Imprimer cette page

#CulturesNum nous fait découvrir 14 ouvrages en 3 thématiques (Défis et enjeux de société, Algorithmes et gestion des données, Dangers et stratégies). Après Dominique Cardon, Eric Sadin, l'essai de Bruno Patino intitulé La Civilisation du Poisson Rouge, par Sofia Benzaghar, India Dintimille, Nora Lardy, Ariane Valdés,  étudiants des Masters Communication publique et politique, Consulting et expertise en communication et Stratégie et politique de communication de l’ISIC,Bordeaux Montaigne.


1 civilisation du poisson rougeL’homme est un poisson rouge à la mémoire atrophiée, tournant sans cesse en rond dans son bocal, le cyberespace. « Tel le poisson, nous pensons découvrir un univers à chaque moment, sans nous rendre compte de l’infernale répétition dans laquelle nous enferment les interfaces numériques auxquelles nous avons confié notre ressource la plus précieuse : le temps » (p: 15-16). À travers son essai, intitulé La Civilisation du Poisson Rouge, Bruno Patino dénonce le fait que l’univers numérique nous dépossède de notre temps « libre ».

Journaliste, auteur de plusieurs ouvrages sur les thèmes de la télévision, le numérique ou encore la presse à l’âge d’Internet, Bruno Patino peut être considéré comme un véritable spécialiste des médias et de la question du numérique. D’une plume remarquable et en adoptant un point de vue inédit car interne au sujet, il sensibilise le lecteur aux risques d’addictions technologiques et explique la manière dont les empires économiques se servent de cette dépendance pour en faire un business redoutable: l’économie de l’attention. Cette dernière ne cesse de gagner en puissance, et différentes stratégies sont mises en place pour que l’utilisateur ne puisse plus s’en passer.

La captologie, ou l’art de capter l’attention de l’utilisateur

La « captologie », un terme tout droit sorti du Persuasive Technology Lab (le laboratoire des technologies de la persuasion) désignant l’action de capter l’attention de l’utilisateur du monde numérique, avec ou sans son consentement. L’ouvrage de Patino déchiffre d’une profonde justesse les manières dont les géants aspirent à attirer notre attention.

Une éternelle stimulation 

Le smartphone nous accompagne toute la journée. Il est donc possible que celui-ci nous sollicite à tout moment, alors même que nous nous consacrons à une activité qui devrait pleinement nous occuper. Nous sommes inondés de signes, de stimuli électroniques, d’alertes permanentes, auxquels nous répondons parfois sans le vouloir, nous rendant ainsi machinalement dépendants de nos écrans.

Les géants du web tels que Facebook, Google ou Amazon sont devenus redoutablement efficaces pour attirer notre attention, au détriment de notre santé physique, mentale et de notre vie privée.

Toutes les excuses sont bonnes pour capter notre attention, et les plateformes n’hésitent pas à faire appel à la psychologie comportementale pour nous aliéner.

« La dépendance n’est pas un effet indésirable de nos usages connectés, elle est l’effet recherché par de nombreuses interfaces et services qui structurent notre consommation numérique » (p: 29).

Pour illustrer la notion d’addiction, Patino s'est penché sur le phénomène des séries Netflix. Le mécanisme de cette plateforme vise à créer une certaine habitude chez l’utilisateur: les épisodes sont imaginés pour provoquer chez le spectateur une forme de frustration liée à un visionnage incomplet. Or, selon la théorie de la complétude de la psychologue russe Bluma Zeigarnik, il faut savoir que l'être humain prend plaisir à finir une tâche, même si l’intérêt de cette dernière ne l'intéresse pas vraiment.

L’essentiel pour Netflix, c’est donc que l’utilisateur ait envie de revenir, et de passer ainsi de l’habitude à l'addiction.

L’enchaînement automatique du contenu vidéo vise à ne pas interrompre le processus de dépendance par d’autres stimuli, et permet également de soulager la fatigue liée à la prise de décision. Internet est devenu une immense machine de captation d’attention; il nous impose une servitude involontaire et écrase notre qualité de vie.

Une compétition permanente

L’observation du comportement d’adolescents gagnés par l’idée de compétition a énormément inspiré la captologie: la compétition se base en effet sur la comparaison et les indicateurs de performances dans le cadre d’un jeu, autrement dit, isolé de la vraie vie.

