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Empowerment : partager le pouvoir à l’ère des réseaux sociaux, tel était le thème du Forum Changer d'Ere, quatrième édition qui s'est déroulée à la Cité des Sciences et de l’Industrie de la Villette.

Une chronique du pouvoir : « Pouvoir de » ou « Pouvoir sur » ? Choses vues et entendues.

Autour du mot « Empowerment », aux consonances quelque peu barbares, le débat fut vif lors de la quatrième édition du forum « Changer d’ère ».

Le mot soulève d’innombrables questions et controverses puisque ce concept se trouve au centre stratégique des nombreux bouleversements provoqués par la révolution numérique.

Il faut en effet ici répercuter ce débat, tant il est vrai qu’à l’ère du numérique, il n’est pas que des gentilles « petites poucettes » (Michel Serres): il est plus que jamais question de pouvoir sournois tapi dans les recoins des réseaux et des monopoles. 

Pour Bruno Maquart président d’Universcience, « empowerment » s’entend au sens de « capacitation et d’innovation », car aujourd’hui il n'y a plus « maîtres et élèves », puisque les ressources sont mises à disposition par de nouveaux acteurs.

Pour Véronique Anger de Friberg présidente du Forum, il ne saurait y avoir de pouvoir sans la contrepartie d’une responsabilité éthique. Les élites sont assez désemparées et en proie à un vieux réflexe, celui de renforcer leur pouvoir de management. Le numérique bouleverse les rapports de pouvoir. Serait-ce un monde à l'envers? Il y faut en effet se changer soi-même pour changer le monde.

Pour Joël de Rosnay il faut l’entendre au sens de  « capacitation », « prise d'autonomie ». On pourrait encore penser à « autonomisation ». Mais on pourrait aussi aller jusqu’à l’idée de « montée en puissance » bien différente de celle de « montée en pouvoir », tant les difficultés s’amoncellent autour du mot « pouvoir ».

Pour André Comte Sponville, l’empowerment est une conjonction de l'autonomisation et de la responsabilisation. L’autonomie est la « liberté de se soumettre à sa propre loi » (auto + nomos la loi en grec), c’est la capacité d’obéir à la partie de soi qui est libre. Cela suppose une morale (Kant), car on ne naît pas libre, on le devient. Il faut augmenter le « pouvoir de » (celui des acteurs) au lieu du « pouvoir sur » (les hommes adorent cela). Le danger est que dans le monde de « l'entreprise pyramidale », ceux qui accèdent le plus sûrement au pouvoir sont ceux qui aiment le « pouvoir sur ».

Si l'homme est un animal doué de raison pour Aristote, le désir est la force de toute action, l'essence même de l'homme pour Spinoza. Voilà pourquoi l'ordinateur qui n’a ni désir ni raison ne saurait avoir du pouvoir.

Il faut donner aux acteurs et aux salariés dans l’entreprise la capacité de vouloir, donc d'agir. Augmenter la puissance d'agir des autres, c'est leur donner du « pouvoir de » : il faut donc  pour ce faire limiter son propre « pouvoir sur ».

"Comment partager le pouvoir à  l'ère des réseaux sociaux. Quels pouvoirs et par quels moyens ?"

Cette question majeure était alors posée par Francis Pisani, animateur du premier débat.

Dans ce monde souvent manipulé par les réseaux sociaux, il est indispensable de se poser la question suivante : « Les réseaux sociaux accroissent-ils le pouvoir ? » On doit ici distinguer « pouvoir » et « influence ».

En effet, avoir des followers ne suffit pas. Un sentiment de pouvoir virtuel n'est pas le pouvoir : si l’individu n’est plus certain de sa capacité à influencer, c’est le réseau qui devrait avoir ce pouvoir d’influence. Etant bien entendu que le numérique n'est pas limité aux réseaux sociaux.

On rappellera ici que le temps est lui aussi remis en jeu par le numérique.

Dans l’entreprise, le temps c’est de l’argent (donc du pouvoir), cependant dans le réseau social d'entreprise le temps est divers : il y a le temps de l'écoute (long) et temps de la décision (court). Mais dorénavant, du fait des réseaux, dans l'entreprise les structures pyramidales s’aplatissent. La hiérarchie est remise en cause par le réseau, comme sont aussi remis en cause les diplômes en tant que vecteurs de recrutement et de compétence : cette remise en cause fait bouger les lignes.

La question à l’heure des réseaux est alors : « comment passer d'une structure pyramidale à une structure transversale? »

Dans l’entreprise, il convient sans doute libérer le patron pour lui laisser du temps. Le patron surchargé ne donne pas une image attractive en terme de leadership. Bien évidemment, on comprendra que le fait de partager le pouvoir est une libération, mais c'est tellement difficile, car le pouvoir est une addiction. "Libido dominandi" (le désir de dominer) écrivait Pascal (on pourrait aussi convoquer ici Saint Augustin, voire Pierre Bourdieu).

« Qu’est-ce qui vous fait peur ? »

En ces temps incertains, théâtre d’une nouvelle lutte pour le pouvoir, cette question est posée.

