Thierry Taboy : Comprendre les pratiques numériques des adolescents et les perceptions des adultes (parents, enseignants, médiateurs)
Bonjour à toutes et tous. C'est le deuxième rendez-vous des webinaires d’Educavox. Nous explorons de manière pluridisciplinaire dans le cadre de ces webinaires la question des libertés, de la relation à la formation, des pratiques numériques des ados et aussi la question de la vie privée, de la préservation de la vie privée. Et là, après avoir eu Serge Tisseron lors de la première, je suis enchanté de voir de revoir Jennifer tu es cheffe du service sensibilisation du public à la CNIL. Nous allons parler d'un rapport qui est sorti assez récemment qui finalement autant nos les représentations des adultes par rapport aux pratiques des ados en particulier mais aussi qui questionnent les politiques publiques associées.
Thierry T : Donc pourquoi cette étude ?
Jennifer E: Ce sont les travaux numériques adolescents que nous avons mené avec Mehdi Arfaoui* qui est sociologue au Link.
En fait, la CNIL, la Commission nationale de l'informatique et des libertés a quatre missions.
- Une mission d'information des publics, protection des droits;
- Une mission d'accompagnement des structures comme les entreprises par exemple;
- Une mission d'analyse de prospective qui est assurée par le laboratoire de recherche qui s'appelle donc le Link
- Et une mission de contrôle et de sanction
Adapter l’information et les ressources pédagogiques aux différents publics.
Nous avons créé toute une bibliothèque de ressources pour les enfants à parti de 8 ans pour les 8 10 ans, les enfants eux-mêmes, leurs parents, les enseignants et les médiateurs. Pourquoi est-ce qu'on a mis en place ces ressources ?
Répondre aux enjeux du RGPD (article 8 sur les droits numériques des mineurs). Le RGPD dest un texte qui est rentré en vigueur en 2018, qui contient un article, l'article 8 qui définit des droits numériques au mineurs. Et donc ça c'était assez nouveau. On a mené un certain nombre de travaux pour savoir comment cela pourrait être effectif pour les enfants. C'est-à-dire comment est-ce que les enfants pourront s'emparer de leurs droits, comment est-ce qu'ils pourront être informés de leurs droits.
Méthodologie : Revue de littérature scientifique - Sondage auprès des parents - entretiens
Dans les années 2020, on s'est rendu compte qu'il y avait une différence entre ce que les enfants nous disaient - on a fait des panels, on a fait un sondage - de leurs pratiques, ce que les parents savaient et ce que les enseignants aussi connaissaient. Donc on a choisi dadapter l'information à ces publics, donc en particulier aux enfants, à leurs parents et aux adultes référents que sont les enseignants et les médiateurs.
Nous avons publié cette bibliothèque de ressources, et la suite logique était de créer des ressources pour les adolescents. Nous sommes donc allés sur le terrain. D'abord, on a réalisé une revue de littérature scientifique ce qui nous a permis d'avoir un aperçu de ce qui se disait sur le sujet. Elle est disponible sur le site du Link.
Plus de 100 entretiens qualitatifs avec des adolescents
Nous avons mené plus de 100 entretiens qui nous ont permis de mieux comprendre où ils en étaient par rapport à leur pratique et par rapport à leur âge spécifique, leur pratique en lien avec la construction de l'identité. Et on a fait un sondage auprès des parents ce qui nous a permis de créer des ressources.
On a tous pris l'habitude de se connecter en une seconde à internet, d'être en interaction les uns avec les autres, de voir des informations, mais finalement toute la matérialité d'Internet n’est pas pensée. On a donc essayé de cartographier ce qui peut se passer quand on est sur internet : L'expérience positive qui est celle du divertissement, qui est celle de l'interaction avec les autres, de la culture possible et puis comment en garder une expérience positive en protégeant sa vie privée.
Thierry T : Ce rapport n'est-il pas quand même une pierre angulaire parce qu’il montre la différence de perception ?
Jennifer E : Des injonctions contradictoires : désir de reconnaissance et besoin d’intimité.
