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Quelques commentaires sur l’ouvrage Mais qui sont les assassins de l’École ?

A priori, l’intention est louable : dénoncer une situation intenable pour la République, celle d’une détérioration terrible de la maîtrise de notre langue chez les enfants et les jeunes générations. Ce texte, nécessairement bref, ne prétend pas aborder tous les contenus du livre.

Il comporte quatre paragraphes. Un premier qui énonce les impressions les plus immédiates à la lecture, puis un deuxième sur les principaux désaccords, suivi par un troisième sur les points de convergence, enfin un quatrième qui propose deux apports susceptibles d’améliorer les apprentissages (et notamment celui de la lecture-écriture).

Par rapport au grand souci de référence à "la" science

Or, cet écrit présente des inconvénients majeurs pour être qualifié de sérieux du point de vue scientifique. Tout d’abord sa forme de brûlot : il accuse d’entrée de jeu et le système éducation nationale, et les réformes, et certaines méthodes et divers “décideurs“ ou considérés comme tels — les attaques ad hominem occupant en entier certains chapitres et pratiquement le tiers du volume…

Ensuite la confusion qui règne non seulement dans les notions évoquées (le constructivisme, par exemple, n’a jamais été une méthode), mais dans leur présentation. On reparle éventuellement trois ou quatre fois des mêmes choses à des endroits divers. L’absence de références vérifiables, aussi. Le renvoi systématique à des entretiens dont le lecteur n’a bien sûr que les quelques phrases citées, sans aucun moyen de se référer lui-même à l’auteur des propos.

On trouve également des formulations qui outrepassent la limite du tolérable, tant dans les attaques ad hominem que dans l’exemple suivant : “les ministres passent, les « pédagos » restent“ (p. 51) ! Pour toute une génération, cette citation d’un film de Costa Gravas renvoie à Yves Montant jouant un “expert“ de la CIA venu aider un gouvernement sud-américain à lutter contre les tupamaros (“les ministres passent, la police reste…“).

Le statut des questions, enfin. Contrairement à une vulgate courante, la science n’a jamais avancé à partir des affirmations. Ce sont les interrogations, les questions, et encore plus le questionnement (par le chercheur) des questions (qu’il a envie de poser), qui la font avancer, ainsi que les échanges et débats que ces questions suscitent. Et par rapport à ces débats, nous n’avons ici rien de sérieux, puisque les termes du débat ne sont pas posés, puisque les prises de position des collectifs de chercheurs scientifiques compétents ne sont ni cités ni mentionnés, comme nous allons le voir.

Comme il faut faire court, ce texte se poursuit en trois paragraphes : les reproches et/ou désaccords majeurs, les accords et/ou les convergences, deux apports pour améliorer l’apprentissage de la lecture.

Au chapitre des désaccords majeurs.

Commençons par les “causes“ du désastre dénoncé quant à l’apprentissage de la lecture et de l’enseignement du français. Les deux premières à être épinglées (p. 57) sont “l’influence du mouvement pédagogique Freinet“ et “la référence à la linguistique structurale“.

On ne peut qu’être d’accord sur le constat d’une intrusion massive de cette dernière dans l’enseignement de la grammaire comme dans l’approche des textes — au niveau secondaire. Mais comment expliquer que la pédagogie Freinet reste ultra minoritaire en France si elle avait une telle influence ? La liste des “causes“ suivantes s’établit ainsi : méthode globale, formation dans les IUFM, les “pédagos“, les compétences, la diminution des horaires (consacrés au français), les séquences. Si on ne peut qu’être d’accord sur les deux dernières, les autres méritent commentaires ! Nous n’en formulerons que certains, par manque de place.

La  désormais fameuse méthode globale

Je n’ai jamais enseigné dans le premier degré. Je peux simplement témoigner que mes enfants et mes petits-enfants ont, tous, appris à lire (dans des lieux différents) à partir d’une méthode “mixte“. Mixte non pas parce qu’elle serait “d’inspiration globale“, comme le stipule l’acte d’accusation de ce livre, mais parce qu’elle combine les deux “sens de parcours“ : “analytique“ (du mot aux syllabes et aux lettres), “synthétique“ (des lettres et syllabes au mot — elle est souvent désignée par “syllabique“). Provoqué par un ministre, le débat entre 22 chercheurs (CNRS notamment) et enseignants-chercheurs a permis un texte de synthèse disponible sur la Toile (taper Jean-Émile Gombert lecture).

