Continuité ou/et discontinuité ?
En réponse aux discontinuités fonctionnelles ou éducatives engendrées par la pandémie et en rapport également avec la notion « d’éducation domaine partagé » entre acteurs éducatifs, la continuité, pédagogique et, au-delà, éducative, est devenue une priorité.
« Assurer la continuité », focalise les dispositifs de circonstance à toutes les échelles de l’école.
La continuité est citée comme manque, point de ralliement de pratiques qui doivent assurer « la continuité des apprentissages ». Argument évoqué ou réponse recherchée, elle focalise une demande commune des parents et des enseignants, en réponse aux distances nouvelles et aux ruptures auxquelles est confrontée l’école et la chaine éducative (enseignants-parents- structures périscolaires). La question première est la rupture, l’absence de continuité dans l'espace et le temps. Mais au-delà qu’entend-on par continuité ?
Le discours n’est pas neutre. Entre un manque déclaré, « le manque de continuité », l’injonction « il faut de la continuité », les actions qui « font continuité » et les constats de discontinuité s’ouvrent différents débats.
De quelle continuité s’agit-il ? Continuité ou/et discontinuité : quel est le sens de ce ou ? de ce et ? L’opposition entre continu et discontinu constitue-t-elle une alternative ou bien une dynamique ? Ne peut-on envisager entre les différentes instances la continuité et la discontinuité dans leur complémentarité et leurs interactions ? Car c’est le couple continuité-discontinuité[2], en crise et hors crise, qui est le théâtre de nos expériences.
L’école et ses adaptations en mode confiné ouvre à observation sur le rapport transformé école – maison/famille et l’ensemble du déroulement pédagogique et social qui les relient. Si la continuité suppose l’unité de durée et l’absence de heurts, les discontinuités pédagogiques et sociales du moment COVID (et peut-être au-delà) conduisent à une expérience de la discontinuité et à de nouveaux scénarios pour le travail scolaire.
S’agit-il de « retrouver » la continuité ? Ou d’agir pour en construire une nouvelle ?
Est-ce alors une réponse ou bien une modalité qu’il s’agit d’organiser et de conduire ? Sont interrogées nos représentations, nos organisations, les activités qui s’y déroulent, nos méthodes ? Et quel sens donnons-nous aux tensions qui ont émergé en temps de pandémie, à cette notion de continuité pédagogique et éducative, engageant les acteurs à inventer de nouvelles procédures. « Assurer la continuité » a conduit paradoxalement à un déplacement pédagogique, à une discontinuité constructive. Un temps de réflexion s’ouvre sur les effets et les actions conduites.
Profession, société : quelles évolutions ?
La discontinuité pédagogique factuelle (confinement, alternances, moments d’isolement, etc.) a mis en relief la place de la continuité éducative toute entière, école, parents, périscolaire, partenaires éducatifs, etc., suggérant une reconfiguration de différents rôles. L’alternance école et déconcentration à la maison a créé une nouvelle continuité et un nouveau scénario liant école, maison et tous les autres dispositifs, en termes de complémentarité et de cohérence collective.
Le rôle professionnel des enseignants, ainsi que les compétences associées, y trouvent des points d’ancrage nouveaux.
Celui d’aide à la continuité : « les professeurs et la communauté éducative permettent aux élèves de continuer leurs apprentissages et d’accompagner les familles dans le suivi de leurs enfants. » (MEN).
Celui d’échanges, d’outils, de tâches organisationnelles faisant le pont avec le travail personnel ou/et à distance, l’accompagnement en ligne, l’édition de supports, etc.. Il ne s’agit pas de dire que ces éléments ont été partout présents, contextualisés par l’élémentaire, le collège, le lycée, et les démarches d’acteurs, mais qu’ils sont devenus stratégiques dans les actions réalisées. Sur le plan pédagogique différentes pratiques ont été favorisées ; telle celle de la pédagogie inversée, des recherches documentées, des projets d’études, etc..
