Une autre raison est aussi qu’on me prête en d’autres lieux un ton gaullien pour évoquer ces affaires et cette invraisemblable et frénétique fièvre pour l’enseignement du code et de l’informatique à l’école. Fort heureusement, on va le voir, elle ne touche pas tout le monde…
Encore ? direz-vous, à juste titre. Mais il s’est passé, depuis mes dernières prises de position sur ce point, un certain nombre de choses, des billets, des événements, qui demandent qu’on s’y attarde un peu. Qu’on réfléchisse.
Et puis, j’ai besoin de m’expliquer car mon point de vue est, semble-t-il, mal compris. Je l’ai lu et entendu.
Et puis, enfin, le lobby est toujours à l’œuvre.
Deux billets récemment parus ont, de manière différente d’ailleurs, exprimé des doutes quant à cette doxa persistante du moment. Très curieusement — accrochez-vous ! on va parler de technique —, ces deux billets sont écrits sur des blogues WordPress,CMS identique à celui où j’écris le mien qui, du coup, change et porte le joli nom de « Culture numérique ». Ce transfert ne se fait pas sans mal et j’ai dû mettre les yeux et les doigts — oh ! si peu pour ces derniers ! — dans le code des fichiers .php et .css. Histoire de comprendre. D’ailleurs si un lecteur sagace pouvait m’indiquer comment virer facilement le vilain © de bas de page, il aurait droit à mon éternelle reconnaissance et à une petite bière.
Revenons à nos moutons.
Benoît Lacherez signe sur son blogue un très joli billet bien tourné où il me fait l’honneur de mettre mon point de vue sur l’enseignement du numérique et de l’informatique face à celui que l’on connaît issu du rapport de mai 2013 de l’Académie des sciences, intitulé « L’enseignement de l’informatique en France ».
Benoît me donne l’occasion de m’expliquer en corrigeant un tantinet ce qu’il a compris de mes écrits, lesquels ne sont d’ailleurs pas figés dans le marbre.
- Je suis et reste favorable à un enseignement du numérique lequel ne peut trouver sa place que dans les référentiels à venir, dans le cadre disciplinaire existant, issus des travaux si essentiels du Conseil supérieur des programmes.
- Je suis et reste persuadé que ces référentiels s’enrichissent de la transversalité des approches et d’une littératie globale, incluant le numérique mais aussi les médias et l’information, dont la compréhension des modes de fonctionnement et de transmission sont si importants aujourd’hui.
- En aucun cas, mes propositions ne peuvent être qualifiées de « pratiques » — c’est un mot que je préfère cent fois à « usages », par ailleurs.
S’il faut pourtant qualifier ma vision du numérique éducatif, je veux bien des adjectifs « humaniste » et « citoyen ». Il ne s’agit pas « d’apprendre à utiliser le numérique » mais d’apprendre le numérique (voir plus haut) et la citoyenneté numérique, d’accéder à une culture numérique. Quant à « la technique informatique sous-jacente », il ne s’agit évidemment pas de l’oublier mais de faire de sa compréhension et de sa maîtrise un élément parmi d’autres de cette culture numérique. C’est ça, comme le souligne Benoît Lacherez, ma logique gaullienne… - Mon avis est que la mission de l’école, qui doit changer et s’adapter, est de prendre en charge, en tant que nouvelle compétence fondamentale, de manière essentielle et prioritaire, la capacité à pouvoir produire de l’information à destination d’un auditoire potentiellement universel : publier. C’est, de plus, une manière pour elle de défendre et promouvoir les libertés fondamentales, dont celles de donner son opinion et de s’exprimer sont bien mises à mal, ces temps-ci.
Sur ce point, si je l’ai bien lu et entendu, je suis plus que jamais d’accord avec mon ami Benjamin Bayart, grand défenseur du logiciel libre, qui dit partout, sans doute un peu pour provoquer, que l’enseignement du code et la programmation n’ont pas leur place à l’école. C’est certes, pour lui, un exercice intellectuel fort intéressant, comme nombre d’autres, libérateur comme l’acquisition de toute bonne connaissance, mais bon… - Je déteste les effets de mode et tous ceux qui sautent sur le premier syllogisme ou truisme venus. En l’espèce, ils sont pléthore, dans tous les milieux.
- Plus que tout, je hais les lobbys et les lobbyistes qui œuvrent en sous-main contre l’intérêt public.
Dans un billet récent sur Internetactu.net, il pose la question : « Enseigner le code à l’école ? Vraiment ? ».
