Ces paradoxes d’une force instituée qui n’en est plus vraiment une, d’une politique qui transmue désespérément la maigreur de ses effets en une boulimie communicationnelle disent le mal grandissant de nos démocraties. Des citoyens, de plus en plus éduqués, de plus en plus en attente de confort et de liberté, trouvent en vis-à-vis de cet appétit insatiable à vivre et à consommer qu’ils revendiquent comme leur droit le plus strict une puissance publique désormais incapable d’assurer le lien entre ces juxtapositions de désirs aussi personnels qu’infinis. Car le nœud gordien de notre crise républicaine est bien là, dans cette exigence si mal formulée par le rapprochement artificiel de deux mots accolés d’un tiret : le « vivre-ensemble ». La maladresse de la terminologie signe ici la vacuité du concept. Adjonction improbable de deux termes dont l’association ne signifie concrètement pas grand-chose, ne renvoie communément à nulle perception exacte d’une réalité qui serait vécue et constatée par tous. Oui, nous vivons bien « ensemble », réunis par des besoins et des tâches, rassemblés autour de services publics et par quelques rares moments de partage - mais divisés, surtout et de plus en plus, quant aux valeurs et aux conceptions globales du monde et de l’homme, de la finalité de nos vies et du progrès auquel nous aspirons.
Le retour du religieux
Au centre de cette désunion qui se fait de plus en plus sentir, dans la fissure ouverte de cette plaie sociale, surgit alors la problématique du religieux : comme la résurgence archaïque d’un passé où la civilisation occidentale était encore pétrie de craintes et de superstitions, nourrie d’obscurantisme et de terreurs bibliques. Car indépendamment de la valeur intrinsèque de son message spirituel, ce « retour du religieux » manifeste d’abord un retour de l’angoisse universelle de l’homme face à son destin, de l’humanité face à son avenir.
Toute religion est avant tout une consolation, un appel devant le silence conjugué du monde et de l’Etat, la recherche d’un sens face à ce qui n’en a plus, la quête d’un Orient pour celui qui se perd dans sa propre existence.
Ces aspirations nouvelles à une transcendance ancienne signent donc l’échec de « l’immanence » : celle du politique qui n’unit plus les citoyens, ne rassure plus leurs inquiétudes, n’apaise plus ni les cœurs ni les esprits.
Et là se trouve bien l’enjeu : dans cette recherche originelle d’un lien entre nous tous, dans ce besoin vital et spirituel en même temps, moral et intellectuel à la fois, d’une authentique association civile, d’une pleine et roborative rencontre avec autrui, avec mon prochain, avec mon concitoyen, avec mon « frère »… Avec celui qui est là, face à moi, et en même temps si lointain, si indifférent - si inquiétant parfois lorsque ses différences me sont suggérées, accentuées à l’envie, comme une explication à cette angoisse qui m’assaille. Les « réseaux », désormais, semblent avoir remplacé les « liens », la virtualité entretenue des contacts formels couvre de ses silences numérisés la perte d’un rapport à l’autre et le besoin confusément ressenti d’une solidarité plus authentique : d’un paradis perdu de partage et de fraternité, d’égalité et de liberté.
Devant ce besoin, devant cet appel, les deux forces de la « laïcité » et de la « religion » se trouvent mobilisées et prétendent répondre par leurs messages respectifs.
Elles nouent alors le paradoxe d’une gémellité de sens sur fond d’une opposition conceptuelle. L’un comme l’autre vise à nous ré-unir, à nous faire penser à nouveau ce lien que nous avons à entretenir. La religion, étymologiquement, nous « relie » - religare – là où la laïcité nous « unit » – laos, le peuple uni. Déclinaisons duales pour une même finalité, religion et laïcité invitent à la concorde tout en instaurant intellectuellement entres elles, dans la friction de leurs engagements respectifs comme au sein même de leurs approches, des discordes et des contradictions.
