Il convient de s’interroger avec Joël de Rosnay sur la réalité de la cybermodernité aujourd’hui afin d’en anticiper les évolutions qu’elle nous laisse entrevoir pour demain.
Notre présence au monde est transformée par tous les outils d’Internet et la possibilité pour les gens d’interagir en temps réel, de devenir actifs et proactifs. Cette présence constante nous permet de dialoguer, proposer, critiquer, interagir.
A leur tour, ces outils ont un impact sur nos vies : la commande vocale rend plus agile notre activité, les chatbots vont intégrer l’intelligence auxiliaire (IA), la traduction automatique et la reconnaissance des visages sont les éléments fondamentaux des perspectives ouvertes par la cybermodernité de demain.
Comment cette cybermodernité va nous permettre de mieux faire passer la pensée complexe ?
La réalité augmentée va créer d’énormes capacités d’entrer en relation avec un monde réel.
En effet, nootre interactivité aujourd’hui se fait en 2D avec des écrans plats, des livres, des images, des affiches. La réalité augmentée permet de vivre dans un monde en 3D. Les derniers casques transparents permettent de superposer réalité et réalité augmentée. On peut voir l’intérieur des choses avec la recréation de l’invisible et la possibilité d’agir avec ses mains sur ce monde.
Dans la cyber modernité, la coéducation mondiale va devenir le sens de l’éducation.
On a déjà remplacé les éléments et les forces de notre réalité complémentée par le lien et le flux qui seront les bases de la cybermodernité. L’éducation verticale est en voie de disparition par l’interactivité de la cybermodernité. Internet va devenir le lieu mondial de la coéducation pour transmettre et échanger à tous les niveaux de connaissance. Créer du sens et créer du lien vont être les fondements de la cyber modernité de demain. C’est cette troisième dimension offerte par la cyber modernité qui va nous aider à créer du sens et du lien.
Pour Vincent Cespedes, le commun des mortels ne peut pas imaginer la suite, mais il peut essayer de projeter les évolutions technologiques d’aujourd’hui, afin d’en appréhender aussi les écueils, les périls et les dangers.
Pourquoi inventer un nouveau mot : la cybermodernité ?
Il s’agissait d’essayer de qualifier l’époque actuelle des dix dernières années depuis l’arrivée du Web 2.0 : l’interactivité s’est décuplée avec la démocratisation des réseaux sociaux, Facebook et Twitter. L’usage massif de ces outils donne l’impression que n’importe qui peut proposer ses vues, participer au débat et exister par la pensée.
On ne peut pas réduire la cybermodernité à un phantasme de la technologie, au développement personnel avec des prothèses technologiques, à un principe d’émancipation vers le transhumanisme.
Les citoyens se délectent du virtuel au détriment du réel à l’heure de l’Homo Fascinatus
On voit aussi que la culture se dématérialise, mais avec les Fakenews, le pire et le meilleur se côtoient. Il convient donc de mettre en regard l’aspect émancipateur et l’aspect dangereux en démocratie : les citoyens se délectent du virtuel au détriment du réel.
En régime de cybermodernité, le pire et le meilleur se côtoient : il faut penser sur un mode de « pensée complexe » (Edgard Morin). En effet, la technologie peut aller de pair avec la coercition.
La cybermodernité vue par les élites et par les opprimés, les exploités qui portent aujourd’hui des gilets jaunes n’est pas la même. D’autre part nous sommes devenus des envoutés : il y a un envoûtement profond du monde. On voit des humains absorbés par leur Smartphones qui cherchent l’âme sœur dans les réseaux alors qu’elle est juste en face d’eux.
Vincent Cespedes parle alors d’Homo Fascinatus (une nouvelle catégorie de l’Homo sapiens-sapiens), la fascination ayant ici le sens d’hypnose qui implique une perte du réel. Après s’être dressé (Darwin), l’homme aujourd’hui devient vouté vers son portable.