Cela dépasse largement internet ou le numérique en tant que tel. Comment l'ado gère-t-il ces injonctions par exemple le désir de reconnaissance mais aussi le besoin d'intimité. Comment cela se traduit-il dans les pratiques numériques ? C'est toute la complexité de leur expérience numérique.
D'abord il y a un regard adulte sur leurs pratiques qui est souvent descendant
On dit " les jeunes " peut-être on projette beaucoup. Leur expérience numérique est très imbriquée avec leur vie réelle.
Comment est-ce qu’ils protègent leur vie privée ? C'est un sujet parce que nous évidemment on est sur la protection de la vie privée. Donc se créer un pseudo qui ne permet pas de de révéler ton identité, flouter ta photo de profil, mettre ton compte en privé. ...Dans la logique ado de construction de l'identité où on a besoin du regard des pairs et de l'approbation des pairs, ce n’est pas le meilleur moyen de d'avoir des likes et des commentaires ni d'être très populaire...
J. E : Les ados savent se protéger des pairs (pseudos, comptes privés) mais sont plus vulnérables face aux logiques commerciales (cookies, collecte de données).
Quelque chose m'a surprise, c'est que en fait l'ado se protège vraiment des pairs il se cachent alors de la famille. Mais dès qu'ils sont sur des logiques plus commerciales, on a l'impression que même s'ils le savent, ils sont prêts à lâcher plein de leurs données personnelles parce qu'ils ont identifié certains risques mais pas tous et notamment ce qu'ils nous disent comme la plupart des adultes d'ailleurs j'ai rien à cacher.
Une forte valorisation de la liberté et capacité à paramétrer leurs outils numériques.
Donc finalement quand je vais chercher une information sur un produit ça me va bien même si je cherche une information et qu'ensuite, je vais avoir plein d'informations afférentes à ce produit. Sauf que ce qu'ils ne voient pas c'est toute la mécanique derrière quand on accepte les cookies. Tu acceptes qu’autant de sociétés mettent leur menton sur ton épaule et voient ce que tu fais, tes navigations pour te proposer des produits, des services ou des idées.
Quand on les aborde sur ces notions-là, ils sont sensibles et ils mettent en place, parfois ils le font même quand on sort de l'établissement en même temps qu’eux, on voit qu'ils nous montrent comment ils paramètrent tout de suite leur téléphone pour modifier leurs mesures de protection.
Ils savent paramétrer enfin au fur et à mesure. Serge Tisseron disait que si en plus, il y a les grands frères ils vont très très vite ils vont beaucoup plus vite en termes de compréhension de ce qu'ils font et des risques, des enjeux.
Jennifer E : Le rôle important des grands frères/sœurs dans l’accompagnement, parfois plus que les parents.
Ce dont on s'est rendu compte, c'est qu'il y a une vraie une forme de parrainage ou de marrainage des grands frères et des grandes sœurs qui prennent le relais des parents. Les parents peuvent ne pas vraiment accompagner des enfants pour des questions de disponibilité par exemple et ce sont les grands frères, les grands- sœurs, les cousins, les cousines qui peuvent prendre le relais et qui peuvent aussi même exercer un contrôle. On a eu beaucoup d'adolescents qui avaient un contrôle non pas parental mais fraternel.
Cela signifie que la communauté de lien au-delà de la question numérique en fait c'est un moteur de d'émancipation.
Thierry T : une question sociétale avant d'être une question numérique
On va passer du côté des parents. On en a beaucoup parlé avec Serge tisseron**la dernière fois, mais j'aimerais bien avoir votre point de vue au niveau de la CNIL
C''est une question sociétale avant d'être une question numérique : les parents sont débordés, ils font plein de choses. Ils sont eux-mêmes pris par le numérique, ils ont leurs propres usages, avec, eux-mêmes parfois une absence de compréhension de ce qui se passe derrière au niveau algorithmique. Ils sont eux même sur Instagram, sur Facebook, sur meet, voir sur TikTok.
