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Huitième volet de notre série : la question taboue des finalités du système éducatif. L’école française forme chaque année 12 millions d’élèves. Pour en faire quoi ? Des citoyens de quelle société ? Préparés à quel monde ? Dotés de quels savoirs pour quelle existence ? Ces questions, pourtant fondamentales, restent systématiquement dans l’ombre du débat éducatif. On débat ardemment des méthodes pédagogiques, de la formation des enseignants, des inégalités scolaires. Mais on n’interroge jamais l’horizon vers lequel tout le système converge. Cette invisibilisation n’est pas un oubli : c’est peut-être l’occultation la plus stratégique de toutes, celle qui protège l’ordre existant en empêchant de penser son obsolescence.

La question interdite : former pour quoi ?

Reprenons notre corpus de dix textes analysés depuis le début de cette série[1]. Tous parlent abondamment de l’école : ses dysfonctionnements, ses résultats PISA, ses inégalités, sa formation des enseignants. Mais aucun ne pose cette question simple : à quoi sert fondamentalement l’école ? Quelle société prépare-t-elle ?

Certes, les finalités officielles sont parfois évoquées de manière incantatoire. Former des « citoyens éclairés », transmettre des « valeurs républicaines », permettre l’« émancipation par les savoirs ». Mais ces formules restent vagues, désincarnées, déconnectées de toute réalité concrète. De quelle citoyenneté parle-t-on ? Dans quelle société ? Avec quels défis à affronter ? Silence.

L’école a pourtant une double fonction clairement identifiable, même si rarement explicité ensemble. D’une part, une fonction civique : préparer les jeunes à vivre ensemble, à s’identifier à une communauté politique, à exercer leurs droits et responsabilités de citoyens. D’autre part, une fonction économique : préparer les futures générations à exercer un travail, un emploi, de manière que la société puisse fonctionner et se reproduire. Cette seconde fonction, bien que centrale dans la réalité du système, est curieusement moins assumée dans le discours officiel.

Or c’est précisément sur cette fonction économique que se concentre l’invisibilisation la plus radicale. L’école prépare à s’insérer dans quel type d’économie ? Basée sur quels principes ? Selon quel modèle de développement ? Pour quel horizon de société ? Ces questions ne sont jamais posées frontalement dans le débat éducatif. Comme si l’économie était un donné naturel, une évidence qui ne nécessite aucune interrogation, aucun choix politique.

La schizophrénie institutionnelle : savoir et ne pas agir

L’État français dispose d’une documentation scientifique d’une précision glaçante sur l’état réel du monde. Ses propres rapports, ceux du GIEC, des instances internationales, documentent méthodiquement l’effondrement en cours : six des neuf limites planétaires sont franchies, l’effondrement écosystémique est engagé, la transformation radicale de nos modes de vie est une question de survie à court terme[2].

Ces données ne sont pas contestées au plus haut niveau de l’État. Elles sont produites, validées, publiées. L’État sait. Pourtant, son école continue d’enseigner le « développement durable » comme si ce concept n’était pas devenu un oxymore, une contradiction dans les termes. Elle continue d’orienter vers des métiers qui n’existeront probablement plus dans vingt ans ou qui participent directement à la destruction des conditions de vie sur Terre. Elle continue de former des élites pour des grandes écoles dont les diplômés iront, pour beaucoup, organiser la continuation du désastre dans les entreprises de l’agro-industrie intensive, de l’extraction des ressources, de la finance spéculative.

Entre la lucidité de l’État et l’aveuglement organisé de l’École s’est installée une machine à édulcorer d’une efficacité redoutable. Elle transforme les alertes en opportunités (« la transition écologique, un gisement d’emplois »), les ruptures en transitions (« accompagner le changement »), les effondrements en défis stimulants (« relever le défi climatique »). Le vocabulaire même neutralise l’urgence, euphémise la catastrophe, maintient l’illusion que tout peut continuer presque comme avant, moyennant quelques ajustements.

Cette schizophrénie institutionnelle n’est pas un accident. Elle est le produit logique d’une école conçue pour reproduire un ordre social, économique et politique donné. L’école ne peut pas préparer à un monde radicalement différent sans remettre en cause les fondements du système qu’elle sert. Elle est structurellement programmée pour perpétuer, pas pour transformer.