Le contexte pandémique conduit à repenser la dualité travail à l’école et travail à la maison, articulée sur le même studium, celui de l’école, en relai ou en complémentarité, dans un ensemble nouveau. Différentes modalités (à distance, avec ou sans présentiel, individuel et/ou collectif, exercices, tutoriels, plan d’études, etc.) ont pu, selon les contextes et les acteurs, être développées pour le réaliser.
Les compétences professionnelles et le projet pédagogique s’y trouvent revisités : qu’en sera-t-il après la pandémie ?
Le travail scolaire déconcentré à la maison prend place dans un ensemble social et culturel, avec de nouvelles interactions et l’instauration de réseaux relationnels.
Ce moment de discontinuité (culturelle et sociale) a élevé la dimension pédagogique au rang de problème de société. Les parents ont pu être sollicités, selon les contextes, de fait comme acteurs accompagnants, avec tous les échos sociaux et culturels qui ont amplifié cette discontinuité. Les familles qui ont été associées aux stratégies pédagogiques y ont différemment répondu. De fait le travail déconcentré à la maison s’est trouvé à son tour sacralisé comme lieu possible pour « faire école », la distance ayant créé la référence, le rôle de parents y étant inscrit idéalement, car la continuité a souvent été le modèle absent d’un dialogue difficile. L’alternance école-déconcentration à la maison a créé un nouveau scénario d’alternance, ou école et maison ne s’ajoutent pas interviennent dans un nouveau modèle (différent du devoir à la maison).
Sont à considérer les démarches d’acteurs et les « écosystèmes d’innovation » (Cerisier, 2021) qui ont été investis, selon les contextes, par les enseignants, dans une réponse créative à la discontinuité, créant ainsi un débat ouvert sur la continuité « professionnelle ».
La dimension politique (« gardons nos écoles ouvertes ») garant de la continuité éducative répond en partie à cette discontinuité sociale : « assurer la continuité et d’éviter au mieux possible le décrochage » (MEN) et, bien au-delà, la non-rupture du lien « être ensemble ».
Mais aussi des pratiques ont émergé en réponse aux difficultés des acteurs selon les différents moments et les différents ordres d’enseignement. La logique des territoires, a semble-t-il, fortement joué un rôle, créant une discontinuité sociale au sein de la discontinuité pédagogique.
Les compétences éducatives des familles sont aussi mises en jeu. L’urgence a-t-elle été un obstacle, ou bien une circonstance mettant en scène les fils de continuité et de discontinuité entre une société et son école ? La continuité pédagogique voulue est-elle une mission impossible au regard des multiples contraintes rencontrées ?
Continuité numérique : un non-retour
Parmi les agents ou les faits produits, le numérique (sans oublier la diversité du domaine) figure à la fois comme lien et comme distance.
Il opère dans la discontinuité de lieu et de temps et la continuité technique du lien. Mais cette « continuité numérique » ne correspond pas à la discontinuité scolaire.
Entre idéal d’optimisation et réalités des contextes et des pratiques, les solutions numériques sont porteuses autant d’écueils que de solutions. L’appui numérique est, parfois, paradoxalement dans les possibilités d’individualisation et d’autoformation qui se voudraient facilitantes, source de discontinuité. Les difficultés d’appropriation instrumentale (sans oublier la dimension économique) valent pour tous les acteurs.
Le numérique peut ajouter à la distance spatiale, qui lie et qui sépare, la discontinuité culturelle et cognitive (en écho aux compétences à acquérir).
Mais pratiquement il se prête à des perspectives de développement, de niches, de projets et de formules innovantes :
Il devient levier des apprentissages, lieu ressource ainsi que de nombreuses expériences réussies en témoigne. Le numérique n’est pas une transparence mais un vecteur des écosystèmes d’innovation. Au-delà d’une technique une culture numérique en conditionne les usages.
Se pose aussi, au sein du numérique, la question de la constitution du savoir, de l’information à la connaissance, loin du schéma « magistral ».
