De jouer il s’agit, avec les interstices des mots, avec les histoires méconnues d’être trop décortiquées au scalpel de l’analyse.
Jouer ce n’est pas se divertir. C’est s’écarter, se mettre à la lisière, comme ces acteurs qui jouent à l’écart de la scène, loin et proches du spectacle, complices du spectateur interpelé. Scapin y excelle.
Nous nous tenons tous à la lisière du texte. Nous attendons un inconnu familier. Nous nous séparons du passé pour y revenir. Mes histoires ont le ton du monologue de Scapin, au bord de la culbute.
Mais là est la liberté, dans cet écart au risque de la chute…
Il y a beaucoup de chutes dans la littérature si on y fait attention. Au début de mon histoire il y a un coléoptère en colère de chuter, et il ne chuchote pas. Il le crie !
Alors j’ai écrit comme Schéhérazade, pour sauver sa vie, continue chaque soir les histoires…Nous sommes tous à la lisière des mots et de nous-mêmes. La chute de la Maison Tellier, La chute de Camus,
Don Quichotte se battait contre des moulins à vent, moi je vois un autre monde, à la lisière d’un monde incertain et triste…je vois un monde capable de faire reculer la barbarie. Mais nous sommes toujours à la lisière, un peu comme Don Quichotte.
Ecrire, c’est construire. Ecrire c’est prendre le risque de voir ses châteaux s’effondrer, écrire c’est renoncer au silence, même si c’est beaucoup de bruit pour rien.
Maryse Emel
La toile apparut dans son ébauche hésitante,
Une sorte d’esquisse surgie des taches de peinture éparpillées.
S’y enlaçaient les mots des souvenirs de l’enfance,
Ces mots faits de nos habitudes paresseuses.
Les risques de perdre ce fil dans la séduction du jeu étaient grands.
Le passé filochait le présent, dans un entrelacs solide et souple
Le tissage parfois se délitait
En quête d’une nouvelle ébauche à venir. Elle tissait et détissait et l’étole s’étoffait.
Il s’y blottit à la lisière
Y trouvant la chaleur nue et caressante de ses désirs,
A l’abri du vide
De l’insigne.
Le jour se mêlait à la nuit,
Son regard apaisé débordait de plaisir.
L’histoire pouvait commencer.
HISTOIRE DU COLEOPTERE EN COLERE…ou pour commencer
Il était une fois, dans un pays quelque part sur cette planète…
A une époque lointaine
A une époque où l’école n’existait pas
Où les enfants chantaient tous les matins
la guerre, la faim, la tristesse n’existaient pas
Alors, imaginez…c’était il y a très longtemps…
Vos parents n’étaient pas nés
Vos grands-parents non plus
Leurs parents non plus
Noé n’avait pas encore construit son arche…
C’était il y a très très longtemps
C’était l’époque où les animaux parlaient…
L’époque où les poules avaient des dents
Les sirènes draguaient les marins égarés
Les cyclopes avaient encore deux yeux
La guerre de Troie n’avait pas encore eu lieu…
Hélène aimait son mari et ne jouait pas aux Feux de l’amour
Il n’y avait pas de docteur Folamour
Les enfants obéissaient aux parents et ne portaient pas d’appareil dentaire pour redresser les dents
L’orthopédie orthographique ne redressait personne
La fumée remplaçait les SMS
Une époque donc…formidable
Sauf…eh oui sauf…pour le coléoptère.
Coléoptère comme hélicoptère
Collé à son père
Ou à sa mère
Car il n’y voit pas clair
Presbyte et myope il tombe souvent par terre
Comment faire se disait-il en colère
je passe souvent pour une taupe qui vole et se prend un arbre de face
le dindon de la farce…c’est moi
Bref le coléoptère n’y voit rien.
Mais il doit accomplir des prouesses s’il veut ne plus tomber à terre
C’est toujours ainsi dans les contes et les fables
Le héros a des épreuves…
Il s’en sort toujours bien en général
Cependant où trouver encore des farfadets, sorcières, géants et autres princes et princesses quand on vit ici ?
Il pense soudain qu’il est l’heure d’aller au travail.
Mais il arriva à dix heures et quart au lieu de dix heures moins dix.
Un gros embouteillage l’avait mis en retard.
Un géant était sorti d’un livre et jouait du pipeau dans un camping car
Gulliver il s’appelait
Des lilliputiens, plus d’une centaine, sont venus l’attacher
Tant il était fou à lier
Et ils ont tiré, tiré, tiré…
Bref ils ont libéré la route, qui les en a remerciés
Seul le coléoptère pestait contre les imprévus et les mammifères.
Le coléoptère est tellement en colère qu’il heurte un pachyderme qui d’en allait on ne sait où.
Il se relève et sent une énorme bosse qui bouleverse sa pensée.
D’un seul coup il voit des chiffres partout, lui qui n’aime pas les mathématiques…
Il se relève difficilement et en titubant il prend son élan pour décoller.
Mais il lui faut tant de place qu’il recule trop et ….
C’est la chute.
Toujours par terre le coléoptère
Lui qui se croit le roi des airs…mais ses ailes ne sont pas faites pour voler…il a oublié de consulter wikipedia.
Comme il est obstiné il se relève et reprend son démarrage.
Cette fois il est parti…mais une fois en route il se rend compte que ses ailes ne font pas de lui un papillon, ni un oiseau…juste un coléoptère.
Alors il s’assoit, et…
« Il était une fois….murmure une voix
Je suis là, à tenir la barre, lutter avec le vent qui bouscule ma route,
Eviter les écueils à l’affût des embarcations fragiles
Je cueille sur ma route des personnages en quête d’histoires. Je les conte aux passants qui marchent dans ce paysage désolé.
Le coléoptère n’est plus seul…il écoute la voix
Il devient histoire et se sent exister enfin.
Les mots le rattrapent et l’enlacent. Il y voit enfin.
Il voit ce havre, la mer, lève l’ancre, quelques taches sur la page blanche
La voix continue
Elle l’invite à prendre le large aux côtés de la marge
Il s’installe
Il est le coléoptère en colère.
La voix glisse sur la marge, des mots naissent, la page noircit
Il devient ce qu’il est, contemplant les étoiles dansantes, ses ailes déployées. Maintenant il peut voler, l’impossible devient possible.
Dernière modification le lundi, 22 mai 2023