide pratique de l’orientation professionnelle. Dunod.
[3] Martin, J. (2002). Aux origines de la « science des examens » (1920-1940). Histoire de l’éducation, 94, mis en ligne le 08 janvier 2009, consulté le 10 décembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/histoire-education/817
[4] Henri Piéron, H. (1951). Vocabulaire de la Psychologie. Publié avec la collaboration de l’Association des travailleurs scientifiques. P U F.
[5] Piéron, H. (1954). Le rôle d’un conseiller d’O.P. ne doit pas se confondre avec celui d’un éducateur. BINOP, n° 3, pp. 133-135.
[6] Desclaux, B. (2020). Orientation scolaire : les procédures d’orientation. Mises en examen. Quel débat dans une société démocratique ? Préface de Claude Lelièvre, Collection : Orientation à tout âge, L’Harmattan. Desclaux, B. (2022). Conférence du 30 septembre 2022. Comprendre notre système d’orientation. https://www.youtube.com/watch?v=6BxV1EQWQi4 . Desclaux, B. (2023, 7 avril). Les Nouvelles procédures d’orientation ont cinquante ans (I). https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2023/04/07/les-nouvelles-procedures-dorientation-ont-cinquante-ans-i/
[7] Cours des comptes. (2025). Rapport public annuel 2025. LES POLITIQUES PUBLIQUES EN FAVEUR DES JEUNES. https://www.vie-publique.fr/files/rapport/pdf/297836.pdf
[8] Desclaux, B. (2010). La procédure d’orientation scolaire : une évidence bien française », TransFormations, n° 3 mars, pp. 77-96
[9] Desclaux, B. (2012, 20 août). Les contributions, sur la bonne voie de l’orientation. https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2012/08/20/les-contributions-sur-la-bonne-voie-de-l%E2%80%99orientation/
Dernière modification le jeudi, 27 mars 2025