Les contradictions

Certains auteurs cités sont mis en contradiction (entre ce que l’ouvrage leur “fait dire“ et leurs écrits). Stanislas Dehaene, cité plusieurs fois (notamment en p. 68 et 79), semble défendre la méthode syllabique, alors que sa position (voir le texte que je viens d’évoquer) est qu’on ne peut convoquer les neurosciences pour conseiller une méthode précise. Marcel Gauchet, cité une dizaine de fois en renfort des positions défendues, est ainsi censé approuver la critique du mouvement Freinet, alors qu’il émet l’hypothèse (voir les deux ouvrages qu’il signe avec Blais et Ottavi, ouvrages référencés dans le livre) que seules les pédagogies nouvelles sont aujourd’hui possibles. L’auteure elle-même est en contradiction lorsqu’elle vante certaines écoles nouvelles (Montessori, Steiner, p.163). Car si l’éducation nouvelle constitue une mouvance variée (de Freinet lecteur de Dewey à Decroly ou Montessori et d’autres), elle s’appuie sur un  certain nombre de principes (cf. Chatelain et Cousinet 1966).

Les compétences

Ce n’est pas un désaccord majeur, mais il faut quand même signaler que ce ne sont pas les pédagogues qui ont introduit les compétences dans l’éducation, c’est l’OCDE. Cette notion, qui n’est toujours pas définie, nous vient d’Amérique du Nord et est fortement soutenue par les entreprises.

Les sciences de l’éducation dans la formation des maîtres

Là encore il s’agit simplement d’une précision. Deux types d’emplois existent pour les formateurs, hier des IUFM, aujourd’hui des ESPE : des emplois d’enseignants chercheurs et des emplois second degré — il doit rester quelques emplois premier degré.

Parmi les emplois d’enseignants chercheurs, les emplois 70e section (sciences de l’éducation) sont largement minoritaires (11 à 12% au maximum, bien moins dans la plupart des cas). Parmi les emplois de type second degré, il n’y en a point, cette discipline n’existant que dans le supérieur. Quant aux didacticiens, qui eux sont nombreux, ils occupent soit des emplois enseignants-chercheurs timbrés en fonction des disciplines (math, sciences du langage, littérature, histoire, géographie, physique, chimie, langues…), parfois mais plus rarement double timbre (math-sciences éduc par exemple), soit des emplois second degré.

Les didacticiens ont une culture surtout disciplinaire, et ne sont pas représentatifs, dans leur ensemble, des sciences de l’éducation. Dire que la formation des enseignants a été “confiée aux experts en sciences de l’éducation“ (p. 70) relève d’une exagération notoire.

À la rubrique des accords ou des convergences

Oui, il y a un problème d’apprentissage de la lecture à l’école élémentaire, des indicateurs convergents le montrent. Oui, il est plus que temps d’y remédier !

Parmi les “causes“ évoquées, il y a en deux qui à mon avis méritent d’être soulignées.

D’une part, les horaires consacrés au français. Au collège, la quantité horaire a effectivement diminué avec la réforme Haby. Une manière simple de l’illustrer est de considérer le service d’un professeur certifié de lettres modernes enseignant en 6e et 5e, pour des classes dépassant l’effectif de 25.

Avant la réforme, comme une partie de l’horaire était consacré à des travaux dirigés et que la classe était dédoublée pour ces TD, l’horaire prof était de 9h pour une classe. Un certifié atteignait ainsi son service complet avec deux classes.

À partir de la réforme Haby, il lui a fallu quatre classes de 6e et 5e pour compléter son service. En école élémentaire, je n’ai pas d’éléments chiffrés sur les horaires officiels, mais au fil du temps les élèves consacrent de moins en moins de temps au français, et surtout écrivent de moins en moins. Nous allons en reparler.

