ML : Qu’appelez-vous, aujourd’hui : « Crise du travail ? »
François DUBET : La notion de crise de crise du travail ne me convient guère quand elle désigne la fin de la « valeur travail ». Je continue à penser que le travail reste une valeur essentielle parce qu’il définit une identité, des relations sociale, et plus encore un mode de réalisation de soi. Il suffit d’interroger les chômeurs pour voir que cette valeur n’est pas en crise. En revanche, le travail se transforme de manière rapide et angoissante pour beaucoup. L’emploi se fait rare et le contrat de travail à vie est de moins en moins la règle. Par ailleurs, les mutations technologiques transforment le travail, notamment l’IA qui inquiète autant qu’elle fascine. Enfin, le management, obsédé par la performance et la lutte contre les routines, est souvent perçu comme une destruction des métiers.
La révolution du travail actuelle est aussi considérable que celle née dans les sociétés industrielles, mais elle n’est certainement pas la crise du travail entendue comme la fin du travail.
ML : Quel est le poids des technologies sur les mutations ?
François DUBET : Je ne suis pas expert en technologie mais il est évident que les algorithmes, les plateformes, le contrôle continu de l’activité et l’informatisation des échanges et de l’information détruisent un grand nombre de métiers et transforment les relations de travail, les liens hiérarchiques comme les relations entre collègues. Comme tout ceci semble incontrôlé, nous sommes dans un moment où l’inquiétude domine pendant que ceux qui maîtrisent ces technologies gagnent la partie. Les plus qualifiés s’éloignent des moins qualifiés et ceci n’est pas sans conséquences politiques quand le clivage majeur oppose les gagnants aux perdants de cette mutation.
Mais il faut se souvenir qu’il n’y a pas nécessairement de déterminisme technologique. Les technologies fonctionnent selon ce que les hommes, les entreprises et les travailleurs, en font. Mais aujourd’hui nous avons le sentiment de les subir de manière irréversible et elles ne font guère rêver la plupart de ceux qui les utilisent et les subissent.
ML : En quoi le travail des enseignants vous semble -t-il aussi modifié ?
François DUBET : Le travail des enseignants n’a pas été directement modifié par les technologies. Il l’est beaucoup plus par le fait que les élèves accèdent à ces technologies, aux écrans et aux réseaux ; de ce point de vue, l’école n’a plus le monopole de la culture et de l’information et elle semble moins légitime. Le changement essentiel, pour les professeurs du secondaire, est la massification qui ne fait pas beaucoup de « tri » en amont et place les enseignants face à des élèves, plus hétérogènes, moins « motivés » souvent et moins désireux de se plier au jeu scolaire. De ce point de vue, le travail des enseignants est plus difficile, plus exigeant et plus épuisant, et je ne suis pas certain que leur formation soit au niveau de ces difficultés. Enfin, petit à petit, les enseignants sont soumis au nouveau management : ils doivent rendre des comptes, entrer dans de multiples dispositifs, construire des pédagogies jugées plus efficaces, et il ne leur suffit de faire leur métier « tranquillement ».
Cette évolution n’est pas seulement française et dans tous les pays les enseignants se heurtent aux mêmes difficultés. Mais il me semble que nous avons, en France, une difficulté particulière parce que nous avons massifié l’école et été confrontés aux nouvelles technologies tout en pensant que l’école pourrait ne pas changer. Alors l’école se transforme en ayant le sentiment de vivre des crises successives et des réformes continues sans que rien ne change vraiment. Dès lors ce sont les enseignants qui subissent toutes ces tensions bien plus qu’ils ne le maîtrisent.
ML : Les relations sociales et les conflits sociaux sont-ils en voie de modification profonde ?
François DUBET : Beaucoup ont la nostalgie de la période « fordiste » avec de grands collectifs de travail, l’emploi à vie, des relations de travail hiérarchiques et des syndicats puissants. Ce monde n’a pas eu toutes les vertus qu’on lui prête aujourd’hui. Désormais les travailleurs sont plus autonomes et plus contrôlés, l’emploi à vie construit sur un métier immuable n’est plus la règle, le management est paradoxal, il garde la main tout en essayant de développer l’autonomie des travailleurs. Enfin, en France notamment, les syndicats se sont affaiblis et plus ils sont faibles, moins ils contrôlent leur base et beaucoup d’entre eux sont plus radicaux. C’est là un problème majeur car les salariés, comme les employeurs, ont intérêt à négocier les conditions et les relations de travail.
Sur ce point, la France n’est pas dans la meilleure des situations. Le patronat reste fermé, les syndicats sont faibles et centrés sur la fonction publique et de très grandes entreprises. Bien souvent les colères sociales échappent aux syndicats et aux partis, avec des risques pour la démocratie et un sentiment d’abandon chez beaucoup.
Dernière modification le samedi, 15 février 2020J’ai le sentiment que nous sommes dans une période comparable à celle de la formation de la société industrielle. Il nous faut acclimater les technologies, construire des relations de travail, reconstruire une vie politique. Dans cette mutation, le travail est essentiel et je regrette que la peur du déclin et l’anxiété de la fin d’un monde nous éloignent des utopies et des volontés de maîtriser notre histoire.