Il y a un risque politique de cet envoûtement profond que Vincent Cespedes appelle « le deep curse » envoûtement, sortilège, malédiction. On peut lire à ce propos l’article « Le Deep Curse et l’égosystème » [1] (ndlr).
Il y a une extension neuro existentielle de nos vies dans la réalité, avec une impossibilité de faire de la communauté réelle alors que la communauté virtuelle existe.
Joël de Rosnay met aussi l’accent sur trois risques : l’addiction qui produit de la dopamine dans le cerveau : c’est l’hormone du plaisir qui peut provoquer, comme pour un drogué, un état de manque. Deuxièmement, c’est la dérive totale des réseaux sociaux dans le négativisme, comme le montre l’existence des trolls. Ensuite il y a ces millions de Little Brothers qui remplacent Big Brother.
Joël de Rosnay éprouve une énorme désillusion par rapport aux réseaux sociaux tels qu’ils apparaissaient à l’époque où il a écrit La révolte du pronétariat, moment où les réseaux apparaissaient comme des outils d’une libération. Les réseaux ont évolué vers une forme de négativisme permanent : les trolls le montrent bien avec leurs commentaires uniquement négatifs.
Peut-on encore dans la cybermodernité de demain donner aux réseaux sociaux leur véritable rôle de démocratie participative, de créer du lien, de donner du sens ?
Des millions de petits frères, de Little brothers vont être pires que Big Brother, en donnant une note à tout le monde, comme en Chine. Ils sont plus insidieux, ils sont avides d’espionner le voisin, ensuite ils font des commentaires. Cela va se développer de manière incroyable et empirer avec la connexion des cerveaux dans le futur. Que pouvons-nous faire pour l’éviter ?
Vincent Cespedes a éprouvé le fait de se faire insulter, et non plus critiquer sur Twitter. " Cela fait mal, on n’est pas du tout formé à ça ". On peut accepter des critiques, mais pas des insultes : c’est impossible à vivre narcissiquement. On entre dans l’ère des amateurs qui ont le droit de parler aux professionnels. On est habitué à un débat critique et non pas seulement à l’irrévérence. Cela a empiré depuis les années 2000.
Mais la cybermodernité produit une forme d’intelligence qui se dessine, intelligence qui utilise cette interactivité pour discuter à tâtons et trouver des choses. Nous sommes derrière des écrans sans avoir l’autre en face : cela libère, car une gamine de 13 ans a autant de poids qu’un expert. Il n’y a pas d’âge, pas de statut, pas de genre.
Dans la cybermodernité, avec l’intelligence connective, plus on est à penser, mieux on pense.
Il faut aussi voir la dimension cybermoderne dans son aspect identitaire et parler de l’identité en construction de la jeunesse d’aujourd’hui qui crée a travers les réseaux sociaux des possibilités de partage avec des gens qu’on connaît et qu’on n’a remarqués que dans cet espace virtuel. C’est ce que j’appelle la transréalité, cette hybridation entre le virtuel et le réel.
Le péril est que la transréalité dévalue la prégnance du réel en faisant en sorte que le virtuel devienne de plus en plus attractif avec un réel qui est la matière première du virtuel pour un monde qui n’est plus que virtuel. On a dépassé la masse critique car on rit plus dans le virtuel que dans le réel. On entre dans la déréalisation du monde.
Si on rit plus via les réseaux sociaux que dans la vraie vie, si notre divertissement, notre jouissance, notre mélange à l’autre, ce qui fait que la vie a du sens est plus vrai dans le virtuel que dans le réel… alors on est dans une transréalité.
Black Miror, est un série qui montre un futur dystopique très proche du nôtre avec la technologie, la robotique. On constate par exemple que depuis 2008 il y a une pornographie proposée aux hommes qui est composée d’éléments virtuels. Ce qui va passer dans la transréalité est ce qui rapporte de l’argent : soit pour le travail facilité, fluidifié (assistants, secrétaires hors pair etc.), soit pour le divertissement.
On le voit avec le Nudge[2] c’est l’architecture des choix qui parvient à vous obliger à faire tel choix et à avoir tel comportement, par exemple dans vos portables. Le Nudge va être appliqué dans les architectures transréelles.
