Au départ il y a peu de rapport avec l'éducation. Je suis assise à la terrasse d'un café en voie de gérentrification, mot barbare s'il en est, avec sa sonorité terrienne. Le mot s'enfonce tel un arbre aux racines épaisses. C'est en les regardant s'occuper de leurs enfants que je sens un malaise. Je suis en train de lire Walter Benjamin, Paris Capitale du XIXe siècle. Capitale c'est la tête, le chef sur lequel on pose un chapeau. Comme dans ce café où chacun se salue façon dandy pour les hommes. Rien à voir avec Baudelaire cependant, encore moins avec Benjamin. Il y a une certitude dans le regard de ces jeunes parents qui est justement la source de mon vertige.
Un peu plus loin, d'autres cafés, d'autres regards. Les femmes sont lasses et crient. Il y a une fontaine sur la place. Parfois l'eau y coule et les enfants y jouent pendant que certains en profitent pour se laver.
Retour vers ce café qui est culturel, une façon de se démarquer des bistrots-PMU où chacun tente sa chance. Des livres sont à disposition pour les adultes et les enfants. C'est la mère qui guide les choix. Le soir, parfois, il y a des concerts. Les enfants sont toujours là. Quelques pères attentionnés leur couvrent les oreilles pour les protéger des décibels. On discute de tout, de rien. On discute des projets du week end. Les enfants on y tient. On se renseigne pour un concert, pour emmener au théâtre le jeune dernier dont on admire les simagrées adultes. Une bicyclette est suspendue au plafond, façon Marcel Duchamp. Un divan rouge pour nous renvoyer à nos pulsions érotiques, mais ceci de façon soft.
Un homme arrive avec un chèque. Il n'a pas de compte bancaire. On l'aide avec élégance. Il doit aller au service social. On se propse de l'y emmener. Il veut boire. On lui propose de l'accompagner chez l'assistante sociale. Il repart dans l'autre sens.
Les enfants regardent.
De l'autre côté de la rue une femme mendie. Elle vit le monde sur le mode de la nécessité, comme cet homme.
Bien sûr pas de jugement moral. Je lis Benjamin. L'art est au service des marchands, écrit-il. Au peuple on offre du divertissement, lui donnant l'illusion de l'émancipation. Rien de moral juste une réflexion sur les illusions qu'engendre une démocratie mal comprise.
D'un côté une culture de l'art pour l'art, de l'autre une fétichisation de la marchandise que les expositions, les marchés, les grands magasins créent. D'un côté la quête de l'original, de l'autre, le règne de la reproduction à l'infini. D'un côté la bourgeoisie ouverte à ce que jadis on appelait la charité, la puissance du coeur, de l'autre les roms qui se sont partagés le territoire des poubelles. D'un côté la culture désintéressée, de l'autre la culture de la nécessité.
L'école dans tout cela? Elle souffre de son impuissance. Elle colmate pour sauver l'égalité, cette égalité qui n' a de sens que pour l'homme qui n'a pas faim.
La gérentrification? c'est cette volonté de se montrer aussi unique. Mais vivre à l'écart du "mauvais goût" par tout un jeu de distinctions, comme le disait Bourdieu, certes ce n'est pas renoncer à l'égalité. On partage l'école publique. C'est poser sa différence en abandonnant le souci de l'égalité. Ce qui importe c'est la valeur d'exposition de soi. Il n'y a que des individus différents en un grand nombre d'exemplaires...au point de se ressembler.
L'école n'a pas à lutter seulement contre les inégalités : elle doit faire face à ce jeu différentialiste. Elle doit associer son souci républicain de l'espace public de l'apprentissage, et le repli de certains dans un intérieur qui ressemble à un étui (Benjamin).
Les pauvres sont souvent dehors, les bobos, pour faire simple, habitent un espace fermé.
Oui, l'école a du travail : se battre pour cet espace public et pas seulement pour l'égalité.
Dernière modification le vendredi, 10 avril 2015