L’horizon réel mais tu : former pour le monde d’hier

Quel est donc l’horizon réel de l’école française ? Celui, non dit mais omniprésent, d’une société capitaliste de croissance, de compétition, de performance, de consommation, prédatrice des ressources terrestres ? Cet horizon imprègne l’ensemble du système éducatif, de ses structures à ses pratiques, de ses évaluations à son orientation.

Les exercices de prospective officiels révèlent cette occultation avec une clarté glaçante. Le rapport « Les Métiers en 2030 » publié par France Stratégie et la Dares en 2022[3] projette 800 000 postes à pourvoir chaque année jusqu’en 2030. Quels métiers ? Ceux qui existent déjà, dans le monde tel qu’il est. Le rapport mentionne bien « l’urgence des changements environnementaux » parmi les incertitudes, mais le scénario de référence – celui qui sert de base aux politiques publiques – projette essentiellement la continuation du modèle actuel. Un « scénario bas carbone » est évoqué, mais comme une variante, une possibilité parmi d’autres, pas comme l’horizon nécessaire.

Cette prospective pose des questions révélatrices : quels métiers recruteront le plus ? Y aura-t-il pénurie de main-d’œuvre ? Comment adapter les formations aux « besoins de l’économie » ? Mais elle ne pose jamais la question fondamentale : ces métiers ont-ils un avenir soutenable ? Doit-on former 800 000 personnes par an pour perpétuer un modèle économique qui détruit les conditions de vie sur Terre ? L’outil de prospective devient ainsi un outil de perpétuation déguisé en neutralité technique.

Le tri social que nous avons analysé dans les posts précédents ? Il sélectionne et forme les futures élites qui organiseront la continuation du système. L’obsession évaluative ? Elle mesure des performances dans un monde qui devrait réapprendre la sobriété plutôt que performer. La ségrégation scolaire ? Elle assigne les plus fragiles aux premières lignes de la catastrophe tout en préservant les privilèges de ceux qui la causent. Les procédures opaques d’orientation ? Elles aiguillent dans le brouillard vers des destinations professionnelles obsolètes. Le curriculum officiellement transmis ? Il maintient l’ignorance sur l’essentiel (les limites planétaires, les alternatives au système actuel) en saturant de l’accessoire.

Les savoirs enseignés restent largement ceux d’un monde qui s’effondre. On enseigne l’économie de marché sans questionner ses fondements, la croissance sans interroger ses limites, l’innovation technologique comme solution universelle sans analyser ses effets systémiques. Les alternatives – permaculture, low-tech, savoirs autochtones, économie du commun, décroissance – restent marginales quand elles ne sont pas disqualifiées d’emblée.

Plus grave encore, l’école ne transmet pas les savoirs qui seraient nécessaires pour habiter un monde en mutation écologique radicale. Comment vivre avec moins ? Comment coopérer plutôt que compétitionner ? Comment prendre soin des écosystèmes plutôt que les exploiter ? Comment développer la résilience collective plutôt que la performance individuelle ? Ces savoirs de la survie et de la régénération ne font pas partie du curriculum, ou alors de manière si marginale qu’ils ne peuvent avoir aucun effet systémique.

L’école produit ainsi une génération paradoxale : mieux informée que jamais sur les enjeux écologiques grâce à l’accès à l’information, mais formée pour un monde qui n’existera plus. Consciente de l’urgence, mais préparée à la perpétuation. Anxieuse face à l’avenir, mais orientée vers le passé. Cette contradiction entre ce que les jeunes savent et ce à quoi le système les prépare crée une dissonance cognitive massive dont les effets psychologiques commencent à peine à être mesurés.

Les bifurqueurs : quand l’excellence refuse le système

Dans ce contexte, le phénomène des « bifurqueurs » prend tout son sens révélateur. Ces diplômés des grandes écoles qui renoncent aux carrières prestigieuses pour s’engager dans des voies alternatives ne sont pas des cas isolés de « déclassement volontaire ». Ils sont le symptôme d’une crise de légitimité terminale du modèle méritocratique[4].

L’appel des diplômés d’AgroParisTech en mai 2022 a marqué les esprits par sa radicalité. En appelant publiquement à « déserter » les emplois destructeurs de l’agro-industrie, ces jeunes ingénieurs ont rendu visible le malaise d’une génération. Leur geste, loin d’être isolé, a inspiré des initiatives similaires dans d’autres grandes écoles – HEC, Polytechnique, Centrale. Ces bifurcations révèlent que le système éducatif commence à produire ses propres fossoyeurs. Quand les meilleurs éléments des meilleures écoles désertent publiquement le système qui les a consacrés, c’est tout l’édifice qui vacille.

