Voilà déjà quelques temps que depuis leur lancement annoncé en Avril 2012, et leur première présentation en Mars 2013 à SXSW, le web s’agite autour des lunettes Google, les Google Glasses. Gadget enthousiasmant pour apprentis cyborgs, NBG ("Next Big Thing"), défi technologique incroyable, risques énormes pesant sur la protection de la vie privée, changement du statut juridique de la vision, tout ou presque a déjà été écrit sur le sujet.
En préalable il vous faut vraiment aller dévorer le passionnant article de Lionel Maurel (aka Calimaq) qui, au-delà de sa seule expertise juridique, pose des questions absolument fondamentales sur les vrais enjeux de ce produit, notamment la rédéfinition du champ de la "copie" et du "visionnage" (elles seront interdites dans les théâtres, opéras, clubs de strip-tease (sic) et probablement cinémas).
Basiquement les Google Glasses permettront :
- de prendre des photos
- de faire des vidéos
- d’intégrer tout un tas d’applications, dont naturellement Google Maps
- de faire des recherche sur le web (enfin sur Google) par commande vocale
Le tout pour 1500 $. Chacun est à l’heure actuelle en train de chercher comment investir au mieux ce nouveau champ des possibles, même les bibliothèques, ce qui confirme que l’on est bien sur une innovation dont tout le monde perçoit les bouleversements qu’elle occasionnera.
Google a également publié le cahier des charges pour les développeurs, cahier des charges qui évoluera probablement mais qui, pour l’instant, comme expliqué sur le Journal du Net, proscrit toute forme de publicité dans les applications embarquées (Google se réserve donc toute la surface publicitaire de ses propres lunettes), et interdit également de collecter des données personnelles à des fins publicitaires ou de les transmettre à des régies externes. Google installe également un droit de douane à sens unique puisque lesdits développeurs ne pourront pas faire payer l’achat d’applications ni même jouer sur le héraut de l’intrusion à savoir les achats "in-app".
On apprend également que Google pourra les désactiver à distance. Vous ne pourrez donc ni les prêter ni les revendre. Officiellement c’est pour empêcher les phénomènes de revente pendant la phase de lancement du produit. Officiellement ...
A l’heure où semble se confirmer une prochaine connexion globale de l’ensemble des individus de la planète - connexion qui n’est d’ailleurs pas sans poser question tant il est effectivement probable qu’il sera demain, pour certaines populations, plus facile d’avoir accès à internet qu’à l’eau potable ou à de la nourriture - le mouvement de miniaturisation qui touche l’informatique grand public depuis les années 80 semble prendre de nouvelles orientations. En complément de cette miniaturisation, on pourrait parler d’une évolution depuis des "dispositifs informatiques prétextes", dispositifs qui servent du/les texte(s), à des "terminaux numériques prothétiques", terminaux qui font office de prothèse pour l’ensemble de nos interactions sociales et communicationnelles.
Soft-Ware
Par "dispositifs informatiques prétextes", j’entends le rôle et la place que continue de jouer l’écrit dans notre rapport au numérique, notamment via l’interaction du clavier. Même si j’ai eu l’occasion (notamment là, diapos 21 à 35 ou encore là) de m’alarmer de la possible et probable disparition desdits claviers et interactions écrites au profit d’un d’interactions pulsionnelles de type "pousse-bouton". N’en reste pas moins que le rapport au texte reste encore fondateur de l’essentiel de nos interactions en ligne, tant en consultation qu’en production.
Smart-Phone
L’arrivée des smartphones et les usages associés, la focalisation attentionnelle à laquelle ils nous incitent à chaque moment de notre vie tant pour garder une contenance que pour interagir réellement à distance ou pour garder tolérable notre peur de rater quelque chose (FOMO : Fear Of Missing Out), l’arrivée des smartphones disais-je, constitue le nouveau paradigme de cette "informatique prétexte", alliant miniaturisation, connexion haut débit permanente, et mélange des fonctions d’interaction vocales - le téléphone - et écrites - SMS, mails, etc.
Smart-Ware
Mais cette arrivée marque également le point de passage vers le second temps qui sera l’objet de ce billet, c’est à dire la bascule vers des terminaux numériques servant littéralement de prothèses, comme les Google Glasses.
