La disruption numérique de l’école
La mobilisation des instruments porteurs en germe de réformes ou de modifications de ce qui se passe à l’école n’est pas nouvelle. Dès l’arrivée du cinéma au début du XXe siècle, cela était déjà envisagé. Dans les années 50, cela fut institutionnalisé, puis la télévision éducative, la radio, puis l’ordinateur, puis le cédérom, puis Internet, puis les portables, puis les tablettes, puis les tableaux blancs interactifs, puis les coccinelles robots.
Observer les couches sédimentaires des technologies à l’école, c’est en même temps constater l’immuable des discours politiques qui considèrent à chaque fois que le numérique changera le monde de l’école.
Mais à chaque fois, il n’y a aucune disruption. C’est-à-dire que l’école avale, métabolise et le plus souvent oublie chacun de ces instruments. Si ce n’est la photocopieuse qui a remplacé la reproduction via stencil qui fleurait bon l’alcool, quasiment aucune des technologies ne s’est durablement installée dans le paysage, chassée par une autre mode, une autre injonction, une autre valorisation politique possible.
Au pays des tableaux magiques
L’exemple du tableau numérique interactif est à cet égard tout à fait éclairant. Indéniablement, l’instrument comporte des caractéristiques pédagogiques positives que des recherches ont pu mettre en évidence.
Pour autant, la très grande majorité du déploiement de cet outil n’a bénéficié que de l’effet magique que porte l’outil. D’ailleurs, il y a bientôt 20 ans, lors des premières versions, une marque avait choisi cette appellation de « tableau magique » pour le commercialiser. Pour le reste, l’instrument renforce des pratiques classiques des enseignants, même s’il est possible d’en faire autre chose.
Mais, c’est visible, spectaculaire les premières fois que les parents et les élus le voient, et cela légitime des investissements de masse.
Si le tableau numérique n’a pas révolutionné encore l’école, sa première vertu a été de l’ouvrir à de nouveaux marchés. Lui plus que d’autres objets, parce qu’il rentrait bien dans une représentation de l’outil nouveau mis à disposition de la classe, tout en permettant à l’enseignant de ne finalement pas trop changer sa pratique et qu’il n’attaquait pas frontalement le marché historique de l’école, l’édition scolaire.
Des moyens pour quels résultats ?
Au service d’une évolution sous pression technologique, les pouvoirs publics nationaux et les collectivités territoriales ne sont pas avares d’investissements.
La mission Monteil s’apprête à distribuer 30 millions d’euros dans neuf projets, d’un plan d’investissement d’avenir, auxquels d’autres millions vont se rajouter d’ici l’été.
Cela fait suite à d’autres plans nationaux, alors qu’il est très difficile de chiffrer la facture numérique de l’école.
Tout d’abord, parce que l’émiettement des responsabilités entre les collectivités territoriales, les compétences, les politiques et les choix retenus par chacune, peuvent diluer les postes budgétaires au milieu d’autres charges. Par exemple, une collectivité territoriale inclut les coûts réseaux dans d’autres investissements, tandis qu’une autre l’identifie spécifiquement.
En 2012, le guide de l’école numérique diffusé par l’association des maires de France, avec le soutien bien sûr de sociétés privées, chiffre le déploiement d’un environnement numérique pour le primaire à 21 euros par an par élève, évidemment sans contenus.
Les tentatives de chiffrage dans une académie laissent apparaître une zone de dépense pour le numérique qui avoisinerait 20 % des coûts consacrés à l’éducation par les collectivités territoriales.
En prenant en considération que toutes les collectivités n’ont pas le même rythme, les mêmes ambitions -en effet, rappelons que certaines dotent massivement des collégiens de tablettes, d’ordinateurs portables, que certaines municipalités diffusent du tableau magique à grandes échelles, alors que d’autres sont contraintes à l’économie – on pourrait, sans base malheureusement sérieuse, revenir à 10 % du budget consacré à l’éducation par les collectivités territoriales.
Si l’on se réfère à la note de la DEPP (la direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance), l’éducation leur a coûté en 2014, 35 milliards d’euros. Ce qui ferait une fourchette entre 3,5 et 7 milliards d’euros par an consacrés au numérique dans le système éducatif, auxquels il faut ajouter les dépenses de l’état, subventions, appel d’offres en tout genre.
Le numérique à l’école, c’est donc un poste budgétaire qui n’est pas tout à fait mineur, à défaut de révolutionner ce qui s’y passe.
Cela explique sans doute pourquoi la Caisse des Dépôts joue un rôle aussi important depuis plus de 15 ans sur ce registre, comme s’il était naturel de s’adresser à un banquier pour ce qui concerne l’école. Là encore qui évalue le rôle des grands acteurs de la République ? Comment contester les rapports à l’eau de rose ? Comment assurer la transparence des subventions ? Il est par exemple, très difficile de faire une cartographie des aides attribuées sur ce registre depuis 10 ans, encore plus d’en mesurer les impacts concrets.