Cette idée de « monde virtuel » rend celui-ci plus satisfaisant, donc plus attirant que le monde réel qui nous entoure. L’équipe d’ingénieurs du Persuasive Technology Lab a repris cette idée pour développer des plateformes numériques attrayantes, et, par la même occasion, pour gagner l’attention des utilisateurs sur ces dernières. En effet, la notion même de captologie repose sur l’attention et le temps passé en ligne par l’utilisateur. Se met alors en place une concurrence permanente entre les différents moments de notre vie et les outils numériques, et entre les géants de l’Internet eux-mêmes.

L’objectif est de « hacker », pirater notre manière de penser, c’est-à-dire de capter un maximum de temps de cerveau disponible en provoquant un comportement de dépendance à ces outils; et les géants du Web sont friands d’ingrédients utiles à la naissance de l’addiction (certaines plateformes jouissent d’un chiffre d’affaire qui dépend entièrement du temps passé en ligne).

S’appuyant sur la discipline des neurosciences, les grandes plateformes utilisent par exemple un graphisme conçu pour être addictif (par exemple l’UX et l’UI design, deux manières de concevoir une interface pour qu’elle soit ergonomique et visuellement agréable), ou encore le dark design (un type de design digital en référence au Dark Web car destiné à tromper l’utilisateur à des fins commerciales); le graphisme devient alors le principal outil numérique de conquête du temps humain à visée économique.

Un seul but: l’utilisateur doit passer le plus de temps sur telle ou telle plateforme afin d’augmenter le profit de l’entreprise. Pour développer l’attraction des plateformes numériques et leur capacité à absorber l’attention que les utilisateurs y consacrent, « le lien manquant n’est pas la technologie, c’est la psychologie » (p: 62). 

La ruée vers « l’or du temps »

Des journées prolongées

Il faut savoir que la durée d'usage quotidien du smartphone a plus que doublé dans les années 2000.

Patino confesse au lecteur dans son ouvrage que ses vingt-quatre heures se sont transformées en trente-quatre heures: en se prenant lui-même en exemple, englouti dans le cercle vicieux du digital, Patino illustre le fait que nos journées semblent considérablement plus longues du fait que nous ne puissions nous empêcher de passer notre temps libre sur nos écrans.

Serait-ce dû à la peur de rater quelque chose, la « crainte d’être exclu par l’ignorance » (FoMo, « Fear of Missing Out », p:63) ? Dans une journée dite « normale », chaque heure est consacrée à quelque chose en particulier, et ce de façon équilibrée. D’après l’exemple de l’auteur, sur les vingt-quatre heures d’une journée, douze sont exclusivement consacrées aux écrans, le reste pour autre chose: sept heures pour le sommeil, six heures pour la nourriture, la vie sociale et le ménage, et cinq heures pour le travail.

Le constat est sans appel: le temps-écran absorbe nos existences, prenant peu à peu possession de notre corps. Il déborde sur le temps inutile (passé à attendre un bus par exemple), mais aussi sur le temps productif (au travail), et sur le temps de repos (en famille)... Ces outils devaient nous faire gagner du temps, mais ils nous en prennent en réalité de plus en plus: nous pensons contrôler les réseaux, mais ce sont eux qui nous contrôlent (p: 30). En d’autres termes, notre hygiène de vie est véritablement déréglée.

« Dans la quête pour l’attention, il n’y a pas de limite possible ».

La conquête économique du temps 

Pour s’assurer la compréhension de l’économie numérique, il faut avant tout repérer l’un de ses principaux rouages: la conquête du temps.

Ce dernier est devenu la denrée rare sur laquelle se construit toute l’économie actuelle. À l’origine, le développement numérique promettait d’accroître le temps libre afin de réduire toutes les contraintes liées au manque de temps, assurant ainsi un monde paisible et harmonieux, quasi-idyllique ; mais l’inverse se produisit : nous n’avons pas le temps, même si nous en gagnons toujours plus.

Nous n’avons plus le temps. « Capter le temps des utilisateurs connectés en leur proposant d’en gagner constitue le paradoxe insoluble de l’économie de l’attention » (p : 70). De nos jours, les grandes entreprises nous proposent de gagner du temps pour mieux le perdre: les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) nous proposent par exemple de dépenser notre temps libre devant nos écrans (divertissements vidéo, articles…), mais nos écrans sont chargés en publicité.