Dans les usages, dans l’économie, et dans l’économie des usages, nous passons donc progressivement de la suprématie du "software" (le logiciel comme mémoire applicative externe), à celle du Smartphone (une "intelligence" externalisée) puis désormais à celle d’un "Smartware", un "portage intelligent", une "marchandise" ("ware") portée avec intelligence, une capacité à créer du lien, une intelligence du choix (inter-legere) le plus adapté possible (smart) entre différentes "marchandises" ou couches marchandes (ware).
Quand y’a d’la gène, y’a pas d’plaisir. Sauf si y’a une orthèse adaptée.
Dans cette "évolution", les smartphones nous ont offert une orthèse numérique que nous avons largement surinvestie. Une orthèse est (Wikipédia) : "un appareillage qui compense une fonction absente ou déficitaire, assiste une structure articulaire ou musculaire, stabilise un segment corporel pendant une phase de réadaptation ou de repos." De fait, nos smartphones :
- nous permettent de compenser certaines fonctions/rapports sociaux absents ou déficitaires,
- assistent et permettent d’alléger ou de rendre inutiles certaines autres fonctions cognitives (mémorisation des numéros de téléphone pour ne citer que la plus élémentaire),
- permettent la mise en place de stratégies de divertissement pendant des phases d’inactivité, d’ennui ou de repos en stabilisant le niveau attentionnel qui leur est affecté.
Il est d’ailleurs tout à fait frappant d’observer l’intégration de ce rapport "orthétique" à l’objet autant qu’à la connexion permanente dans l’imaginaire collectif, au travers des expressions visant à présenter le lien entre un individu et son smartphone comme quasi "organique" ("ma parole mais t’as ton téléphone greffé à l’oreille ou quoi", j’en passe et des meilleures).
Comme il est aujourd’hui possible d’analyser de manière objectivable (voir par exemple l’article et les liens d’InternetActu sur les "échanges éphémères") le recentrement des publics à l’origine de l’essentiel des dynamiques d’usage (c’est à dire les "adolescents" et/ou "jeunes adultes") vers des stratégies et des dispositifs d’interaction qui sont vécus comme les marqueurs mais aussi les garanties d’une "privauté" de nature proxémique (= ma mère peut être mon amie sur Facebook, mon père peut regarder ce que j’ai tapé sur l’ordinateur familial, mon frère peut niquer mon record de points sur Paf Le Chien dans la tablette familiale, etc mais ma mère, mon père et mon frère n’ont pas accès à mon smartphone parce que c’est mon smartphone, parce que je ne le lâche jamais, et parce que je l’investis dès son acquisition - laquelle d’ailleurs souvent un cadeau de mes géniteurs - comme une composante essentielle de mon espace "privé"). L’analogie des Smartphones comme autant de "télécommandes de nos vies" est particulièrement évocatrice puisque smartphones aujourd’hui comme télécommandes (TV) hier sont investies de la même charge de contrôle (puissance), d’autonomie (choix) et de distance proxémique (touche pas à ma télécommande = n’entre pas dans mon espace).
Ces Smartphones présentent également l’avantage de retrouver le côté éphémère d’une conversation sitôt oubliée ou à tout le moins ayant principalement vocation à l’être dès qu’elle aura cessé de nourir l’interaction sociale dans laquelle elle fut initiée ou à laquelle elle servit de prétexte.
Donc on reprend.Préhistoire.
"Ton ordinateur dans ta poche tiendra. Tes documents il contiendra." Externalisation de nos mémoires documentaires, au travers de l’arrivée de la micro-informatique et des mémoires optiques de stockage. Transformation continue et constante liée notamment à la miniaturisation.
Histoire.
"Ton téléphone un prolongement de toi deviendra. A ta sphère intime appartiendra. Par lui à tes documents tu accèderas, et avec tes contacts tu communiqueras." -Externalisation maintenue mais rapprochement de nature cinesthétique au travers de terminaux mobiles et d’une informatique - ou connexion - ambiante permanente. D’où la création de nouveaux besoins entraînant un rapport de dépendance, une hybridation nouvelle entre des fonctions de socialisation et de communication. Dépendance et hybridation autant servies qu’assurées et opératoires au travers ces nouvelles orthèses suppléant ou rendant de fait caduques certaines des anciennes fonctions de communication ou de socialisation et en instituant de nouvelles, nécessairement dépendantes de la médiation "orthétique" (beurk) de l’outil de communication en question (le smartphone donc).
Monde moderne.