Ils sont, ils achètent sur les plateformes et donc ils ont moins de temps et assez peu de disponibilité. Et même quand ils sont avec leurs enfants, ils tendent à projeter sur eux des angoisses qui sont les leurs en fait.
Thierry T : Comment fait-on pour leur redonner d'abord des préceptes clés, pour qu'ils aient les leviers qui vont leur permettre de retourner finalement dans cette boucle positive avec leurs enfants ?
Jennifer E: L’histoire c'est qu’il n’y a pas de baguette magique.
C'est ça un peu l'histoire c'est qu’il n’y a pas de méthode miracle.
Et aujourd'hui le sujet du numérique à la maison, c'est un sujet de discorde et pas de concorde. Ce n’est pas un sujet de discussion et on a certainement quelque chose à explorer de ce côté-là.
Si on fait du numérique un sujet de discussion, d'échange, on peut déverrouiller certains canaux sans nul doute. Quand les engfants jouent à des jeux vidéo, ils ont leurs préférences. Quel type de jeux vidéo ? Quels sont leurs personnages favoris ? Pourquoi est-ce qu’ils ont choisi ce personnage, leur place dans la guilde peut-être ? Quels humoristes ils regardent régulièrement ? pour faire un sujet de discussion de "qu'est-ce que tu dis de toi, comment les autres s'adressent à toi", bref, d'en faire un sujet de discussion.
Certains parents qui sont très informés d'autres ne le sont pas certains parents ont le temps et d'autres n'ont pas le temps et ne sont pas disponibles. Et donc des parents peuvent avoir les informations mais pas la disponibilité, des parents n'ont pas l'information mais ont la disponibilité. Bref, en fait l'accompagnement parental, il se fait un peu sous ces modalités-là. C'est une question de niveau de d'information, de culture numérique quelque part et puis de disponibilité avec les enfants. Apprendre à décoder plutôt qu’à coder, pour comprendre les mécanismes derrière les écrans.
Thierry T : Et évidemment, on a un sujet d'égalité et cela fait très longtemps qu'on pose la question de la culture numérique....
Oui, exactement. Et en fait, on faisait plein d'ateliers et on avait beaucoup de beaucoup de gens qui venaient toujours. Cela restait à petite échelle malgré tout.
Comment on passe-t-on à l'échelle ?
C'est ça la question qui nous qui nous concerne tous . C'est la question du passage à l'échelle et comment c'est un motif d'égalité et non pas de rupture d'égalité. L'enjeu il est là pour nous tous, parce qu'on est face à une société qui est en plus de plus en plus fractionnée donc qui discute de moins en moins.
Il y a quand même un emballement qui se fait et dans des cercles fermés avec de moins en moins de gens qui discutent entre eux, ça se resserre, ça s'enferme. On voit que la question de l'isolement grandit dans nos pays occidentaux.
Donc il y a tout ça à gérer. Et l'école dans tout ça ?
J.E : Elle en a beaucoup sur les épaules l'école !
Ce qu'on essaie de faire à notre échelle c'est fournir des supports pédagogiques notamment pour les enseignants. En allant nous-même dans l'établissement scolaire, sur demande des établissements, on fait un petit peu comme on peut. Cette année 2025 on aura vu à peu près 20 000 personnes.
En atelier. Et notre méthode, c'est toujours le même, c'est créer la discussion, faire un faire du numérique en sujet de discussion, faire de la protection de sa vie privée en sujet de discussion.
Les adolescents ont des pratiques diversifiées (documentaires, jeux vidéo, échanges de messages), mais il faut les encourager à exploiter davantage le numérique pour des usages culturels et éducatifs.suivent parfois des influenceurs à contenu éducatif (ex. Hugo Décrypte), ce qui ouvre des perspectives positives. Dans certains territoires, couper l’accès numérique revient à couper les jeunes de toute activité (sportive, culturelle, sociale). Les bibliothèques et médiathèques jouent un rôle crucial d’accompagnement et de lien social. Les enseignants contribuent aussi à développer la culture numérique via les exposés et recherches en ligne.