Cette économie fait de nous des objets, et non plus des sujets: il s’agit de nous priver du contrôle de notre temps pour mieux l’exploiter et le monétiser; l’auteur parle même d’un temps qui nous a été « volé » (p: 89). Autrement dit, la révolution numérique nous a dépossédés de notre temps mis au service des GAFAM et du développement de leurs business. 

Les données personnelles, le « nouveau pétrole »

Les grandes entreprises ont accès à nos données comportementales grâce à des algorithmes particuliers qu’elles créent et mettent en place: elles ont donc accès à l’intégralité de notre temps, car nous sommes en connexion permanente.

Elles vont utiliser des outils déjà testés et exploités pour essayer de conquérir du temps sur du temps déjà utilisé. « Le principe est simple : capter le temps des utilisateurs connectés en leur proposant d’en gagner ». L’objectif de ce raisonnement n’est autre que de nous surveiller pour favoriser la captation du temps de l’économie de l’attention, et les algorithmes en sont les machines-outils par excellence.

« Les données personnelles ont souvent été comparées au pétrole. (...) L’utilisation de ce pétrole s’est fait dans une seule et même direction: comprendre les comportements pour mieux les prévoir, voire les influencer » (p: 64).

Dans son ouvrage, Patino explique le fait que les GAFAM profitent des nouvelles technologies pour s’accaparer des milliards de données utilisateurs, des matériaux très précieux destinés à être revendus aux publicitaires et à d’autres services numériques.

La publicité est donc ciblée et fondée sur nos propres données identitaires et comportementales, nous enfermant ainsi dans notre seule et unique pensée. « Les algorithmes emprisonnent un utilisateur dans une bulle d’informations, qui l’enferme dans sa propre vision du monde et l’endoctrine avec sa propre opinion. » (p: 95-97)

La dépendance

L’addiction aux écrans 

Le visage rivé sur nos smartphones, nous contemplons les actualités du monde à travers un écran, ne prenant plus la peine de lever les yeux vers la réalité de notre environnement.

Ce rapport compulsif que nous entretenons avec nos smartphones nous rend inéluctablement esclaves de celui-ci. Pourtant, il faut savoir que cette dépendance est un effet volontaire et recherché par les géants du Web, ce n’est pas une simple conséquence de la révolution numérique. En effet, Patino parvient à poser dans son essai des mots sur un ressenti général : celui de l’effet dévastateur de la connexion sur la psychologie humaine. Ces outils qui étaient censés être libérateurs nous ont finalement aliénés.

Cette « drogue » est le produit de l’économie de l’attention: on ne cherche plus à capter l’attention d’une masse mais celle d’un individu, on s’intéresse davantage aux émotions et aux goûts des personnes de manière individuelle pour mieux les satisfaire. « Le nouveau territoire, c’était le temps déjà occupé par des activités peu intéressantes [...], l’outil exclusif, c’était la capacité de connaître l’identité et le comportement des individus grâce à leurs données d’usage. » (p: 80)

La puissance de cette dépendance est nocive 

Passez-vous plus de trente minutes par jour sur les écrans ?

Selon une étude réalisée en Pennsylvanie, dépasser ces trente minutes s'avérerait dangereux pour notre santé mentale. Dans une société numérique où l’abondance des signes et des sollicitations affluent, le temps moyen quotidien passé sur smartphone a doublé dans la plupart des pays du monde entre 2012 et 2016 : « 4 heures 48 minutes au Brésil, (…) 1 heure 32 minutes en France » (p: 21); nos écrans nous assujettissent. L’habitude a été remplacée par l’attention, et la satisfaction par l’addiction.

Cette addiction est à la fois due à une science, la captologie, ainsi qu’à un phénomène, la récompense aléatoire.

L’expérience de la récompense aléatoire réalisée par Skinner dans les années 1930 à Harvard démontre qu’une souris peut contrôler un mécanisme lorsqu’elle est certaine du résultat obtenu (appuyer sur un bouton pour avoir de la nourriture), mais qu’elle appuierait de manière compulsive lorsque la nourriture arriverait de manière aléatoire suite à la pression du bouton, même si elle était rassasiée.

Le mécanisme comportemental de cette souris nous rappelle péniblement le nôtre actuel, nous faisant prendre conscience de l’infernal cercle vicieux. « L’appât du gain » nous empêche de rejeter ce processus; et c’est également le mode de fonctionnement de la machine à sous ou des applications à algorithmes telles que Tinder ou Facebook. Cette incertitude rend l’utilisateur « tantôt déçu, tantôt émerveillé », et augmente ainsi l’envie d’être plus satisfait que la fois précédente.