"Pour interagir, de plus rien d’autre que tes yeux et ta voix besoin tu auras." Les orthèses deviennent prothèses, c’est à dire (Wikipédia) "un dispositif artificiel destiné à remplacer un membre, un organe ou une articulation." Liste à laquelle on peut ajouter : "une fonction de communication ou de socialisation". Tel est l’enjeu des Google Glasses.
2. Comprendre les textes puis/pour comprendre le monde.
Dans le triumvirat à la tête de la firme de Mountain View, c’est Sergeï Brin qui s’occupe plus particulièrement de l’entité "Google X", en charge du développement des deux projets les plus disruptifs de la firme : les voitures sans chauffeur et les lunettes Google.
PageRank et LunetteRank, même combat.
Ces deux projets ont pour point commun la capacité à modéliser des parcours sur la base de reconnaissance et d’identification de formes (motifs, patterns), pour permettre aux véhicules sans chauffeur d’accomplir un trajet programmé à l’avance, et aux "lunettes Google" de s’interfacer avec nos propres parcours aléatoires en collectant et affichant des informations "contextuelles". On pourrait penser que ces 2 projets sont très loin du coeur de métier de la firme. Il n’en est rien, au moins sur le plan de l’abstraction et de la modélisation qui a présidé à leur réalisation.
Pour l’algorithme Pagerank comme pour ceux derrière les voitures sans chauffeur ou les Google Glasses, la notion centrale reste celle de "parcours", de "chemin". Parcours de l’internaute imaginaire qui fonde le raisonnement mathématique derrière le Pagerank, et parcours réels d’individus dans le monde physique pour les projets "Google X".
D’autre part, pour parvenir au niveau de maîtrise et de suprématie qui sont ceux du Pagerank aujourd’hui, il a fallu trois choses essentielles :
- être capable d’indexer les textes (graphe)
- être capable de modéliser les relations entre les textes (parcours et graphes associés)
- être capable de mettre en correspondance des mots-clés extraits du corpus de textes disponibles (requêtes) et des documents pouvant être considérés comme des points d’arrivée de la navigation (résultats de recherche classés par "pertinence")
L’étape suivante pour parvenir à une réelle compréhension des textes est d’être capable de travailler sur d’immenses corpus de textes littéraires pour enrichir et contextualiser encore tant les requêtes que les résultats, processus entamé depuis 2005 notamment au travers du projet Google Books.
Après être ainsi capable de comprendre les textes qui fondent notre rapport au monde, il apparaît logique que Google investisse dans la compréhension du monde, au sens de la compréhension de notre environnement physique. Et qu’il le fasse en choisissant de déployer ses efforts autour du premier des 5 sens qui autorise et valide cette compréhension : la vue. Le processus déployé pour parvenir, demain, au même niveau de maîtrise dans la compréhension du monde que celui atteint hier dans la compréhension des textes est méthodologiquement semblable :
- être capable d’indexer le monde : l’essentiel du travail est déjà fait, notamment grâce aux Big Data disponibles mais l’essentiel du travail est aussi et surtout déjà disponible sur les serveurs de Google puisque l’indexation des textes qui constituent le web est également pour une part non-négligeable, l’indexation, la description et la "naturalisation" de notre monde physique.
- être capable de modéliser les relations entre les êtres et les "choses" (rues, monuments, restaurants, commerces, etc ...). Là encore l’acquisition récente par Google de la société Behavio correspond parfaitement à ce cahier des charges. Et là encore Google peut s’appuyer sur les données "sémantisées" déjà disponibles ou collectées.
- être capable de mettre en correspondance la modélisation de parcours "réels" soumis à une régime d’aléatoire, avec des instances (rues, monuments, restaurants, commerces, etc ...) pouvant être considérés comme des points d’arrivée desdits parcours ou à tout lemoins des "étapes" valorisables du fait d’une valeur ajoutée liée aux données de personnalisation du parcours de l’internaute concerné ou du régime publicitaire associé à l’instance (payer pour être affiché dans les Google Glasses comme l’on paie pour être affiché sur le moteur).
We(b)stern : Le bon, la brute et le truand.
Cette approche peut être vue comme une sorte de remix métaphorique du western "Le bon, la brute et le truand" :
- Indexation : Le bon. Il faut trouver le bon parcours, la "bonne" personne
- Modélisation : La brute. Il est nécessaire de "brutaliser" un peu le modèle pour en extraire les parcours les plus représentatifs statistiquement, les motifs les plus évidents.
