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L’extrême difficulté que nous rencontrons à réformer notre système éducatif tient à ce que son organisation repose sur un certain nombre de non-dits. Cette énorme machine ne pourrait pas être ce qu’elle est et le rester, si, par exemple, n’était pas implicitement admis le postulat selon lequel les enfants présentent à chaque âge des aptitudes assez comparables pour qu’il soit raisonnable de leur proposer le même enseignement, tout et seulement lui.
N’étant pas clairement formulé, ce postulat d’uniformité ne peut pas être discuté et encore moins confirmé ou réfuté par l’expérience. Ainsi est-il remarquable que, dans la forme qui leur est donnée, les évaluations nationales des acquis des élèves (CE1 et CM2), ni d’ailleurs les examens du brevet puis du baccalauréat, autrement dit aucun dispositif de mesure ou de validation interne à l’Éducation nationale, ne soit susceptible de contredire la légende. 
 
 
Car l’on prend soin de ne jamais réitérer les mêmes contrôles sur le même public. Les évaluations des élèves de CE1 s’adressent à des élèves de CE1, ce qui implique que le même élève puisse y être soumis à la rigueur deux fois, à un an d’intervalle, s’il redouble la classe, mais jamais davantage. On s’abstient de proposer les mêmes épreuves, comme cela paraîtrait facile et naturel de le faire, aux mêmes élèves trois ans plus tard, quand ils sont arrivés au CM2, comme, bien sûr, plus tard encore, quand ils sont au collège.
 
 
Cela pourtant serait utile. On apprendrait ainsi dans quelle mesure exacte le même élève a réellement progressé, si, le concernant, la continuité pédagogique est bien assurée, à savoir si ses professeurs font bien leur travail, si l’enseignement qui lui est dispensé est le mieux adapté à ses capacités et à ses goûts, ou s’il convient peut-être de modifier son programme.
 
 
Tout système de contrôle et d’évaluation repose, dans tous les domaines de l’activité humaine, sur la répétition. Pensons à la médecine et aux examens réguliers que subit un malade. Mais pas dans l’éducation. Ici, étrangement, un élève est soumis à une épreuve qu’il réussit plus ou moins bien, puis à une autre, toujours différente dans son contenu, et qui sera réputée d’un niveau plus élevé. Entre les deux résultats obtenus, la comparaison n’a pas grand sens. De cette manière, ni lui, ni sa famille, ni même ses professeurs ne pourront jamais savoir s’il a réellement progressé, encore moins mesurer ce progrès, ou cette absence de progrès, ou cette régression, pour s’en réjouir ou s’en inquiéter ensemble et décider ensemble de la démarche qu’il convient d’adopter pour la suite. Et surtout il pourra effectuer tout le cursus de l’enseignement obligatoire sans jamais connaître la satisfaction, la joie et la fierté de vraiment réussir. 
 
 
 
L’échec scolaire affecte les familles aussi bien que la profession, et en premier lieu bien sûr les élèves eux-mêmes. Et il coûte cher à l’économie du pays. Pour le masquer, l’institution se livre à toute sorte de lissages, comme ceux qui permettent à un pourcentage très flatteur de candidats au baccalauréat de le réussir. On pose, sans le dire, que tous les élèves sont capables d’apprendre grosso modo au même rythme, et comme ce n’est évidemment pas le cas, on parle (encore) de redoublement, on tente de faire croire qu’un peu de soutien individuel permettra à l’élève en difficulté de "recoller au peloton", on note de façon subjective, prudente, compréhensive, enfin l’on triche. Discrètement. On met en œuvre toutes les manières possibles de faire "comme si". Une seule option n’est jamais envisagée, celle qui consisterait à ne plus faire "comme si" mais ressortirait enfin à une véritable pédagogie de la réussite. 
 