T.T : Et quelle conscience numérique et quel rôle pour les entreprises ?
Je me mets à la place des entreprises, des grandes entreprises qui sont très présentes sur les territoires. Elles ont à mon avis aussi un rôle à jouer d'accompagnement peut-être en périscolaire et d'accompagnement des salariés.
Oui. Ce sont eux-mêmes des parents en fait.
Des ateliers de sensibilisation sont organisés en entreprise, avec parfois l’envoi de ressources physiques (jeux, supports). Il y a des cafés IA. Mais il ne faut pas s'arrêter à l'IA. On a publié un kit pour les parents salariés en lien avec la FCDP qui est l'association française de des délégués à la protection des données. Il s'agit d'un kit clé en main qui peut être pris en charge par les DPO des entreprises pour justement sensibiliser leurs collègues
Est-ce que les entreprises en parlent ? Est-ce qu'elles savent que ça existe ?
Les DPO (délégués à la protection des données) connaissent bien les ressources de la CNIL et des ateliers de sensibilisation qui se font et se mettent en place. Parfois, on nous demande même quelques ressources. On a des ressources physiques, on a des jeux... Il y a une conscientisation individuelle quelque part sur les enjeux.
Et tu as l'impression que la prise de conscience du fait que finalement le numérique est une rupture aussi importante que l'environnement ?
Ce n’est pas les mêmes échéances. Mais les deux sont systémiques, les deux sont disruptifs, ça change les modes de travail, ça change la relation à l'information, ça change les pratiques cognitives..Il existe une prise de conscience individuelle sur les enjeux numériques, vue comme aussi systémique et disruptive que sur l’environnement.
Alors cette prise de conscience, je pense qu'elle existe partout en tout cas c'est un biais forcément, mais nous partout où on va que ce soi,t dans les établissements scolaires ou bien dans les entreprises ou bien même dans des réseaux de médiation, il y a une vraie prise de conscience qu'effectivement on a un enjeu de passage à l'échelle à réaliser, c'est sûr.
Ensuite, il manque une brique sur l'accompagnement et l'opérationnel parce qu'on voit bien que les coupes budgétaires vont clairement affecter le lien humain et les réseaux de médiation risquent de payer très cher les coûts budgétaires. Or qui mieux que le lien humain peut faire une médiation et apporter quelques clés qui après pourront être récupérées par les personnes pour aller plus loin en fait.
Mais si on pas d'humain, on perd quelque chose. Donc on est en période un peu charnière là.
Il y a donc nécessité de remonter au niveau politique sans nul doute. Il n’y a pas de baguette magique mais on a une question politique et on a une question de prise en compte aussi par le citoyen. On est tous,, citoyens et on est partie prenante. Ce que chacun peut faire à son niveau, faisons-le.
Le numérique est un enjeu systémique et sociétal, qui nécessite une action collective et coordonnée entre adolescents, parents, école, entreprises et collectivités. Un des objectifs est bien de transformer le numérique en levier d’égalité et de discussion, plutôt qu’en facteur de fracture ou d’isolement. La médiation humaine est indispensable. Chacun peut agir à son niveau et si on utilise la métaphore du colibri : de petites actions individuelles, multipliées, créent un effet domino et est en train de créer une prise de conscience collective.
Une discussion qui trouvera certainement des échos lors de la table ronde qui se tiendra vendredi 21 novembre à 9h 30 dans l'amphithéâtre, lors du Salon Educ@tech !
De la juxtaposition à l’interaction : comment penser l’école comme un organisme vivant ?
Synthèse par Michelle Laurissergues
Podcast : Thierry Taboy - Montage : François détree
Mehdi Arfaoui* Sociologue au sein du Laboratoire d'innovation numérique de la CNIL (LINC), Chercheur associé du Centre d'étude des mouvements sociaux (CEMS)
Webinaire avec Serge tisseron** https://www.educavox.fr/accueil/debats/quand-les-parents-perdent-leurs-enfants-en-voulant-les-proteger