Mais ce phénomène révèle aussi une inégalité fondamentale qu’il faut nommer. Renoncer à une carrière prestigieuse et rémunératrice suppose de disposer de ressources – culturelles, sociales, parfois économiques – qui ne sont pas accessibles à tous. Le privilège de pouvoir bifurquer n’est pas donné à tout le monde. Pour de nombreux jeunes issus de milieux populaires, la réussite scolaire représente la seule voie d’ascension sociale. Y renoncer pour « déserter » vers un mode de vie alternatif n’est pas envisageable quand on porte sur ses épaules l’espoir familial et la dette symbolique vis-à-vis des sacrifices parentaux.

Cette inégalité face à la bifurcation reproduit et aggrave les inégalités sociales face à la transition écologique. Ceux qui ont les moyens culturels et économiques peuvent se permettre de choisir des voies alternatives, de développer des modes de vie résilients, de « sortir du système ». Les autres restent assignés à la perpétuation d’un modèle qu’ils subissent doublement : comme travailleurs exploités et comme premières victimes des crises écologiques.

Ce que révèle l’invisibilisation de l’horizon

Cette invisibilisation de la question des finalités n’est pas un simple oubli. Elle est stratégique et remplit plusieurs fonctions politiques essentielles pour le maintien de l’ordre existant.

D’abord, elle naturalise le modèle économique actuel. En ne questionnant jamais l’horizon, on fait comme si celui-ci allait de soi, comme s’il n’existait aucune alternative possible. Le capitalisme de croissance n’est plus un choix politique mais un horizon indépassable, une réalité naturelle à laquelle il faut « adapter » les jeunes générations. Cette naturalisation empêche de penser la possibilité même d’un autre monde.

Ensuite, elle dépolitise radicalement le débat éducatif. On peut discuter des méthodes, des moyens, de l’organisation – toutes questions techniques. Mais on ne peut pas discuter des fins, qui relèveraient d’un choix de société, donc d’un débat politique démocratique. En occultant l’horizon, on transforme l’école en machine technique plutôt qu’en institution politique.

Enfin, elle protège l’école de la contradiction insurmontable dans laquelle elle se trouve. Comment continuer à former pour un monde qui détruit littéralement les conditions de vie sur Terre tout en proclamant des valeurs humanistes, émancipatrices, universalistes ? Cette contradiction devient invivable si on la regarde en face. Mieux vaut ne pas la regarder.

L’invisibilisation de l’horizon est donc le point de convergence de tous les mécanismes d’occultation analysés dans cette série. Tous les éléphants précédemment documentés – l’architecture segmentée, les procédures opaques, la ségrégation institutionnalisée, le curriculum dépolitisé, les conditions matérielles refoulées – convergent vers celui-ci, peut-être le plus massif : former des générations pour un monde mort tout en leur cachant l’horizon du monde vivant possible.

Conclusion : la question devient urgente

Le système éducatif français se trouve face à une contradiction de plus en plus difficile à maintenir invisible. Il ne peut continuer à former pour un monde obsolète sans perdre progressivement sa légitimité auprès des jeunes générations. Mais il ne peut se transformer radicalement sans remettre en cause les fondements de l’ordre social qu’il contribue à reproduire.

Cette contradiction appelle une refondation profonde qui dépasse largement les simples ajustements pédagogiques ou les réformes de structure. Elle exige de repenser les finalités mêmes de l’éducation dans un monde en mutation écologique radicale. Non plus former du « capital humain » pour le marché mais des humains capables d’habiter une Terre abîmée. Non plus transmettre des savoirs fragmentés mais développer une pensée systémique. Non plus évaluer des performances individuelles mais cultiver des capacités collectives. Non plus orienter vers des métiers mais vers des missions de régénération.

Cette école-là n’existe pas encore comme institution. Mais elle émerge comme pratique, comme désir, comme nécessité. Les bifurqueurs qui créent leurs propres lieux de formation, les enseignants qui bravent les programmes pour dire la vérité, les parents qui cherchent des alternatives : tous participent à l’invention collective d’une autre pédagogie, celle d’un monde vivable.