Une schizophrénie confortable
Le numérique dans le système éducatif est un bon analyseur de la schizophrénie dans laquelle la République est enfermée. Avant l’aménagement des rythmes scolaires qui a paradoxalement institué l’inégalité de traitement éducatif sur le territoire par un gouvernement de gauche, puisque ce qui est proposé aux enfants est en dépendance directe des moyens des municipalités, le numérique est historiquement sans doute le premier poste par lequel l’éducation nationale a commencé à ne plus l’être.
La diversité des dépenses étant la règle, le différentiel peut être très important entre collectivités riches et pauvres. En même temps, le pilotage national uniforme, République oblige, diffuse un carcan consumériste sans jamais se poser la question de l’efficience que l’on en attend.
Sans vouloir être exagérément polémique sur les postures que l’on fait prendre aux hauts fonctionnaires chargés de la mise en musique médiatique des décisions ministérielles, à la suite de la « refondation de l’école », on faisait dire à un responsable de la Direction du numérique pour l’éducation en 2014 :
Nous avons deux ans pour redéfinir le socle des programmes et former les professeurs des écoles. Nous sommes donc en ordre de bataille pour diffuser massivement, dès 2016, les nouveaux programmes sous format numérique.
Heureusement que dans la fonction publique on n’évalue jamais ce que l’on annonce.
À quoi servent des socles de programmes avec le numérique ? Comment former des centaines de milliers de professeurs des écoles à des équipements qu’ils n’ont la plupart pas ? Qui peut croire que les éditeurs scolaires peuvent voir d’un bon œil le basculement d’un marché protégé historiquement pour l’abandonner au numérique ?
Des objectifs et des évaluations
Plus largement, quels sont les objectifs affectés aux investissements que l’on réalise. Qui en est comptable ? Qui rend des comptes et à qui ?
On se heurte à la notion de service public, mais qu’il faudrait qualifier de différencié, sur la base d’une politique de l’offre, avec des investissements numériques supposés rendre plus efficaces, attrayants… sans jamais que personne ne soit en mesure de dire quoi que ce soit sur ce qui est fait.
Bien sûr, les comptes-rendus, les plaquettes de communication, les salons comme Educatec, font la démonstration que ces investissements sont utilisés. Mais quels impacts ont-ils massivement sur les pratiques des enseignants, et sur les apprentissages des élèves ? Une fois l’argent dépensé, on peut regretter qu’il le soit, mais c’est passé.
Si les pratiques institutionnelles ont du mal à être disruptives, cela n’est pas le cas des pratiques personnelles. Les enseignants utilisent de plus en plus le numérique pour préparer leurs enseignements, sans pour autant l’intégrer massivement dans la relation avec les élèves.
Les élèves quant à eux utilisent de plus en plus le numérique pour apprendre sur les sites d’échanges, sur les sites de tutoriels. La rencontre des deux est-elle possible ?
Changer tout ou tout changer
Deux solutions radicalement opposées pourraient se cristalliser. Bien que le débat soit pour l’instant complètement tabou, la gestion de l’éducation au niveau national atteint un niveau a-démocratique. C’est-à-dire qu’évidemment tous les camps politiques en font leur priorité, mais jamais personne n’est comptable de ce qui est investi.
C’est donc une sorte de marronnier électoral, donc l’impact concret sur l’administration puis sur les pratiques est à la marge. Aller au bout de la décentralisation, en confiant au niveau national les orientations et la cohésion, et la gestion de l’ensemble des moyens aux régions de l’école maternelle à l’enseignement supérieur, permettrait à la fois de responsabiliser les élus régionaux et leur administration qui devraient se battre pour assurer l’équité de tous, notamment en regard de l’inégalité des territoires de compétences municipales, et surtout seraient sous le contrôle direct des électeurs sur un sujet de poids.
L’autre solution, c’est de demander à l’échelon opérationnel de la gouvernance de l’éducation nationale d’assurer la disruption numérique. C’est à dire, demander aux corps d’inspection, de réellement se former à un changement total de pratiques de l’enseignement en intégrant le numérique en veillant à limiter les dérives inutiles et en se concentrant sur les potentiels créatifs et mesurables.
La réalité du système est telle, que si cet échelon de l’inspection n’est pas complètement impliqué et évalué sur la réussite de son action sur ce registre, il ne se passera pas grand-chose, mais suffisamment pour faire de la communication et chercher à dépenser encore quelques millions.
Finalement n’est-ce pas le but ?
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Alain Jaillet *Professeur des Universités (spécialiste des technologies de l'éducation), Université de Cergy-Pontoise
Dernière modification le samedi, 07 mai 2016