Or aborder la question du programme en France, c’est (r)allumer immédiatement la guerre scolaire ! Dès qu’un ministre se lance dans l’idée de repenser ce dernier, aussitôt on voit se lever de toutes parts nombre de boucliers ; et les médias s’en emparent aussitôt, augmentant la confusion.
La fabrique des programmes n’a jamais été très claire en France… Historiquement laissée au bon vouloir des inspecteurs généraux, la situation est sans contrôle depuis une vingtaine d’années, variant de discipline en discipline… Il y a bien eu une structure de concertation sous Jospin, mais elle a vite fait long feu. Qu’en sera-t-il de la nouvelle ? En fait, tout est affaire de lobbies en la matière. Des inspecteurs généraux, aux associations de professeurs ou aux universitaires, tous « bourrent » les dits programmes pour défendre du moins leurs territoires pour les uns, leur petit pouvoir pour les autres ! Sans oublier le forcing perpétuels des éditeurs qui veulent tous les trois ans de nouveaux programmes pour doper leur chiffre d’affaires…
Faut-il encore ajouter que si par malheur on touche à certaines disciplines sensibles, notamment l’histoire ou la littérature, les idéologues de toutes tendances et des groupes de pression très actifs se lèvent en masse et montent au créneau… Ils font appel aux Académies, aux Grands Corps de l’Etat, s’introduisent à la télévision et… tout reste en l’état. Certains ministres s’en plaignent, du moins en aparté… ; mais malgré leurs effets d’annonce, aucun n’a réussi à faire bouger le système. Bien au contraire, trente ans de supposées réformes peu préparées, installées à la hâte, pas évaluées, abandonnées aussitôt que mises en place ont bloqué le système. Toutes illustrent la morale du film le Guépard de Luchino Visconti, adapté du roman homonyme de Giuseppe Tomasi di Lampedusa : « que tout change pour que rien ne change ! »
Un programme, style Belle époque
Ainsi, les savoirs proposés à l’école d’aujourd’hui restent le reflet des préoccupations de la « Belle époque », celles qui prévalaient au moment où l’école républicaine démarrait. Seules les disciplines qui avaient cours à la fin du XIXème siècle continuent à être au programme ! On les a seulement un peu « modernisées » ; toutefois, tout comme les dessins de Robida quand il imaginait le XXIème siècle… la mentalité du XIXème continue à prévaloir !
Pourtant des solutions existent. Nombre de pays ont remplacé la notion de programme trop rigide par celle de curriculum plus large, car centré sur des compétences à acquérir et plus souple, parce qu’on ne dicte plus par le détail les points à traiter. L’institution fixe des axes généraux, libres aux enseignants ou aux équipes d’enseignants de choisir aussi bien les contenus que les pratiques les plus adéquates…
D’autres propositions plus originales ont été avancées sous le couvert de l’UNESCO. D’abord, le rapport coordonné par Jacques Delors et intitulé L’éducation, un trésor est caché dedans [1] ; il propose quatre « piliers » qui sont autant de directions de travail pour sortir les objectifs de l’école des dysfonctionnements actuels :
- « apprendre à vivre ensemble,
- apprendre tout au long de la vie,
- apprendre à affronter une variété de situations,
- apprendre à comprendre sa propre personnalité ».
De même, le livre manifeste d’Edgard Morin, Les sept savoirs nécessaire pour le futur de l’éducation [2], suggère entre autre de« rassembler des savoirs dispersés dans chaque discipline pour enseigner la condition humaine et l’identité terrienne ».
Depuis quelques auteurs [3] ont tenté de (re)formuler les savoirs essentiels pour l’école obligatoire ou pour le seul collège, sans plus de succès pour l’instant. Enfin, il faut encore citer tout le travail réalisé autour de Socle commun de connaissances et de compétences. Il constitue une première véritable évolution pour sortir des polémiques. Toutefois son application est encore plus qu’incertaine, en tout cas très discrète ; et sa conception comporte pareillement trop d’adhérences à la seule culture des disciplines habituelles. Subséquemment à chaque rentrée scolaire, on entend dans les médias le même leitmotiv : « les savoirs de base de l’école sont « lire, écrire et compter » ». Et comme on les considère comme les seuls constituants de base, professeurs et parents ambitionnent de les voir enseignés en premier ! Peu importe si les situations de classe demeurent artificielles, et par là forcément ennuyeuses aux yeux des élèves. Les disciplines et les contenus enseignés dés lors, ne sont jamais interrogés et restent à l’identique…
Ainsi, enfermé dans une lutte de territoires, les décideurs oublient en permanence ou évitent de se questionner sur… les savoirs dont un jeune doit disposer pour :
- comprendre le monde, la société, l’autre,
- se comprendre
- participer à la vie citoyenne,
- aborder une activité professionnelle, en changer et
- apprendre toute sa vie ?