Dans cette confusion des idées qui règne aujourd’hui, ces deux voies se disputent une même place, la plus éminente et la plus édifiante de toutes : le statut de fondement sur lequel s’instaure une vie commune, une représentation partagée qui construit le sens d’une société humaine.
Une telle concurrence renvoie à une opposition historique : celle d’un pouvoir politique naissant – la république – qui devait initialement s’imposer contre l’institution cléricale. Mais qu’on ne s’y trompe pas, cette opposition politique trahit une convergence plus profonde. Car la laïcité est, philosophiquement, l’affirmation du principe de la liberté de croyance, la préservation du droit pour tout citoyen de pratiquer quelque religion que ce soit. Loin d’être l’adversaire des religions, la laïcité en est, au contraire et en ce sens, la garante face à l’oppression toujours possible des pouvoirs publics, face au risque de connivences confessionnelles et exclusives. S’il y a bien eu lutte historique, c’est contre le cléricalisme, et non contre la religion, que la laïcité a porté ses premiers coups.
La laïcité falsifiée
L’urgence actuelle à reprendre ce sujet et à en reformuler les enjeux se conduit alors au nom d’un double objectif : restaurer d’une part le sens profond d’une laïcité falsifiée et rendue confuse par son instrumentalisation politique, transmettre d’autre part les valeurs morales par une éducation confrontée à une crise majeure de l’autorité.
Les tensions communautaires que nous subissons depuis plusieurs années ont ravivé de vieilles luttes et ranimé le concept de laïcité sous des obédiences nouvelles.
Auparavant inscrit dans le cadre philosophique des droits de l’homme et de l’esprit de tolérance, elle devient aujourd’hui l’une des justifications majeures du nationalisme montant. Cette récupération – car c’en est incontestablement une… - est aussi une trahison. Jamais jusqu’alors l’idéal laïc n’avait voulu dire ce qu’on veut lui faire dire ; jamais son sens premier n’avait autant consisté à stigmatiser et à rejeter.
En un saisissant retournement de l’histoire, cette valeur cardinale de la liberté s’est transmuée en une exigence nouvelle de restriction des libertés.
Son appel à l’ouverture, son impératif de respect des différences se renversent désormais en une obligation de restaurer un « entre soi » et une « identité » perdue ou postulée comme menacée. Auparavant énoncée pour tenir la puissance publique à distance, pour mettre l’Etat en demeure de respecter les libertés individuelles de croire ou de ne pas croire, la laïcité se revendique aujourd’hui comme une exigence d’intervention du politique, de discrimination des bonnes et des mauvaises pratiques religieuses.
Un tel renversement est bien évidemment lié à un contexte d’urgence nationale - qu’il a cependant largement précédé et d’une certaine manière préparé. Mais l’enjeu, le sens qu’il faudra pour l’avenir donner à cette valeur cardinale déterminera largement la nature de nos sociétés et la qualité de ce « vivre-ensemble » si cher à nos cœurs.
Il convient donc de mesurer la nature de ce glissement, d’évaluer ses incidences et ses résonnances dans notre conception globale de la république.
La laïcité doit-elle être affirmée dans cet esprit d’ouverture et de tolérance qui la caractérisait originellement ? Ou s’agit-il au contraire de la redéfinir afin d’en faire un concept de combat contre le retour du religieux et les menaces qu’il fait peser sur la république ?
La problématique se pose aujourd’hui en ces termes binaires. Et le contexte passionnel avec lequel le débat s’instaure augure très négativement de la qualité globale d’une réflexion largement instrumentalisée et politisée. Pourtant, dans son sens premier, la laïcité offre bien le cadre éthique et conceptuel pour penser notre modernité démocratique : pour concilier à la fois l’intransigeance d’une neutralité publique en matière de religion et l’aspiration fondamentale à la liberté personnelle de croire. Point n’est besoin de la durcir sur une face et de l’amollir sur une autre, de la rendre poreuse aux valeurs chrétiennes et étanche à l’Islam, pour la moderniser et l’adapter à nos nécessités sécuritaires. Il suffit tout simplement de mieux l’entendre, de mieux saisir la puissance de son principe pour l’ériger en vertu authentiquement partagée d’une république apaisée.
