A l’occasion d’un changement politique, il existe donc en France une occasion de s’inspirer des réussites du passé, de l’expérimentation ou des systèmes d’autres pays plus avancés, pour mettre à niveau, de manière non-idéologique, un fonctionnement en grande partie encore désastreux, notamment pour faire suite à la promesse démocratique en contexte scolaire.
Déjà, la pédagogie pouvait beaucoup, sinon tout, y compris dans des contextes défavorables, quand ce n’est pas hostiles. Que ne peut-elle aujourd’hui ! Quelques impondérables cependant risquent d’oblitérer toute perspective de ce genre : le plus important étant qu’il s’agit d’au fond d’une question simple, et que sa solution dépend plus d’un état d’esprit que de moyens compliqués.
Nous disposons assez de savoirs d’expérience et de capacité d’invention méthodologique : encore faut-il les mettre en oeuvre, plutôt que se perdre dans des considérations compliquées enfermées dans des cadres immuables.
Rien n’est acquis, en effet : et dans les faits, les « idéaux pédagogiques » sont encore en grande partie incompatibles avec les habitudes et les structures. Tout juste peuvent-ils jusqu’ici se glisser dans des interstices. Ce bémol est d’une grande importance, et il faut y réfléchir assez à moins de nouvelles déconvenues prévisibles.
Une grande partie des possibles en pédagogie, singulièrement en ce qui concerne l’appropriation des nouvelles techniques, s’est développé naguère dans l’espace de ce que l’on a appelé pour aller très vite l’éducation nouvelle. Avec des pointes, à l’époque des grands bouleversements épistémologiques du début du 20è siècle, et aussi dans l’après-guerre, à la fin des années 60 et dans les années 80. Par périodes intenses de créations et d ‘inventions, d’avant-gardes et de luttes.
Tous les auteurs attentifs aux évolutions du milieu de vie ont donc régulièrement posé de manière précise et insistante le principe d’un aggiornamento relatif aux nouvelles donnes. On pourra se référer aux panoramas et autres recommandations récentes : mais combien de rapports et de synthèses, comme le rapport Pouzard (« L’école et les réseaux numériques », 2002), qui pose les questions utiles, mais date déjà sans avoir été suivi de trop d’effet… ! Très vite on voit à chaque étape se tendre le conflit de conception structurel entre le système politique en place et les modes de pensée éducative émancipatrice. Historiquement, il y a toujours eu, tôt ou tard, une césure.
Acter
Quant aux deux dernières décennies, elles ont été assez embrouillées – sinon désastreuses diront analystes les plus radicaux : on ne peut faire l’économie d’en dégager les raisons, travail de méthode indispensable si l’on veut tracer de nouveaux itinéraires sans recommencer les mêmes erreurs.
S’agissant des « nouvelles donnes », la question est loin d’être… nouvelle. Ce qui serait inédit, ce serait la prise en compte, en temps réel, des paramètres de la mutation.
A quelques conditions de rigueur, il nous est aujourd’hui possible d’en présenter une description d’ensemble, à caractère scientifique, au contraire de la dispersion, des positionnements, des considérations éparpillées, et dépassant les particularismes d’écoles et les propos individuels. Etablir un état des lieux relatif à l’effort éducatif est tout aussi nécessaire : quel est sur ces points l’état de la recherche (un tel « état de l’art » ne peut s’établir que de manière « croisée », il concerne au premier chef la philosophie de l’éducation, les sciences de l’éducation, les sciences de l’information et de la communication ; il va de soi aussi que l’ensemble des disciplines est concerné…) ?
Sur le plan pédagogique, comment l’institution rend-elle compte et synthétise-t-elle les efforts actuels du « terrain » ? Quel est l’état patrimonial en rapport pédagogique aux nouvelles donnes ? Ce ne sont pas les expériences probantes qui ont manqué depuis un siècle ! Comment dépasser les impérities de l’époque récente qui a porté le très troublant paradoxe d’une ressource considérable pour un investissement dérisoire ou raté ?
Nous disposons de toute la référence possible, à condition de la reconnaître et de l’engranger. En évitant le risque de précipitation, d’éparpillement, d’absence de transmission des acquis.