- Association : Le truand. Il faut être capable de "truander" à la fois le modèle affiché et la bonne foi de l’internaute pour lui proposer des résultats qui satisfont pour partie à sa requête initiale tout en l’orientant principalement vers des résultats qui permettent de faire tourner la régie publicitaire servant de base à la firme.
Le renversement à l’oeuvre derrière les Google Glasses est de nature matricielle. Nous "portons" ou "supportons" littéralement l’interface. Et cette interface portée nous place au coeur du graphe des données, documents et instances qui composent la réalité du numérique, la réalité tout court. Nous sommes chacun à notre tour et simultanément de manière globale, cet internaute au comportement aléatoire dont le PageRank initial cherchait à calculer la trace, à faire de sa trace une computation possible, probabiliste. Nous sommes la trace. Nous sommes le coeur du programme. Les Google Glasses sont la fusion possible du web, du graphe des documents qui le composent, du PageRank, ainsi que des hommes, du catalogue des individualités humaines connectées, du SocialRank. Elles valident l’hypothèse présentée ici (diapo 19) c’est à dire un changement de l’axe de rotation du web, lequel ne tourne plus autour des Documents mais des Hommes, lesquels Hommes portent désormais littéralement le terminal les transformant en "agents" calculatoires (au sens informatique du terme).
De la même manière que pour son Pagerank Google s’était appuyé sur la "sagesse des foules", ou plus exactement sur le graphe des pages que nous avions créées, et sur les liens hypertextes quenous choisissions d’établir entre elles, effectuant ainsi presque à l’insu de notre plein gré une somme considérable de travail gratuit permettant à Google d’asseoir sa suprématie sur les logiques de "qualification" à la base du Pagerank, de la même manière Google va s’appuyer sur les porteurs de lunettes comme autant d’agents "In Real World" pour opérer et capter à son seul profit les mêmes procédures de qualification (graphes, arêtes les plus fréquentées, lieux et instances associées) tout en faisant monter en puissance ses technologies sémantiques pour faciliter les croisements entre monde physique des descripteurs numériques, entre monde numérique et capteurs physiques.
Le numérique est coutumier des logiques de renversement de la charge de la preuve. Il l’est dans la sphère documentaire (Google Books ou plus récemment ReLIRE), dans la sphère sociale, et désormais dans la sphère personnelle. L’opt-out généralisé à permis de donner corps et consistance aux problématiques des Big Data et à leurs dangers encore si peu réfléchis. Avant nous étions dans une logique centripète d’externalisation. Nous diffusions nos données à tout vent et étions encouragés à la faire, dans une logique prescrite autant que marketée d’optimisation des services (géolocalisation, personnalisation, etc).
Désormais la logique redevient centrifuge. Le nombre de données est suffisant pour mettre les firmes les possédant en situation de nous prescrire, de nous suggérer et parfois de nous contraindre à certains comportements, à certains achats, à certaines navigations. La question n’est plus tant celle du graphe des données à collecter, à organiser et à nous re-proposer que celle d’une nouvelle proxémie de l’interfaçage, conçue comme une nouvelle proximité à nous-mêmes. Après être redevenu un document comme les autres, l’Homme redevient un simple capteur, un "agent" parmi d’autres, une itération calculable d’un programme qui le dépasse.
"Évident", dont le premier sens est "Qui se manifeste sans peine aux sens, et notamment à la vue ; net, saillant." (source) Saillant comme les arêtes du graphe parcouru par les algorithmes qui nous le rendent navigable.
"Évident", dont le second sens est "Qui entraîne immédiatement l’accord, l’assentiment de l’esprit par sa vérité manifeste."(source) Cet accord recherché qui est le nôtre, sans lequel rien n’est possible. L’optique de l’opt-out.
Ce qui est "évident" ou ce qui est "clair, manifeste, évident". Ce qui est composé de la particule ex et de videre "voir". Ex-traire des donnés pour les données à voir, pour les donner à voir. Ne manquait plus que les lunettes adaptées. C’est désormais chose faite.
Mais cette évidence algorithmique et computationnelle du monde ne doit en aucun cas nous éviter de réfléchir au-delà des seules évidences. Réfléchir à ce que ces nouvelles formes de réalité augmentée n’entraînent pas une diminution de nos libertés, ou plus grave encore, de notre libre-arbitre.
olivier.ertzscheid @gmail.com
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