Urgence et difficultés de la transmission
Et tel est bien l’autre enjeu actuel dont nous sommes collectivement saisis : comment en effet transmettre ces valeurs – dont prioritairement celle de la laïcité – en un moment de l’histoire où la transmission elle-même est devenue problématique ? Car la république n’est rien sans l’école, le lien social n’est rien sans l’éducation qui le tisse entre les futurs citoyens. Or, et pour de multiples raisons, l’école et les apprentissages qu’elle porte ne permettent plus réellement de former à une éthique citoyenne.
« Apprendre a supplanté transmettre »[2]. Cette dimension humaine de l’éducation, caractérisée par la transmission, n’est plus fondamentalement possible aujourd’hui. Son effacement progressif libère l’individualisme, orchestre une nouvelle conception, élargie, de la culture : désormais déployée dans l’espace davantage que dans le temps, orientée vers l’avenir plus que vers le passé. Comment, alors, transmettre des valeurs pour des élèves émancipés de tout argument d’autorité, en perte de repères collectifs et d’identité partagée ?
Pour une affirmation de l’homme laïque
Ces difficultés essentielles constituent le défi à relever pour les démocraties.
Elles marquent incontestablement une étape, un moment de crise dont le dépassement conditionnera la nature d’une nouvelle conception républicaine. A travers cet enjeu fondamental, la laïcité s’impose comme une question centrale ; et peut-être aussi comme l’élément d’une réponse globale.
Il existe en effet deux manières de l’appréhender au sein des valeurs républicaines. Forme spécifique de la liberté d’expression, elle se définit d’abord comme une modalité, une déclinaison de ces droits nouveaux offerts à tous les citoyens à partir de la Déclaration de 1789. Epiphénomène, donc et à ce titre, d’une aspiration plus globale à faire advenir un espace social affranchi du joug politique.
Mais la laïcité est aussi, plus fondamentalement, un concept générique par lequel s’exprime une certaine idée d’humanité. L’homme laïque est l’individu d’un « peuple uni ».
Il affirme à travers cette définition la spécificité d’une nature qui n’a pas de détermination ; la forme d’une essence qui ne reçoit pas de contours confessionnels. Il est d’abord citoyen avant de se caractériser par une quelconque appartenance religieuse ; il est d’abord homme avant d’être chrétien, musulman, juif ou athée.
C’est sur fond de cette identité commune, areligieuse, que se pense la république comme espace partagé : que se conçoivent également les valeurs indépendamment de toute révélation transcendante. La république est l’union immanente d’individus librement associés autour d’un bien commun.
Cette affirmation initiale permet ensuite le déploiement de tous les droits, l’expression de toutes les libertés, la manifestation de toutes les différences. La laïcité postule donc l’indifférenciation originelle de l’homme des droits de l’homme du point de vue de ses valeurs. Elle consacre une éthique non religieuse, non référée à un dogme, strictement républicaine puisque acceptable pour tous les citoyens. Elle incarne ainsi la dimension spirituelle et morale des droits de l’homme, par distinction vis-à-vis de leur acception civile.
L’identité du citoyen lui est conférée par la laïcité : elle est civique, non confessionnelle, non inscrite dans une révélation, non circonscrite dans une fraternité de croyance. Car la « fraternité » républicaine est vierge de tout dogme, exempte de toute vérité absolue. Elle convie chacun à se saisir de sa liberté, de son jugement personnel, l’invite à n’adhérer et à ne se particulariser qu’en un second temps pour d’abord se concevoir sur fond de cette universalité humaine qui doit inaugurer chaque destin personnel.
Or, c’est bien cette vision-là de la laïcité et des valeurs républicaines qui se trouve aujourd’hui en passe d’être trahie. « La trahison commence peut-être en ce point critique où, ne pouvant faire ce qu’on pense, on pense misérablement ce que l’on fait »
[3] Alain, Les saisons de l’esprit.