Activer
C’est donc encore et toujours de pédagogie qu’il s’agit. Que faisons-nous réellement des outils d’une puissance inégalée jusqu’ici et qui sont désormais à la disposition de tous ? Répétons-le, le patrimoine expérientiel ne manque pas, à condition qu’il soit reconnu, qui montre à quel point la pédagogie, qu’il s’agisse d’une pédagogie de l’ « information » ou de l’ « imagination », ne se limite pas à la ressource technique - aujourd’hui, après l’encre et le tableau, l’imprimerie, et les médias électroniques, le « numérique » pour faire lapidaire.
Si l’on considère l’ensemble des paramètres, se donner pour tâche de mettre en place les conditions d’une pédagogie muable.
Garantir les conditions de la pédagogie est prioritaire
Encore faut-il donc que la pédagogie soit encouragée, préservée, que ses résultats soient diffusés : et on voit bien que ce fait toujours et encore défaut, c’est l’articulation des données latentes à la formation et à la pédagogie.
C’est là pour partie une question de régulation publique. Tâche d’Etat : inciter à la qualité du débat, rappeler les principes d’éthique, tracer les lignes programmatiques de fonctionnement… Mais sans naïveté : car c’est tout le problème philosophique de l’articulation du devoir d’état et de la fonction politique, qui hante encore aujourd’hui l’action publique.
J’ai plaidé en mon temps pour une intégration raisonnée et déconcentrée des médias dans l’enseignement. Cela signifie que les paramètres de la mutation ne font pas seulement l’objet d’une considération « à part » (cours, activité complémentaire, etc.), ou de quelque « éducation à »
[1], mais sont un préalable et une constante. Le raisonnement de bon sens - et l’expérience qui le justifie - était le même que celui des fondamentaux tels que
l’écriture. Il serait bien imprudent d’en faire l’objet d’un apprentissage d’une matière sans connexion avec l’ensemble de la situation.
Cela rejoint une des leçons de l’expérience pédagogique : les apprentissages fondamentaux ne passent pas par une juxtaposition de matières, d’ailleurs hiérarchisée, encore moins par un catalogue hétéroclite sinon bancal de « compétences de socle », mais par le croisement et l’articulation interdisciplinaire. Il ne s’agit pas d’ajouter de la disjonction à un monde dissocié.
Assurer la formation des responsables et des porteurs d’opinion à tous les niveaux est indispensable
Mais comment ? Et qui éduquera les éducateurs ? la question de Fernando Savater
[2] est redoutable : elle suppose en effet l’humilité des responsables et de porteurs d’opinion, le travail des inventeurs, le dispositif d’échange…Et la question est bien présente dans la littérature scolaire récente… Et qui éduquera les spécialistes ? les associatifs spécialisés ? les syndicalistes ? les journalistes ?
Et, après tout, chacun d’entre nous à droit à la formation tout au long de la vie, notamment à la pratique du philosopher, dont l’année de lycée, et plus si possible, devraient constituer le coup de pouce initial.
Mettre à disposition des synthèses expérientielles et méthodologiques des « possibles » est souhaitable
De telles dispositions vont à l’encontre de la dissémination : outre la mine patrimoniale, d’une exceptionnelle richesse souvent inexploitée, de très nombreuses expériences sont menées, à des niveaux variables, mais souvent loin des préoccupations et des pratiques d’autres nombreux sites scolaires… ; quelles sont les initiatives existantes ? lesquelles sont modélisables ? lesquelles présentent une grande valeur ajoutée d’apprentissages ? lesquelles font bouger les lignes de séparation disciplinaires ?
Hiérarchiser les urgences et les niveaux d’édification est à commencer par une nouvelle conception du milieu de vie est capital
L’ensemble du milieu de vie lié aux développements techniques et culturels forme le cadre du sens de l’éducation scolaire. A tirer tous les lièvres à la fois, on n’aboutit à rien. Il faut prendre une direction. Prendre au sérieux notre propre condition dans un milieu formé par les « nouvelles donnes » est une priorité vitale qui ne limite aux outils.
Plus pratiquement, la pédagogie des médias ne peut avancer de manière marginale ou illusoire ; elle est d’ordre mésologique, c’est à dire qu’elle se rapporte à l’ensemble des paramètres critiques de la situation. Le sens n’en est pas séparé, mais intégré.