D’autre part, l’organisation de l’enseignement du français en séquences (au collège) a été effectivement catastrophique pour la grammaire, puisque vue “à propos de“, en passant en quelque sorte, sans possibilité de construire un enseignement cohérent — à moins de passer outre les instructions et de pratiquer des séances de grammaire.

Deux apports pour améliorer les apprentissages (notamment celui de la lecture-écriture)

Les réflexions sur la question “qu’est-ce qu’apprendre ?“ ou “qu’est-ce que connaître ?“ ont débuté avec la philosophie. Mais ce n’est qu’au cours du XXe siècle que des tentatives de modélisation scientifique apparaissent.

Six grands paradigmes de l’apprentissage vont se construire au cours du siècle.

Tous d’abord l’associassionnisme (versant apprentissage du behaviorisme), qui fonde sa conception sur l’association. C’est en associant en pensée les objets ronds que le sujet humain construit le concept de cercle — penser c’est associer (des objets).

Puis nait en Allemagne la théorie de la forme (gestalt), qui postule qu’il existe a priori des formes en nous. Penser revient alors soit à reconnaître une forme (quand je vois un objet rond je reconnais la forme cercle), soit à améliorer une forme insatisfaisante (en m’aidant d’un bâton en tant qu’outil je réduis la distance qui me sépare de l’objet que je veux saisir).

Piaget tente une synthèse de ces deux paradigmes en proposant que le sujet humain interagit avec son environnement à l’aide de structures, qu’il va perfectionner peu à peu. Apprendre consiste à faire entrer un objet dans un schème (l’enfant qui attrape un jouet avec la main fait entrer cet objet dans le schème ‘saisir avec la main’). Au début, les objets sont uniquement concrets (intelligence concrète), puis ils peuvent aussi être abstraits — l’enfant agit d’abord sur des représentations (intelligence abstraite) avant d’agir au niveau concret. C’est Piaget qui propose le terme de constructivisme (pour exprimer le fait que l’enfant construit peu à peu des savoirs, une pensée), en reprenant l’idée de Bachelard (“rien n’est donné, tout est construit“).

Certains chercheurs vont ensuite reprendre les conceptions de Piaget, mais en resituant l’apprentissage de l’enfant dans ses interactions avec d’autres, et notamment avec les adultes. Vygotsky et Bruner font partie de ces “théoriciens de la médiation“. Le second choisit pour titre d’un de ses ouvrages : “Et la culture donne forme à l’esprit“.

C’est dans ce paysage (du moins de ce côté-ci de l’atlantique) que les deux grands paradigmes des sciences cognitives vont apparaître. Le premier, paradigme cognitiviste fort, tente de modéliser la pensée par analogie avec des circuits électriques (des combinaisons d’interrupteurs ou de diodes — une diode représentant alors un neurone formel — peuvent effectuer la fonction ‘et’ ou la fonction ‘ou’, par exemple). Penser signifie alors ‘computer des représentations’ — computer étant à prendre au sens fort (calculer) et on ne parle alors que des propositions logiques, ou à un sens plus faible.

Le second, le connexionnisme, se centre plus sur les connexions que sur les neurones. Il va mettre en avant l’émergence de nouvelles fonctions à mesure que le nombre de neurones d’un système augmente, et la notion de distribution (une fonction est distribuée sur un très grand nombre de neurones). Penser revient alors à faire émerger des formes.

Ce résumé à grands traits est là pour faire comprendre qu’il serait indispensable de faire réfléchir les futurs enseignants sur ces modélisations de l’apprentissage.

Le second apport provient de recherches fondées sur le dernier paradigme, mais plus récentes. Edelman souligne que si, lorsque je fais un geste (réel, je déplace un objet par exemple) j’active une cartographie neuronale, quand je pense seulement ce geste (j’agis alors la représentation du geste), j’active quasiment la même cartographie.

Comme se souvenir, dans ce type de modélisation, consiste à activer à nouveau une cartographie que l’on a déjà activée (il y a plus ou moins longtemps)*, on comprend qu’il est beaucoup plus facile de mémoriser si ce qu’on veut se rappeler (une représentation) est associé à un geste. Application à l’apprentissage de la lecture : il est essentiel qu’il soit associé à l’écriture ! La représentation (d’un son s’il s’agit d’une syllabe, de deux ou plusieurs dans le cas d’un mot) sera d’autant plus facile à mémoriser qu’elle sera associée à un geste, celui qui consiste à écrire (la syllabe ou le mot).

