David Djaïz**, président de ces rencontres se demande en introduction: « Est-il encore possible d’être humain, trop humain comme disait Nietzsche, ou humain, pleinement humain ? »
« L’heure des prédateurs »
J’emprunte ce titre à Giuliano Da Empoli***qui en a fait celui de son dernier ouvrage et dénonce l’alliance ou la soumission des chefs d'État aux géants du numérique favorisant ainsi les mouvements populistes. « Une soumission telle qu’elle en est presque naturelle. Un chef d’état a aujourd’hui la sensation que, pour être élu, il doit devenir leur obligé. »
Les nouveaux prédateurs, à savoir les géants de la technologie souhaitent se débarrasser tout à la fois des élites, des juges, des journalistes…taxés de ralentir le « mouvement » et de constituer des freins à leur ascension et à leur profit. Ils profitent d’un moment très particulier où le numérique polarise et pousse à l’excès, créant ainsi un système qui fait émerger les plus extrêmes, Trump en est archétype. Ceux-ci produisent à volonté des mouvements sans cohérence avec des effets de sidération supérieurs aux effets négatifs.
La convergence entre les mouvements les plus radicaux et les prédateurs technologiques « est de plus en plus explicite. Ils sont d’accord sur ce qu’ils ne veulent plus, la démocratie telle qu’on la connaît ». « Au lieu de coloniser l’espace digital avec les règles de la démocratie, c’est le contraire qui se produit. » L’effrayant dans ces convergences c’est qu’elles semblent contre nature : Trump, Orban et autres sont très traditionnels et n’ont rien à voir avec des patrons de la technologie post nationaux et post humanistes.
Cela fait dire à Giuliano Da Empoli :
« Actuellement, chacun peut choisir son apocalypse, climatique ou technologique. Kafka a déjà très bien raconté un monde où il y a des pouvoirs sans qu’on en comprenne la logique et connaisse les gens qui les exercent… et pourtant leurs décisions s’appliquent à tout le monde ». Il prend l’exemple éclairant de ce village soudainement paralysé par des embouteillages en raison de préconisations de Waze sans aucun recours possible ni pour les habitants ni pour leur maire puisque Waze c’est, en France dix sept millions d’utilisateurs mais zéro responsable, zéro employé, zéro numéro de téléphone où déposer une réclamation. C’est là une « puissance souveraine », hors de tout contrôle et ne répondant à personne.
Et pour lui, « l’heure des prédateurs n’est, au fond, qu’un retour à la normale. L’anomalie ayant plutôt été la courte période pendant laquelle on a pensé pouvoir brider la quête sanglante du pouvoir par un système de règles.
Alors face à ce pessimisme assumé d’autres intervenants mettent en avant des contre feu ancrés sur l’impérieuse nécessité de réguler et pas seulement les usages.
C’est ce que préconise fortement Célia Zolinski 4* « Il est urgent de renforcer le cadre juridique notamment autour de l’usage de « l’IA compagnon ». La transparence ne suffit pas à nous protéger des troubles que cela peut engendrer. Certaines interdictions sont floues ou difficilement applicables. Il faut travailler sur les conditions juridiques de ces interdictions. »
L’Europe est très consciente des enjeux et c’est d’elle que viennent les initiatives les plus abouties même si elles se heurtent à deux écueils importants. Les avancées technologiques sont plus rapides que les travaux des législateurs avec les débats qui précèdent inévitablement l’établissement des règles dans un cadre de lobbying que l’on imagine aisément. Même lorsque des législations sont établies, les pressions sont fortes pour ne pas les appliquer : menaces de sanctions économiques de la part des USA par exemple. Pourtant l’Europe peut encore être une puissance civilisatrice de la technologie.
Avec une approche plus politique et économique François Lévin 5* nous dit que « Nous devons reprendre la main sur les infrastructures et les sortir des logiques capitalistes dans lesquelles elles sont enfermées ».
Les intelligences artificielles aujourd’hui façonnées par les puissances capitalistes sont au service de la productivité mais ces assemblages répondent aussi à des désirs profonds et identitaires. Plutôt que de s’enfermer dans une critique de la machine, François Lévin invite à « produire de nouveaux assemblages », à explorer « d’autres dimensions cognitives, d’autres perspectives sur le monde »
Evolution ? Révolution ?
Les bouleversements engendrés par l’explosion grand public des IA génératives depuis trois ans à peine (arrivée de ChatGPT en novembre 2022) conduisent à cette interrogation. Certains relativisent la perception que l’on peut avoir de ce moment en remontant à l’invention de l’imprimerie ou même à celle de l’écriture : Socrate ne disait-il pas, en son temps, que celle-ci allait tuer la mémoire.
Pourtant, écriture et imprimerie ne concernaient que la diffusion des contenus et non les processus de leur élaboration. La page imprimée a incontestablement permis une diffusion plus rapide et plus large de l’information et du savoir mais sans en modifier la nature. Du reste, c’est la bible qui en a tout d’abord bénéficié ! Il n’en va pas de même de l’intelligence artificielle qui permet de créer du contenu difficile à identifier comme tel. Or l’IA ne s’appuie que sur des données existantes et ses propres créations et il en résulte un vrai danger d’appauvrissement.
Claire Marin 5*généralise l’interrogation :
« L’histoire peut être vue comme un cycle de civilisations…sommes-nous encore sous l’égide de cette règle où bien à un moment de bascule nous portant au delà de cette répétition. »Sans répondre à la question…mais qui le pourrait ?, elle donne quelques raisons d’être optimistes. « Agir reste le moteur humain essentiel…La force de l’humain c’est initier, c’est l’histoire du commun à venir qui se joue. Il faut penser ce nouveau commencement, accompagner ces commencements.»