L’autre chose, ce sont les pulsions primaires, notamment la sexualité. On le voit par exemple dans la série West world où les robots sont à la disposition des humains pour satisfaire toutes leurs pulsions les plus basses.
Le marché du plaisir va passer directement par le cerveau affirme Joël de Rosnay. Un rat peut mourir de faim en appuyant toujours sur la pédale du plaisir et plus sur celle qui lui délivre de la nourriture. On pourra peut-être acheter dans la rue une puce branchée sur le cerveau et qui procurera un plaisir incroyable.
Est-ce que l’être cybermoderne ne va pas être entouré de beaucoup de monde en étant tout seul ?
Sherry Turkel, dans son essai Alone Together[3] dit que l’on va vers les autres pour se montrer soi-même : c’est la dérive des réseaux sociaux. Beaucoup de travaux sont menés sur la dérive des jeunes via les réseaux sociaux. Mais les Smartphones sont des outils d’apprentissage extraordinaires si on sait les utiliser : à la fois un écran vidéo, un téléphone, une télécommande universelle, un endroit pour regarder des films de cinéma. Il n’y a plus de continuité linéaire, il y a disruption.
Vincent Cespedes constate que la cybermodernité vient avant deux ères : la postmodernité, Lyotard en parle dès 79-80, puis des sociologues tels que Gilles Lipovetsky au début des années 2000 parlent d’hypermodernité comme exacerbation de la postmodernité dans l’individualisme absolu, où on ne sait plus où on est dans un monde qui nous dépasse. On est aujourd’hui dans un monde où on est sorti de l’individualisme exacerbé. Avec les moins de trente ans, nous sommes sortis de l’individualisme. Des qu’ils vivent des choses insignifiantes, ils partagent : c’est une façon de dire à leur égo système (leur écosystème identitaire) des choses de leur vie pour pouvoir avoir un feed back et comprendre ce qu’ils sont en train de vivre. C’est cela le coindividualisme : et cela peut créer des choses dans la réalité, comme dans le cas des gilets jaunes, des choses peuvent s’organiser dans la transréalité, dans les réseaux sociaux et débouler de façon très subversive dans la vraie vie.
L’époque est l’époque de la philosophie totalement démocratisée : sur Internet nous avons des réponses dont nous doutons. Nous devons alors avoir du questionnement ne pas nous contenter des réponses que l’on trouve : ne sous-estimons pas l’invention nécessaire dans la cybermodernité de constructions politiques alternatives.
Nous sommes dans un monde qui va utiliser la cyber modernité, dans un régime politique, pour accroitre les différences et les inégalités : il faut réfléchir à l’après capitalisme pour comprendre comment la cybermodernité peut induire d’autres formes de faire famille, d’autres formes de démocratie. Elle doit avoir sa place et elle peut être un levier de transformation, voire même de révolution.
Finalement, une question reste posée : comment faire en sorte que les réseaux sociaux deviennent des outils participatifs créant du sens et du lien ?
Pour voir cette émission en replay
[1] Le « Deep Curse » et l’égosystème. Matériaux pour une théorie de la cyber modernité, par Vincent Cespedes, in Cliniques méditerranéennes 2018/2 (n° 98), pages 131 à 151
[2] Nudge, ou « coup de coude » en français, souvent traduit « coup de pouce », est une technique pour inciter des personnes ou une population ciblée à changer leurs comportements ou à faire certains choix sans être sous contrainte ni obligations et qui n'implique aucune sanction. Cette méthode d’influence est qualifiée de « paternalisme libertarien » car elle permet de faire ses choix sans coercition. Wikipedia.
[3] Son essai Alone Together paru en 2011 (traduction en français Seuls ensemble, L'échappée en 2015) s'intéresse à l’impact des NTIC sur les comportements. Elle ouvre un débat sur les implications sociales, voire morales, de nos choix technologiques. Wikipédia
Dernière modification le lundi, 18 février 2019