Or, les enfants écrivent de moins en moins à l’école. Le travail sur fiches s’est généralisé. Gain de temps, diront les enseignants, et d’énergie (ils n’ont plus à écrire au tableau une phrase à travailler, un énoncé de problème…). Ce gain de temps entraîne une perte d’efficacité considérable dans l’apprentissage de la lecture et de la langue. Je n’ai pas encore entendu quelqu’un s’en inquiéter. Au passage, cette pratique des fiches fait que nos enfants manipulent un livre bien moins souvent. Le livre devient ainsi un objet moins familier, nouvel inconvénient.

En guise de conclusion

En réactivant la querelle “pédagogues“/“républicains“, l’auteure sait-elle qu’elle reproduit un tour de passe-passe ? Celui qui fait croire que certains (les “pédagogues“) négligeraient l’importance, pour la société, de la transmission des savoirs. Or personne n’a jamais contesté ce besoin de la société — c’est une question de survie. Mais qu’il faille une transmission des savoirs d’une génération à l’autre ne constitue pas une méthode d’enseignement. Le plus pernicieux dans cette querelle, c’est qu’elle se prête à l’envi à des récupérations plus politiciennes que politiques.

Avec son livre en forme de brûlot, Carole Barjon assume le risque des mêmes récupérations. Ce commentaire a pour objectif de lui suggérer de faire mouvement vers un débat plus informé et mieux référencé (plus conforme à son souci affiché de tenir le plus grand compte de démarches scientifiques), susceptible d’accroître les chances d’aboutir aux objectifs qu’elle affiche : améliorer l’apprentissage de la lecture (j’ajoute de l’écriture) et de l’enseignement du français.

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[*] Cette nouvelle activation est d’autant plus facile que les activations de cette cartographie sont fréquentes (principe de Hebb).

Références

Bachelard G., 1938, La formation de l'esprit scientifique, 11e éd., Paris, Vrin, 1980.

Blais MC, Gauchet M.&  Ottavi D. (2002), Pour une philosophie politique de l’éducation, Paris, Hachette.

Blais MC, Gauchet M.&  Ottavi D. (2008), Conditions de l’éducation, Paris, Stock.

Bruner J S., 1990, … Car la culture donne forme à l’esprit, tr.fr.  1991, Paris, Eshel.

Chatelain F. & Cousinet R., 1966, Initiation à l’éducation nouvelle, Paris, Les cahiers de l’enfance.

Edelman G. M., 1992, Biologie de la conscience, tr.fr. Paris, Odile Jacob

Gombert, J E, www.cndp.fr/bienlire/01-actualite/document/apprendre_a_lire_Gombert.pdf

Piaget J., 1969, Les méthodes nouvelles en pédagogie, leurs bases psychologiques (1935), in Psychologie et Pédagogie, Paris, Médiations, Ed. Denoël,

Sallaberry JC, 2004, Dynamique des représentations et construction des concepts scientifiques, Paris, L'Harmattan (Collection Cognition et Formation)

[1] Cette nouvelle activation est d’autant plus facile que les activations de cette cartographie sont fréquentes (principe de Hebb).
Dernière modification le vendredi, 28 octobre 2016
Sallaberry Jean-Claude

Professeur émérite à l'université Montesquieu-Bordeaux IV.  Professeur de sciences physiques en lycée (20 ans), puis professeur des universités (sciences de l'éducation et science de la cognition) durant 20 ans, Directeur de l'IUFM d'Aquitaine pendant 7 ans 1/2.

Centrés sur une théorie des représentations, ses travaux explorent les phénomènes de la cognition et de la culture en modélisant l'articulation du niveau logique individuel et du niveau logique collectif.  Il publie notamment sur les thèmes “représentation et cognition“, “didactique des sciences“, “dynamique des groupes“, “théorie des système et théorie de l’institution“.

Co-rédacteur en chef de la revue L’Année de la recherche en sciences de l’éducation, il co-dirige, chez L’Harmattan, la collection “Cognition et Formation“.