Eric Worms 6* pose différemment encore la même et angoissante question en y englobant aussi le dérèglement climatique. « Qu’est-ce que nous sommes en train de vivre ? »
C’est en s’appuyant sur l’œuvre de Michel Serres et son concept d’huminescence que le philosophe fournit des éléments de réponse et son espoir vient de la prise de conscience de l’humanité.
« On assiste à une prise de conscience face à un problème vital commun, une prise de conscience de l’humanité par elle-même, prise de conscience d’une étape nouvelle de l’humanité ». Du reste l’humanité ne prend conscience d’elle-même que confrontée à un problème. « Conscient d’être humain dans l’ambivalence de l’humain. » L’hominescence est cette prise de conscience.
Espoir toujours chez Eric Worms car l’humanité affronte actuellement des dangers terribles mais communs. « L’humanité doit se saisir de ses crises de croissances avec ces angoisses à comparer à l’adolescence. L’hominescence culmine dans une renaissance après cette crise majeure. »
MarcK Hunyadi 7* s’intéresse à nous, utilisateurs de l’intelligence artificielle et du numérique actuel, soumis, c’est le cas de le dire, aux géants de la technologie qu’il décrit un peu à la manière de Giuliano Da Empoli :
« ils nous imposent petit à petit ce qu’ils veulent et ils savent ce qu’ils veulent. Ils militent activement pour un monde post-humaniste. Ils sont papes et ont les moyens de l’être ».
Il fait le constat que l’humanité connectée, hybridée qu’ils sont en train de construire a l’obligation de passer par l’intelligence artificielle dans chacune des actions quotidiennes. Cela fait de nous, humains, des « opérateurs cybernétiques ».
Cela signifie que nous sommes de plus en plus dans la position où nous traitons des informations pour obtenir ce que nous voulons. « Nos comportements sont impactés : ce n’est pas juste un problème cognitif. Le numérique devient un écosystème obligé. Il prend l’exemple de la généralisation des QR codes. Nous ne pouvons pas lire les QR codes, il n’y a que les machines qui les créent et qui les lisent. « Notre rôle se borne à mettre en relation deux machines sans comprendre ce qu’elles font. »
Il en déduit les conséquences : « c’est notre relation au monde qui est impactée, à la fois spirituelle et corporelle. C’est la domination de notre esprit qui est visée par le numérique. »Il va plus loin : « si c’est l’esprit qui est assiégé, c’est donc l’esprit qu’il faut défendre…mais nous ne sommes pas équipés politiquement, moralement et juridiquement pour le faire. »
Il fait alors deux propositions pour la création d’un cadre normatif :
- L’esprit humain déclaré patrimoine commun de l’humanité.
- Une déclaration des droits de l’esprit humain.
Des propositions qui me rappellent « Pour l’honneur de l’esprit humain » formidable livre de Jean Dieudonné… sous titré : les mathématiques aujourd’hui.
Jacques Puyou
*Programmation des Rencontres Philosophiques Michel Serres pour 2025
**David Djaïz : Essayiste et enseignant à Sciences-Po, ancien élève de l’ENS et de l’ENA, il est aujourd’hui associé et dirigeant chez Ascend Partners. Il est notamment l’auteur, de Slow Démocratie, (Allary, 2019), prix de l’Académie des sciences morales et politiques. Son dernier essai, La Révolution obligée, co-écrit avec Xavier Desjardins, est paru en février 2024 (Allary).
*** Giuliano Da Empoli : Écrivain et essayiste italo-suisse, diplômé de l’université de Rome et de Sciences-Po Paris, ancien conseiller politique, il est le fondateur de Volta, think tank dédié aux questions européennes et aux mutations politiques contemporaines. Il est notamment l’auteur de Le Mage du Kremlin (Gallimard, 2022) et de L’heure des Prédateurs (Gallimard, 2025).
4*François Lévin : Chercheur en philosophie. Il vient de recevoir le Prix Michel Serres de thèse interdisciplinaire 2025 pour son doctorat sur L’intelligence artificielle au défi de ses critiques philosophiques, réalisé au Laboratoire interdisciplinaire de l’X (LinX*).
5*Claire Marin : Philosophe et écrivaine, elle est professeure de philosophie en classes préparatoires aux grandes écoles et membre associée de l’ENS-Ulm. Elle a publié, entre autres, Rupture(s) (L’Observatoire, 2019), Être à sa place (L’Observatoire, 2022) et Les Débuts (Autrement, 2023).
6*Eric Worms : Philosophe, professeur d’histoire de la philosophie moderne et contemporaine, il est directeur de l’École normale supérieure de Paris. Ancien élève de Michel Serres, ce dernier lui a confié la responsabilité de la publication de ses œuvres inédites, en collaboration avec Sophie Bancquart, Bernadette Bensaude-Vincent et Roland Schaer. Il a récemment publié Le Pourquoi du comment : Philosophie pour mieux vivre (Flammarion 2024).
7*Marc Hunyadi : Philosophe et professeur de philosophie sociale, morale et politique à l’université catholique de Louvain, en Belgique, professeur associé à l’Institut Mines/Télécom de Paris, il est aussi membre de plusieurs Comités d'éthique. Il a publié plusieurs ouvrages de philosophie morale, dont Au début est la confiance (Le Bord de l’eau, 2020), et La Déclaration universelle des droits de l’esprit humain (PUF, 2024). Il propose aujourd’hui de déclarer l’esprit humain patrimoine commun de l’humanité.
Dernière modification le lundi, 17 novembre 2025