Sortir du tabou
Pour tenter de sortir de ce tabou lié au « programme » et aux difficultés d’en changer, ne faudrait-il pas avancer une proposition authentique :
« - Rites et morale
- Calligraphie et mesure
- Tir à l’arc et conduite de char » !
En fait, il s’agit du programme d’école pour « l’homme de bien », conçu il y a 2500 ans par Confucius !.. Peut-être peut-on considérer qu’il ne correspond pas totalement aux attentes de notre époque ! Seulement que mettre à la place ?..
Bien sûr, loin de nous l’idée d’évacuer des savoirs de base l’« apprendre à lire ». Pas question d’en faire l’impasse, savoir lire est libérateur et favorise l’autonomie de l’enfant. Celui-ci a seulement plus de chance et plus de facilité d’y parvenir quand il éprouve un intérêt pour le contenu [4]. Par ailleurs, pourquoi attendre 6 ans pour envisager cet apprentissage, alors qu’à 4 ans les enfants ont le désir et les structures mentales aujourd’hui pour apprendre seul à lire, à travers des jeux [5], sans… méthode comme pour apprendre à marcher ou à parler [6].
Débarrassé du pensum de l’initiation à la lecture, on peut alors vraiment s’interroger sur ce que veut dire « apprendre à lire » en ce début de XXIème siècle ?.. Dans une société en mutation, savoir lire ce n’est plus seulement savoir déchiffrer un texte, c’est en premier comprendre et partager un message écrit sur tout support [7]. C’est encore être capable de traiter les multiples informations écrites dont ont besoin les enfants pour mener à bien leurs différents projets. Au quotidien, les élèves sont entourés de données multiples à décoder ; en permanence, il leur est utile de rechercher et surtout, faute de se perdre, de trier les informations.
Avec les bases de données, les réseaux et les moteurs de recherche, il s’agit encore d’apprendre à lire en lecture rapide et en hypertexte. Autant d’approches devenues indispensables et pourtant pas évidentes à maîtriser… Par ailleurs, apprendre à lire, c’est également apprendre à lire… les images, fixes et animées. Vu la place que tiennent les médias dans notre quotidien, n’est-on pas tout autant analphabète, quand on n’est pas au fait de la conception et de la production des images ?
Enfin, apprendre à lire, n’est-ce pas encore s’interroger en permanence sur les sources, la validité et la pertinence des informations ? D’où viennent-elles ? Qui les donne ? A quel moment ? Pour quels enjeux ? Les informations, leur diffusion, leur codage ne sont jamais neutres. Très tôt le jeune peut être sensibilisé à la place et aux fonctions des données. Son esprit critique demande à être aiguisé aux techniques de saisie et de décodage des différents médias, du livre à Internet [8].
Apprendre à « compter » se doit également d’avoir toute sa place, mais ne charge-t-on pas trop la barque [9] ? N’accorde-t-on pas des vertus magiques à cette discipline alors que les programmes sont loin d’être à la hauteur… On fait passer beaucoup de temps à nos chers chérubins sur lesfonctions qui leur serviront uniquement à passer les examens ou un peu plus tard s’ils se spécialisent en balistique ! Alors qu’ils n’apprendront rien sur comment maintenir leur corps en bonne santé, avec lequel ils vivront toute leur vie. Ils n’apprendront rien sur les ressorts de la finance qui gère l’économie mondiale ou sur les dynamiques de la dernière crise pour éviter la suivante. Ils n’apprendront rien non plus des rudiments du droit, alors la Nation se veut une société de droit…
Introduire de nouveaux regards
Introduire de nouveaux regards dans le programme devient indispensable, dès l’école primaire, et notamment des notions de base :
- de droit,
- d’économie et de finance,
- d’environnement et de développement durable,
- de santé,
- d’urbanisme et même de consommation.
Au collège, pourquoi ne pas introduire la « jeunesse » comme objet d’étude, à travers l’adolescence, l’affect, la relation à l’autre (y compris sexuelle). Les programmes actuels de sciences, d’histoire, de géographie les « gavent » comme ils disent ; pourquoi ne pas les centrer sur leurs interrogations pour les faire entrer dans les connaissances plus classiques. Encore faut-il introduire en parallèle l’apprendre à apprendre, par deux axes. L’un très concret pour les faire entrer dans le métier d’élève par le biais d’outils indispensables pour toute la scolarité :
- comment mémoriser ?
- comment prendre des notes ?
- comment argumenter à l’oral ?
- comment entreprendre ? Etc..
L’autre par un aspect plus théorique : que veut dire apprendre et que permet l’apprendre ? L’essentiel des élèves ne voit que les aspects désagréables et fastidieux de l’apprentissage « par cœur ». Ils n’envisagent pas en quoi ce processus est totalement libérateur.