Les plateformes numériques captent l’attention des individus par un système de récompense aléatoire grâce aux milliards de données collectées qui permettent d’adapter leur service à chaque individu.

Des troubles apparaissent et se multiplient

Des pathologies sérieuses se sont manifestées chez plusieurs personnes et ont désormais été inscrites dans le répertoire des troubles de la personnalité et du comportement, telles que la nomophobie (no mobile phone phobia: la peur de s’éloigner, même momentanément, de son portable), l’athazagoraphobie (la peur de ne plus exister sur les réseaux sociaux), ou encore le syndrome d’anxiété (le besoin permanent de poster les moments de son existence sur l’ensemble de ses réseaux).

Les premières victimes sont sans surprise les plus jeunes : les enfants se laissent plus facilement happer par le plaisir immédiat lié à la « fatigue décisionnelle ».

En effet, celui-ci contient de la dopamine, hormone du plaisir qui donne sans cesse envie de recommencer.

« Trois éléments distincts définissent le phénomène [d’addiction]: la tolérance, la compulsion et l’assuétude. La tolérance énonce la nécessité, pour l’organisme, d’augmenter les doses de façon régulière pour obtenir le même taux de satisfaction. La compulsion traduit l’impossibilité, pour un individu, de résister à son envie. Et l’assuétude, la servitude, en pensée comme en acte, à cette envie, qui finit par prendre toute la place dans l’existence. » (p.24)

Conclusion

Après que Bruno Patino ait pesé le pour et le contre de ce modèle économique, nous remarquons qu’il en découle d’importantes conséquences négatives.

Cependant, nous jugerons important de noter le fait que selon lui, « l’apocalypse numérique n’est pas amorcée » (p: 145). En effet, lutter contre l’addiction est possible car ce n’est pas synonyme d’un refus total du numérique: là où certains ouvrages s’arrêtent, Patino met en exergue des pistes pour permettre au lecteur de se libérer de cet état de poisson rouge tout en ayant une certaine utilisation des différents dispositifs numériques.

Le but : trouver une nouvelle manière de consommer le numérique afin de ne pas « être esclave » des intérêts privés de certaines firmes.

L’auteur parle de la possibilité de penser des réseaux sociaux publics, et présente notamment l’idée de la responsabilité des médias qui « peuvent et doivent investir les plateformes en y apportant un message différent, vérifié, et qui permette une "pause” dans les logiques d’attention pure » (p: 157). 

Pour conclure son ouvrage, Bruno Patino nous invite à adopter des mesures de ralentissement dans notre consommation des outils numériques. Ces mesures sont contraires à ce que nous connaissons déjà, car nous sommes plongés dans une société où tout est basé sur la rapidité de la tâche. L’addiction est un produit intrinsèque du modèle économique des plateformes numériques. Entamer tous ces changements et mettre en place des dispositifs répondants à ces ordonnances sont donc les réponses que peut apporter l’auteur au questionnement que pose la civilisation du poisson rouge.

Avis sur l'ouvrage

Bruno Patino nous offre une réflexion intéressante sur une question à laquelle nous pensons peu, voire pas du tout: la question de l’attention des utilisateurs portée sur les plateformes numériques. Habilement, l’auteur parvient à dénoncer et mettre en lumière certaines mauvaises pratiques, dans l’idée de faire prendre conscience au lecteur l’ampleur du phénomène. Simple à lire tout en étant très complet, nous avons beaucoup appris grâce aux différentes sources, théories et informations que l’auteur mêle et ce, dans un contexte on ne peut plus récent puisqu’ancré dans notre propre époque.

Sofia Benzaghar, India Dintimille, Nora Lardy, Ariane Valdés

Journées coordonnées par Aurélie Laborde, maître de conférences, ISIC – Université Bordeaux Montaigne ; Delphine Dupré, ATER ISIC et doctorante au MICA, et Laurent-Pierre Gilliard, UNITEC Bordeaux.

#CulturesNum 2020

 

Dernière modification le jeudi, 02 décembre 2021
Gilliard Laurent Pierre

Directeur de la communication et de la prospective à Unitec - Maître de conférence associé à l'ISIC / Université Bordeaux Montaigne - Observateur et passeur en mondes numériques - www.linkedin.com/in/laurent-pierre-gilliard - @lpg