Les participants à la table ronde ont tous leur vision personnelle du danger moderne :

« Ce qui me fait peur c’est la centralisation totalitaire des pouvoirs Poutine, Erdogan, Xi Jing Ping. », « c’est la non écoute, l’autisme vis à vis de ces nouveaux outils », « la dictature de l'émotionnel, du temps très court, l’infobésité. », « la faiblesse à s’affirmer en plaçant l'information au-dessus des croyances. Car dans les réseaux sociaux, c’est l'opinion qui fait l'information ». « Le risque de perdre de la culture ». « Les analyses d’Evgeny Morozov (cf. Le mirage numérique. Pour une politique du Big Data[1]) ».

Le colonel Michel Goya ("l'empowerment citoyen en temps de guerre") pose la question de comment résister en ces temps de guerre d’un nouveau type dans lequel nous vivons désormais ?

Ici aussi il faut redonner du pouvoir aux citoyens. Le côté obscur de la mondialisation érige les oubliés du développement en rebelles et crée des poches de colère qui font émerger des groupes armés quasiment indestructibles et aux capacités destructives énormes. L'Etat devient impuissant : la part du PIB consacrée en France aux quatre missions régaliennes diminue sans cesse (6% du PIB en 1960, 2,8% en 2016). Il faut associer le plus possible les individus à la défense de la cité en créant un réseau citoyen numérique comme l’ont fait d’autres pays.

« Nous avons le pouvoir d'agir : il est temps de penser l'homme et le monde autrement." proclamait le titre de la table ronde animée par Ludovic Subran qui renchérissait en fredonnant à la manière de Juliette Greco : "Ubérisez moi, ubérisez-moi, oui mais pas tout de suite, pas trop vite…"

Pour Gilles Babinet, l’heure est grave, car la finalité de gain d'efficacité nous amène à remplacer l'humain par les machines. On oublie le capital humain, le capital émotionnel. Au fond l'homme peut-il être libéré par les machines ? Diana Filippova ne disait pas autre chose en affirmant que l'ubérisation cassait les protections : il faut donc se poser la question de la société collaborative.

Le collaboratif peut-il engendrer un moment de Renaissance ?

Existe-t-il une exception française en matière de modèle culturel et créatif ? Tous font, bien sûr référence à Rousseau, car la somme des intérêts individuels ne fait pas l'intérêt général. Si l’influence de la France paraît disproportionnée par rapport à son poids diplomatique à cause de l'humanisme et de la culture, nous avons peut-être l’opportunité de nous servir de ce moment pour créer en France un nouveau modèle économique autour de cette créativité et de cet hédonisme à la française fondé sur le goût de l’échange, de la conversation, de l’argumentation, de la passion utile. Mais, avons nous la capacité  d'influencer les technologies (Karl Popper)?

Le salut ne viendra sans doute pas des dirigeants. Delphine Paulet ("Sélection des dirigeants: quand l'irrationnel s'en mêle.") l’affirme :

s’ils sont censés être recrutés et orientés selon leur ratio performance/potentiel par les spécialistes de l'évaluation au final une seule personne emporte la décision sur des critères peu explicites. Et d’ailleurs les femmes représentent seulement 15% des dirigeants des grands groupes. En réalité, les entretiens annuels d'évolution individuelle ne serviraient à rien, sinon à justifier des parcours déjà balisés.

Autour de quelles valeurs fonder le pouvoir de changer le monde en le rendant plus humain ?

La socialisation fonctionne aujourd'hui sur la base du réseau. On voit émerger une économie associative ou collaborative, avec le marché ou hors de lui. Les réseaux sociaux s’organisent dans la crise, car les gens ont pris conscience d'un nouveau pouvoir : chacun s'est senti investi d'un pouvoir de faire. Le mouvement associatif fonctionne très bien en France. Mais le politique ne dit rien à propos de ces nouveaux modes d'expression. Micro-crédit et crowdfunding sont des mécanismes qui permettent une prise de pouvoir par l'empowerment créatif. On voit apparaître des centres de création numérique, des Fab Lab, l’émergence des Arts numériques dans la convergence des artistes du graphisme, du design, de la musique.

L’empowerment, finalement, serait dans l’émergence d’un « POUVOIR DE » et non pas d’un « pouvoir sur »…

Michel PEREZ


[1] La Silicon Valley nous fait souvent de fausses promesses, mais le problème n’est pas là. Le problème, c’est surtout que ces promesses ont pour toile de fond la disparition de l’État social, remplacé par des modèles plus légers, plus rapides, plus cybernétiques ; le problème a trait au rôle que le libre flux des données est appelé à jouer dans un commerce mondial totalement dérégulé. […] La Silicon Valley n’a d’avenir que sous le régime du capitalisme contemporain, et le capitalisme contemporain n’a d’avenir que sous le régime de la Silicon Valley. » E.M.

Dernière modification le mercredi, 16 décembre 2020
Pérez Michel

Président national de l'An@é de 2017 à 2022. Inspecteur général honoraire de l’éducation nationale (spécialiste en langues vivantes). Ancien conseiller Tice du recteur de Bordeaux, auteur de nombreux articles et rapports sur les usages pédagogiques du numérique et sur la place des outils numériques dans la politique éducative.