Rendre visible cet horizon invisible, c’est peut-être la première étape nécessaire. Car tant qu’on ne questionnera pas frontalement les finalités du système éducatif, les réformes resteront superficielles et l’école continuera de préparer des générations sacrifiées pour un monde mort. Il est temps de regarder l’éléphant en face.

Un dixième post fera la clôture de cette série.

Post d’ouverture de cette série : Les éléphants du discours éducatif.

https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2025/10/21/les-elephants-du-discours-educatif/

Bernard Desclaux

Article publié sur le site : https://blog.educpros.fr/bernard-desclaux/2025/11/25/lhorizon-invisible-former-pour-quelle-societe/

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Notes

[1] Corpus analysé : 10 textes sur le système éducatif français publiés entre 2014 et 2025. Voir la liste complète dans le premier post de cette série.

[2] Les rapports du GIEC documentent le franchissement de six des neuf limites planétaires identifiées par le Stockholm Resilience Centre. Ces données, bien que produites et validées par les instances scientifiques officielles, ne se traduisent pas dans une transformation des finalités éducatives.

[3] France Stratégie et Dares (2022), « Les Métiers en 2030 », rapport du groupe Prospective des métiers et qualifications, mars 2022. Le rapport projette 800 000 postes à pourvoir par an en moyenne d’ici 2030. Il mentionne « l’urgence des changements environnementaux » parmi les incertitudes, mais le scénario de référence projette essentiellement la continuation du modèle économique actuel. Un « scénario bas carbone » est évoqué comme variante, révélant que la transition écologique est pensée comme une option parmi d’autres et non comme l’horizon nécessaire. Cette prospective officielle illustre parfaitement comment l’État prépare l’avenir en projetant le présent, sans questionner l’obsolescence du modèle.

[4] Sur le phénomène des bifurqueurs, voir notamment l’appel des diplômés d’AgroParisTech (mai 2022) : « Nous ne voulons pas travailler pour des entreprises qui détruisent le vivant et aggravent la crise sociale et environnementale en cours. » Des initiatives similaires ont émergé dans d’autres grandes écoles, révélant une crise de légitimité du modèle de reproduction des élites.

 


Auteur : Bernard Desclaux

Dernière modification le lundi, 01 décembre 2025
Desclaux Bernard

Conseiller d’orientation depuis 1978 (académie de Créteil puis de Versailles), directeur de CIO à partir de 90, je me suis très vite intéressé à la formation des personnels de l’Education nationale. A partir de la page de mon site ( http://bdesclaux.jimdo.com/qui-suis-je/ ) vous trouverez une bio détaillée ainsi que la liste de mes publications.
J’ai réalisé et organisé de nombreuses formations dans le cadre de la formation continue pour les COP, , les professeurs principaux, les professeurs documentalistes, les chefs d’établissement, ainsi que des formations de formateurs et des formations sur site. Dans le cadre de la formation initiale, depuis la création des IUFM j’ai organisé la formation à l’orientation pour les enseignants dans l’académie de Versailles. Mes supports de formation sont installés sur mon site.
Au début des années 2000 j’ai participé à l’organisation de deux colloques :
  • le colloque de l’AIOSP (association internationale de l’orientation scolaire et professionnelle) en septembre 2001. Edition des actes sous la forme d’un cd-rom.
  • les 75 ans de l’INETOP (Institut national d’étude du travail et d’orientation professionnelle). Edition des actes avec Remy Guerrier n° Hors-série de l’Orientation scolaire et professionnelle, juillet 2005/vol. 34, Actes du colloque : Orientation, passé, présent, avenir, INETOP-CNAM, Paris, 18-20 décembre 2003. Publication dans ce numéro de « Commentaires aux articles extraits des revues BINOP et OSP » pp. 467-490 et les articles sélectionnés, pp. 491-673
Retraité depuis 2008, je poursuis ma collaboration de formateur à l’ESEN (Ecole supérieure de l’éducation nationale) pour la formation des directeurs de CIO, ainsi que ma réflexion sur l’organisation de l’orientation, du système éducatif et des méthodes de formation. Ce blog me permettra de partager ces réflexions à un moment où se préparent de profonds changements dans le domaine de l’orientation en France.
Après avoir vécu et travaillé en région parisienne, je me trouve auprès de ma femme installée depuis plusieurs années près d’Avignon. J’y ai repris une ancienne activité, le sumi-e. J’ai installé mes dernières peintures sur Flikcr à l’adresse suivante : http://www.flickr.com/photos/bdesclaux/ .