Toutefois, n’en restons pas aux seuls savoirs disciplinaires, des savoirs transversaux sont à promouvoir. L’énergie par exemple n’est pas exclusivement une question de physique, le concept se décode à l’interaction de l’histoire, de la biologie, de l’économie,... De même sont à promouvoir des « concepts organisateurs ». Avec les multiples médias, dont Internet, nos jeunes sont perdus dans une foule de savoirs parcellisés. Des savoirs-phare peuvent leur servir de balises pour fédérer nombre d’informations.
L’acquisition des attitudes et des démarches devient également incontournable. N’est-il pas important d’introduire chez l’apprenant une disponibilité, une ouverture sur les savoirs, une curiosité d’aller vers ce qui n’est pas évident ou familier ? (voir tableau ci-après).
Nombre de démarches deviennent également inéluctables : maîtriser l’information, savoir investiguer, savoir déconstruire son savoir pour le reconstruire autrement, etc. (voir tableau ci-dessus). Il en est deux en particulier qui s’avèrent désormais indispensable. En premier, l’analyse systémique [10], elle vise à clarifier et à formuler une réalité (événement, situation, etc.) en tant que système. Elle permet de préciser notamment :
- les liens entre les éléments ou les composants,
- les niveaux d’organisation,
- les états possibles du système,
- les échanges entre les sous-systèmes (flux, turn-over, etc.),
- les limites et les échanges avec l’environnement,
- les facteurs de régulation internes et externes et leur dynamique.
Complémentaire de l’analyse cartésienne qui réduit un ensemble à la compréhension des composants élémentaires, l’analyse systémique s’avère particulièrement pertinente pour modéliser :
- l’interdépendance des éléments, le plus souvent en matière de flux de matière, d’énergie et d’information,
- l’interdépendance du système et de l’environnement, et
- la « cohérence » de l’ensemble, notamment par le biais des systèmes de régulation [11].
La pragmatique ensuite, est une autre démarche qui tente d’apporter des solutions -ou du moins des optimums- à des situations posant problème(s). Elle n’apprend pas seulement à résoudre ces derniers, mais d’abord à bien formuler chaque problème, du moins à tenter de les énoncer pour donner prise à une ou plusieurs investigations. Ensuite celles-ci peuvent commencer : les problèmes sont à hiérarchiser, les causes principales et secondaires sont à rechercher. Comme elles sont le plus souvent multiples et en rétroaction, il faut alors mettre en avant leurs interrelations et les structurer dans le cadre d’un système à préciser (le lieu, la ville, la région, la biosphère, la société, l’entreprise, etc.).
La pragmatique se conçoit d’entrée comme une pensée qui intègre l’action, notamment par la recherche de solutions sur le court et le moyen terme. Les obstacles aux changements sont à identifier en priorité [12]. Ceci implique sur le plan pratique une série de phases successives mutuellement régulées :
Processus de la pragmatique
Sortir de la culture de l’Instruction Publique
Pour conclure, il faut repérer que même si le terme « d’éducation nationale » est mis en avant, la culture de l’école reste à l’image de la fin du XIXème : le temps de « l’instruction publique ». Sa vocation se centre sur la « connaissance », on oublie toujours « l’éducation du jeune ». Il est vrai qu’à la naissance de l’école, l’individu avait peu sa place, il fallait « civiliser » les masses paysannes pour en faire de bons ouvriers et de futurs soldats pour prendre la revanche sur l’Allemagne.
Actuellement, la « personne » de chaque jeune est à « mettre au programme » ; Apprendre à être, apprendre à devenir un citoyen responsable [13]… et pour commencer « apprendre à se connaître » comme le préconisaient déjà les anciens grecs devraient avoir une place de choix dans les fondamentaux de l’école républicaine. D’autant qu’elle est le plus puissant moteur de l’apprendre [14]… Dans ce cadre, l’important serait pour commencer d’amplifier le désir d’apprendre que l’on voit actuellement s’étioler au cours de la scolarité, éventuellement de le (re)susciter quand il n’a jamais été présent ou s’il a disparu. En complément, l’objectif serait également de favoriser :
- la confiance en soi,
- l’estime de soi,
- le regard positif sur soi, sur l’autre et
- le désir d’entreprendre avec l’autre [15]…
Comme l’indiquait André Gide, « le meilleur moyen d’apprendre à se connaître, c’est de chercher à comprendre autrui ». Cela ne peut que conduire à apprendre à vivre avec les autres… dans la différence et la bienveillance [16].
Un tel projet éducatif, même s’il peut être surprenant, ne serait pas très difficile à mettre en place ; il suffirait d’introduire –ce qui se fait parfois- des « moments » intégrés de philosophie, d’anthropologie, de psychologie, de sociologie dès la maternelle [17].