Malheureusement, il commence son propos en tombant dans le piège convenu du syllogisme habituel : « Il faut enseigner le numérique car il est présent partout dans la société, l’informatique est au cœur du numérique, donc il faut enseigner l’informatique et le code ». Benoît Lacherez, plus vigilant, lui, appelle ça la « logique du blop » : « un élément arrive dans le discours par la seule raison de sa contiguïté avec un autre qui a été amené logiquement »…
Pour moi, la question pour l’école, sa mission essentielle, n’est pas de former des informaticiens ni même de préparer à « l’emploi dans les métiers du numérique qui peinent déjà à trouver les professionnels dont ils ont besoin »… En tout cas, pas seulement et pas de manière prioritaire. Non, sa mission essentielle est d’abord de former des citoyens éclairés, autonomes, responsables, possédant les éléments de cultures diverses et croisées, humaniste, technologique, philosophique, scientifique, littéraire, numérique… Toutes sortes de choses qui échappent à la compréhension de Serge Abiteboul, co-auteur du rapport de l’Académie des sciences et prosélyte en chef qui confessait, récemment, à l’occasion d’une matinée contributive au Conseil national du numérique à laquelle je participais : « L’informatique et former des informaticiens, je sais ce que c’est, le numérique et former au numérique, je ne sais pas faire… ». Sic.
Ça tombe bien, l’école ne lui demande rien. Il y aura bien dans l’école — oh ! ça ne va pas se faire d’un coup de baguette magique ! — des professeurs de mathématiques, de philosophie, de sciences physiques, de documentation, d’éducation physique et sportive, de sciences économiques et sociales, de technologie, de sciences de la vie et de la Terre… pour enseigner le numérique !
Hubert Guillaud pose ensuite quelques bonnes questions, plus pratiques d’ailleurs que fondamentales, sur la faisabilité technique, et formule des remarques fort justes sur la déliquescence de l’enseignement de la technologie, en convergence sur ce point avec d’autres propos de Benoît Lacherez. Il cite aussi, sans s’y attarder — ça le laisse dubitatif, dit-il — un article paru sur Slate.com où l’auteur énonce ;
« Nous n’avons pas besoin que tout le monde code — nous avons besoin que tout le monde pense. Et, malheureusement, il est très facile de coder sans penser. »
Cette phrase, assez tranchée et définitive, m’a fait penser à un échange avec Kwame Yamgnane, qui dirige l’école 42, sur une table ronde à Bourg-en-Bresse, à l’invitation de Fréquence Écoles. Je ne crois pas trahir sa pensée en rapportant qu’il disait souhaiter que les jeunes programmeurs qui passent par l’école 42 soient ouverts à une culture numérique globale et soient justement capables de penser, de préférence à plusieurs, en collaborant à leurs projets.
Hubert Guillaud relève aussi les propos d’Emmanuel Davidenkoff qui posait, lui, une question fort proche des préoccupations du dirigeant de 42, dans un article surl’Express en ligne :
« Combien de temps faudra-t-il à l’enseignement scolaire, et singulièrement au secondaire, pour le comprendre et pour cesser de n’évaluer que les compétences individuelles ? Pour qu’il apprenne à valoriser les capacités à coopérer, à formuler et à résoudre collectivement des problèmes de tous ordres ? »
À n’en pas douter, cette question est une de celles, autrement plus graves et urgentes, que le numérique va poser à l’école. S’il ne s’agit peut-être pas d’un tsunami, pour paraphraser à nouveau Emmanuel Davidenkoff, c’est bien d’une succession de secousses telluriques qu’il va s’agir. La confrontation de l’école de Jules Ferry au numérique de ce millénaire risque d’être un tantinet cataclysmique, en obligeant à revoir de fond en comble contenus d’enseignement, programmes, référentiels, examens, postures mais surtout, surtout, les méthodes de travail et d’évaluation et les modalités d’apprentissage.
À côté de ce cataclysme, la proposition pour le résoudre de la création d’un CAPES ou d’une agrégation d’informatique risque de passer pour… dérisoire.
En conclusion, Hubert Guillaud pose la bonne question : l’école doit-elle prendre en charge tout ça ? « L’école n’est pas la solution à tout », dit-il. Pour ma part, je crois pourtant toujours que l’école est encore la solution à tout ou presque — on ne se refait pas — et, notamment, pour ce qui concerne le numérique, pour combattre toutes les formes de fracture conduisant à l’illettrisme ou à l’obscurantisme. Et c’est en effet une question qui va se poser très cruellement et urgemment à l’école si elle ne montre pas plus de souplesse et de capacité à évoluer et s’adapter, au moment où les jeunes, ses élèves, ont des pratiques numériques, sociales et informationnelles massives majoritairement hors de l’école ou du temps scolaire.
Michel Guillou @michelguillou