Il ne s’agit pas d’une simple mise à disposition d’informations mais d’apprentissages qu’il s’agit de mettre en œuvre. Cette articulation essentielle redouble l’accès en ligne au savoir reconnu. Les scénarios pédagogiques sont mis en perspective par le numérique. Un cours à distance reste forcément un cours : cadrage et accompagnement gardent leurs logiques : mais la manière d’enseigner et d’apprendre s’y dessinent autrement. Il ne s’agit pas d’un simple transfert, mais d’une autre logique. Le présentiel alterné a mis en lumière la place du numérique au-delà dû « à la maison ». Il peut être adapté au projet pédagogique, par exemple sous forme de pédagogie inversée[3].
L’évidence numérique devient un point de non-retour dans la conception des scénarios pédagogiques : elle peut marquer l’évolution d’une profession. Au-delà des circonstances, dans des contextes singuliers, le numérique « raisonné » contribue à construire une continuité-lien autour de scénarios et de pratiques organisées. Mais il s’agit de scénarios humains.
Conclusion
Mis en lumière dans le contexte pandémique le besoin de continuité ne se résout pas à une demande circonstancielle -opposée à la discontinuité-, au retour à des invariants rassurants. Le maintien d’une continuité pédagogique est associé à une rupture dans l’activité pédagogique. Ce moment est l’occasion de mettre en perspective dans un intervalle social et éducatif nos modèles d’enseigner et d’apprendre et, au-delà, des rapports éducatifs entre école et société. La « continuité » constitue une préoccupation de présence auprès de l’élève, autant qu’un schéma intégrateur des savoirs et des personnes.
Un paradoxe est que ce sont les discontinuités qui nous donnent à voir et à faire. La boucle continuité-discontinuité figure un mouvement d’adaptation et d’évolution dans le déplacement social et numérique du projet éducatif et les compétences professionnelles. Elle est lieu de débats. Comme le conçoit Arendt, ce mouvement n’est ni une simple rupture -sans tirer les leçons du passé-, ni retour, qui nous conduirait aux mêmes effets.
Nous devons aujourd’hui penser cette « continuité » avec le numérique, notamment nos compétences professionnelles, sans autre garantie d’efficacité que notre propre action. Sont associés au sein d’un écosystème complexe, numérique, éducation, société et forme scolaire. Le tissage à l’école et hors l’école de la technique et de l’engagement humain est celui de nos humanités numériques.
Dans cette perspective, la relance des PEDT, projet éducatif de territoire, inscrit l’ensemble des acteurs éducatifs et différents partenaires institutionnels d’une collectivité, dans une démarche collaborative visant à répondre aux défis éducatifs actuels avec un projet global cohérent et de qualité, comportant des actions innovantes prenant en compte l’ensemble des temps de l’enfant et du jeune de 0 à 18 ans.
Franc Morandi
[1] Continuité et discontinuité appartiennent aux figures essentielles de la pensée et de l’activité humaine : celle du continu (Bergson) ou de la rupture (Bachelard), ou celle de la dialectique (Hegel). Le terme est pris ici dans le périmètre plus étroit du discours éducatif et de nos représentations.
[2] Entre ancien et nouveau (cf. Arendt), la rupture est dans le continuum. On peut supposer que continuité et discontinuité figurent comme moments nécessaires, boucle d’alternance productrice de pratiques et d’effets, tant eu niveau de la relation école -société (macro) qu’au cœur des apprentissages individuels (micro).
[3] Pour rappel, la « pédagogie inversée » propose d’adapter l’ordre pédagogique aux activités d’apprentissage sous forme d’alternance et d’inversion : le contenu des cours (partie théorique) est accessible aux élèves en amont, à l’opposé de l’enseignement magistral, à l’aide de plateformes numériques, sous forme de ressources (proposant par exemple des capsules vidéo élaborées par l’enseignant).
Dernière modification le jeudi, 01 septembre 2022