Bien sûr la question de la refonte des programmes va de pair avec d’autres questions tout autant essentielles abordées par ailleurs…, notamment l’importance décisive de la formation des enseignants… et mais également des autres personnels de l’éducation, comme les directeurs ou les inspecteurs. Pour avancer dans ces temps dits de « crise », il faudrait ne plus avoir peur de dépasser des injonctions contradictoires, non pas dans un compromis mou, mais en visant le haut, par une émergence née d’un travail sur les antagonismes mis à plat. Les conflits sont une piste d’innovation pour sortir des évidences ou des non-dits ; à condition qu’ils soient régulés.
André Giordan, LDES université de Genève
Conférence à l’UNESCO, Colloque école Changer de cap, 2 octobre 2013
[1]Jacques DELORS, Rapport de la Commission International Unesco, I996, L’éducation, un trésor est caché dedans, Odile Jacob, 1996
[2]Edgar Morin, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, UNESCO, Le Seuil 2000.
[3]André Giordan, Une autre école pour nos enfants ? Delagrave, 2002
Jérôme Saltet et André Giordan, Changer le collège, Oh ! Editions, Play Bac, 2010
[4]L’intérêt peut naître dans les questions que se posent l’enfant et qui sont tout autant à la base de l’éducation. Sur le plan pédagogique, on peut prendre appui sur d’autres savoirs, comme l’histoire, les sciences ou la littérature, tout autant de base et points de départ pour apprendre à lire ou à écrire…
[5]Notamment des jeux numériques, mais pas uniquement…
[6]Généralement les méthodes ne « marchent » que pour les personnes qui les ont écrites. Or chaque élève est différent !
[7]C’est en lisant ou en écrivant qu’on apprendre, non pas par des exercices artificiels qui créent de l’ennui et du découragement.
[8]Chacun a sa spécificité, ses rituels, ses contraintes, sa culture ; chacun demande à être décodé et situé de façon spécifique.
[9]Le prochain programme demanderait à démythifier la place des maths à l’école. Cet enseignement est essentiellement algorithmique ; il ne développe pas la créativité et l’esprit critique. Il enferme l’élève dans des modes de résolution standardisés. En outre, il s’agirait de sortir de la logique classique –binaire et linéaire- qui ne fournit pas les outils pour aborder la complexité ou à gérer l’incertitude. La pensée mathématique a pourtant mieux à proposer.
[10]Parfois nommée démarche systémique ou approche systémique,
[11]L’analyse systémique pilote ainsi le réseau des relations (en particulier le réseau des chaînes de régulation) entre les éléments ou les acteurs du système. A travers la production et le fonctionnement d’un modèle, elle conduit à matérialiser une organisation, souvent hiérarchisée selon plusieurs niveaux et à fixer les limites du système, son histoire et les interactions avec son environnement.
[12]Les entraves sont toujours sous-estimées : avantages acquis, habitudes de vie, gestion administrative, réglementations de tout ordre, habitudes ou peur du changement Une recherche de compensations satisfaisantes pour préserver les intérêts particuliers afin de faire accepter les changements est à inclure. Plusieurs scénarios peuvent être conçus en parallèle, chacun étant élaboré à partir de valeurs différentes. Les données, les règles du jeu évoluent de jour en jour. L’important est la régulation des problèmes plus que la réponse qui ne peut être que conjoncturelle.
[13]Pour commencer : « qu’est ce qu’on veut faire de sa vie ? », « qu’est ce qu’on veut être plus tard ? », « à quoi l’on tient et quelles sont les conséquences de ses valeurs ? »
[14]A son origine, l’école républicaine fut fondée sur une vision étroite des capacités intellectuelles avec une volonté politique centrée sur la Nation. Ce qui a induit des programmes limités ou des méthodes pédagogiques standardisées ; vision qui continue à se maintenir durablement dans la culture scolaire.
[15]L’école fonctionne sur le mode de la consommation. Les élèves attendent que le « prof. » leur offre tous les savoirs, alors ce devrait être à eux d’aller les chercher…
[16]Cette proposition est directement en relation avec les préoccupations humanisantes d’Armen Tarpinian et de l ‘Ecole changer de cap. http://www.ecolechangerdecap.net/
[17]La culture scolaire en cours ne permet toujours pas d’investiguer sur « ce que nous sommes ». Elle suppose qu’en enseignant l’histoire, les sciences, la littérature, etc., l’élève reçoit les outils pour ce faire. On oublie que chaque discipline reste dans son territoire et étudie les questions qui intéresse sa propre communauté ; les liens à tisser qui permettraient de comprendre et de se comprendre sont ainsi perdus.