Trois types de « fers de lance » ont par le passé fait leurs preuves, et présentent, sur le papier car où en sommes-nous aujourd’hui ? - de très fortes capacités : organismes pilotes, établissements expérimentaux, laboratoires d’idées – y compris ceux des colloques virtuels, des réseaux et des échanges, de la coexpérience… Pourquoi pas ?
La possibilité du possible
Ce sont là des exemples de préalables. Bien sûr, il faut, comme devant, tenir compte des évolutions en terme d’équipements ; mais davantage encore en termes de ressources pédagogiques et méthodologiques.
Et surtout en termes de méthodes d’action : il n’est pas sûr que l’action massive ou les plans nationaux soient adaptés à la labilité et l’internationalisation de l’époque. Pourquoi pas des actions ciblées, précises, pérennes, dans des domaines simples : mise à disposition de ressources documentaires, production méthodologique, recherches-actions…
Changer de conception est vital
- pour une attention redoublée aux paramètres de la mutation (le milieu, le sujet et le mode d’intelligibilité) ;
- en termes de soin : diagnose, prévisions, attention aux nuisances ; si le diagnostic peut théoriquement s’établir de manière rigoureuse et étayée, et non parcellaire…
- en nécessité de révision des fondamentaux et de la programmatique :
- concernant la définition de la culture
- touchant les conditions matérielles et le milieu
- en termes de mode de relations (v. la québécoise « communautique[3] » : interactions, surpuissance en innovation et création, etc.).
Ces considérations ont été assez développées, et on voit bien que ce qui manque, c’est un peu de synthèse, de mise en jeu et en perspective.
La déconcentration et la décrispation des débats peut-elle venir à la hauteur des espoirs nés d’une annonce de refondation ? Il nous faut l’articulation des données, des études et des descriptions à la formation et à la pédagogie. Quitte à en exhumer des placards. Il est de coutume de lire, d’écouter, parfois d’admirer les propos les plus habiles du domaine : or, le chantier spécifique qui en transformerait l’essai en réalisation effective n’est pas assuré. Le monde problématique, lui, l’est.
Il conviendrait de sortir de la logique disjointe.
L’abondante littérature scolaire de l’instant - et qui à cette occasion connaît sa surchauffe – reste ici conventionnelle : certes, on peut utiliser intelligemment les outils disponibles. Bien entendu, et nous l’avons toujours fait, avec parfois les moyens du bord.
Une « coexpérience de pensée » est nécessaire
Mais est-ce bien là la fin de la question ? Non pas : c’est à une véritable inversion du point de vue que nous serions conviés. Celle-ci nécessite un effort de la pensée et de la méthode.
S’il ne semble pas à l’ordre du jour, ce n’est pas faute d’auteurs avisés qui ont montré à quel point nous ne nous en sortirons pas sans un « effort sémantique » : réduire la question à ses aspects utilitaires, ou encore la rapporter aux bonnes vieilles pratiques et aux préjugés qui précisément ont ruiné le dossier, ou encore la confisquer dans des chapelles, des appareils et des idéologies qui ont fait leur preuve en matière de blocage, c’est s’assurer la pérennité des recettes d’inertie, au mieux, la conformité au modèle en vigueur.
L’engouement pour le numérique, dont il faut espérer qu’il ne s’agit pas d’un énième effet de mode, ni seulement d’un alignement sur les nécessités du marché (économie numérique) ne peut masquer le fait que ces questions ne sont pas simples. Il ne suffit pas d’avoir acquis un principe général de modernisation, ni même de multiplier des actions plus ou moins légitimées, encore faut-il leur donner sens. Au vu de la richesse des effervescences actuelles, une bonne surprise est toujours possible…
[1] C
‘est un vrai débat : les « éducations à » trouvent aujourd’hui des zélateurs. Ici encore, il faut s’interroger sur quand, comment, et pourquoi l’expression est apparue, pourquoi et dans quelles conditions elle fait florès.
[3]Réseaux de communication. multimédia et des technologies de l’information et de la communication, nous assistons à l’émergence de nouvelles formes sociales, qu’elles soient reliées à l’interaction entre individus, groupes ou communautés, ou encore à la montée fulgurante de nos capacités d’innovation et de création.