 
Ne nous soucions définitivement plus de savoir si les élèves sont ou non capables d’apprendre tous et tout même temps, tout au long de leur scolarité. Renonçons à considérer qu’il serait bon qu’il en soit ainsi, puisque ce n’est évidemment pas le cas. Faisons notre deuil de cette illusion, de cette passion normative. Imaginons plutôt un système éducatif dans lequel les tâches proposées seront adaptées à l’élève, et où il ne se trouvera jamais soumis à une épreuve de contrôle sans que l’on puisse raisonnablement s’attendre (en fonction de ses résultats précédents) à ce qu’il la réussisse à plus de 75%. 
 
 
On ne se demandera plus quel âge il a. On considérera sa date de naissance comme une donnée confidentielle que les enseignants n’ont pas à connaître. En matière d’apprentissage pas plus qu’en matière de race, de religion, ou d’orientation sexuelle, on ne se demandera quelle est la norme. En revanche, on se donnera pour tâche unique de l’aider à réussir. La réussite deviendra le seul objectif et la seule exigence pour l’équipe éducative aussi bien que pour lui. Grâce à quoi une culture de l’excellence pourra enfin se développer, même pour les plus faibles, même chez les plus humbles. Car la réussite est formatrice, de l’élève, de l’homme, tandis que l’échec ne l’est pas. Ou plutôt, l’échec l’est aussi mais à la condition de rester marginal ou, dans tous les cas, minoritaire
 
 
Un sujet qui a été aimé dans son enfance va naturellement, même si ce n’est pas tout droit, vers ce qui lui réussit le mieux. Ce dans quoi il réussit et qui le rend heureux. Il se fait confiance, il se donne raison. Pas à pas, il apprend à reconnaître la Voie qui lui est propre, et il s’y maintient.
 
 
Pour que l’échec ait la moindre chance de stimuler l’élève, de le pousser à l’effort, il faut que celui-ci ait conscience de pouvoir le surmonter. Dans le cas contraire, il le décourage d’abord. Ensuite il le corrompt.
 
 
Le point est particulièrement sensible concernant la maîtrise de la langue. L’enfant apprend à parler dans sa famille, et l’apprentissage de la lecture, qui s’effectue le plus souvent à l’école, s’opère sur cette base et dans cette continuité. Ce qui signifie que les inégalités sociales ont un impact direct et profond sur l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, apprentissage sur lequel reposent, en outre, tous les autres apprentissages, et qui les conditionnent.
 
 
L’usage des Moulins à paroles (m@p) met en évidence la profondeur vertigineuse de ces différences de niveaux, en même temps qu’il permet de ne pas s’en effrayer et de les gérer de façon positive. Ainsi, devant le m@p d’un poème comme Saltimbanques de Guillaume Apollinaire, il n’est pas rare qu’un élève de CE2 montre un niveau de compétence très comparable à celui d’un autre, élève de 4ème. Ce qui donne à penser que des élèves d’âges et de niveaux de compétences linguistiques très différents peuvent travailler avec profit (et plaisir) ensemble, sur les mêmes textes. Mais aussi qu’il n’est pas raisonnable de les enfermer comme on fait dans des niveaux d’enseignement correspondant trop étroitement à leurs âges respectifs. 
 
 
La plus grande liberté laissée à l’élève dans le choix des objets d’apprentissage devrait (devra) s’accompagner de la plus grande rigueur dans la mise en œuvre des procédures d’évaluation. Tout juste le contraire de ce qui se passe aujourd’hui.
 
 
Le refus des évaluations réitérées se justifie comme un refus de l’élitisme. Nous devons apprendre à reconnaitre qu’il en est, au contraire, le plus sûr garant. Les élèves les plus faibles sont, de cette mauvaise conscience, de cet excès de pudeur, les premières victimes. 
 
Christian Jacomino
Jacomino Christian

Docteur en sciences du langage. Inventeur des Moulins à paroles (m@p), collection de petits livres numériques dont chaque volume est consacré à une œuvre littéraire (poème, conte ou chanson) qu’il s’agit de lire puis de reconstituer, au fur et à mesure que le texte s’efface, en rétablissant les mots dans les phrases puis les lettres dans les mots. https://christian.jacomino.org