Nous consacrerons une première partie à définir le contexte de cette nouvelle socialisation hyperconnectée. La deuxième partie s’intéressera à l’École et à l’intégration du numérique éducatif. En troisième partie, nous étudierons le concept de culture numérique pour conclure en ouvrant le débat autour d’un juste usage du numérique, d’un usage écologique du numérique.
Le contexte : une socialisation hyperconnectée
Si, chez les utilisateurs et les prescripteurs, les écrans sont des objets incontournables d’émancipation et de capacitation des actes du quotidien, chez leurs détracteurs, ils représentent des vecteurs d’aliénation pure et simple, à la fois physique, mentale et sociale. Le smartphone, écran préféré des jeunes, les détournerait des activités physiques, associatives et artistiques, voire des activités scolaires, toutes considérées comme indispensables à leur socialisation primaire (4) et secondaire (5), par lesquelles ils se construisent socialement.
Prenons un exemple : d’après une enquête (“The Common Sense Census”, 2015), l’adolescent états-unien consacrerait plus d’un quart de sa journée (6 h 40) aux écrans, probablement au détriment d’autres activités de socialisation. Qu’en est-il alors de l’acquisition des normes et des valeurs qui constituent le fondement de notre société, véhiculées par les parents et l’école ? Cette acquisition durant la phase de socialisation primaire « méthodique » telle que décrite par Émile Durkheim dans son oeuvre (1922) se feraitelle autrement via le numérique, avec une ouverture plus précoce au monde ? Autrement dit :
« La socialisation verticale, générationnelle et “méthodique” de l’individu moderne laisse place à l’hétérogénéité croissante des cadres socialisateurs, au polythéisme de valeurs et la plurisocialisation du sujet trans-moderne » (Bonfils, 2018, p. 22).
En effet, les TIC (6) ont changé notre rapport au temps et à l’autre, au sein de nos sociétés hyperconnectées. Dans des temps plus éloignés, l’adolescence était une période d’instabilité, marquée par la transformation du corps et la transformation identitaire, conduisant à devenir un adulte responsable intégré à une société avec des repères forts tels que la religion, le travail, la famille. De nos jours, cette instabilité de l’adolescence est renforcée et allongée par celle des sociétés hypermodernes, en perpétuels changements, plus individualistes, où la perte de certains repères est une norme et le « culte de la jeunesse » une priorité.
Comme nous l’explique le socioanthropologue Jocelyn Lachance, nous ne donnons pas envie aux adolescents de grandir, puisque nous dévalorisons le fait de vieillir. Cela provoque - de fait - un allongement de l’adolescence, appelée post-adolescence ou adulescence. Lachance évoque aussi le rôle des TIC dans ce qu’il nomme la transformation intra-générationnelle, durant laquelle l’adolescent va par exemple changer de style ou encore, à l’ère numérique, de moyens de communication. Et même si le numérique et Internet remettent au « goût du jour » une adolescence, plus généralement une jeunesse, stigmatisée autour des thèmes de la violence ou encore de la sexualité, cela ne constitue pas un fait nouveau (Lachance, 2011). Il nomme d’ailleurs ce phénomène l’adophobie (7).
Résumons : les individus dont nous parlons vivent une période marquée par l’instabilité de leur adolescence (ou adulescence), dans une société en perpétuel changement, avec des moyens de communication ubiquitaires fortement utilisés. En effet, les jeunes de notre étude (8) passent en moyenne 5 h 40/jour sur écrans. Cela représente 2 060 h/an en moyenne, soit 90 jours. Autrement dit, ces jeunes passent en moyenne un quart de leur vie sur écrans. Une année scolaire correspondant à environ 1 000 h de cours suivant le niveau scolaire, chaque année, ces jeunes passent donc deux fois plus de temps sur leurs écrans qu’à l’École. Pour autant, nous pouvons noter une utilisation moindre que les adolescents états-uniens précités (6 h 40/j).
L’École et l’intégration du numérique éducatif
Dans ce quart de vie numérique des jeunes, étudions la part consacrée à l’apprentissage, dans un système éducatif « mis sous tension par le numérique de différentes façons : au quotidien, quand les élèves entrent dans les salles de classe avec leur smartphone dans la poche et qu’ils les utilisent parfois sans l’aval de l’encadrement scolaire, mais aussi quant à l’utilisation qui peut en être faite quand ni l’État, ni les collectivités territoriales n’ont plus les moyens d’acquérir des équipements nécessaires », analyse Jean-François Cerisier (9). Nous voyons apparaître deux logiques : l’encadrement à un bon usage du numérique et les moyens.
En ce qui concerne les moyens, les principales problématiques relevées par les enseignants (10) autour du numérique en éducation et de sa non-intégration sont le manque de temps et de matériel : équipement informatique désuet ou surchargé et crainte de pannes. Juste après, les enseignants évoquent la problématique de la gestion de l’attention dans un contexte distracteur (la peur de voir les élèves faire autre chose sur écrans). Cela nous ramène à la première logique mentionnée, l’encadrement à un bon usage du numérique pour apprendre, mais également dans la vie de tous les jours, c’est-à-dire former le citoyen numérique de demain, nous y reviendrons.
En ce qui concerne le numérique éducatif, où en est-on ? Nos résultats montrent que l’intégration pédagogique du numérique à l’École est globalement faible, aussi bien en termes de volume horaire (11) que de diversité d’usages comme le montre la figure 1.
Figure 1 : Activités réalisées sur écrans en classe (Céci, 2017).
Pourtant, les jeunes de notre échantillon ont majoritairement (62 %) une forte sensation d’apprendre avec les écrans. Au vu du peu de pratique numérique scolaire précitée (moins de 4 h/ semaine), mécaniquement, cette sensation d’apprendre sur écrans relève majoritairement de la sphère privée et cela ressort dans leurs propos (42 % pour la sphère privée, 8,6 % pour la sphère scolaire et 49,4 % pour l’égalité). Cela nous incite à penser que les jeunes se débrouillent avec le numérique et apprennent majoritairement par eux-mêmes avec le numérique et les écrans.
Doit-on envisager de cadrer l’apprentissage du et par le numérique, en missionnant l’École pour cela ? Est-il souhaitable d’intégrer davantage de numérique sur le temps scolaire, alors même que la pratique est déjà très intensive en dehors et que même le gouvernement nous met en garde contre ses mésusages, sur le site des drogues et addictions (12) ? Si les principaux concernés (collégiens et lycéens de notre enquête) sont majoritairement favorables à davantage de numérique éducatif en classe (à 72,3 %), les contenus, méthodes et moyens ne sont pas établis et les enseignants sont bien en peine pour faire évoluer leurs enseignements à l’ère du numérique, hormis quelques innovateurs.
En effet, et dans le secondaire en particulier, les pratiques des enseignants doivent être jaugées à l’aune des programmes dans lesquels des injonctions paradoxales existent. Et ce qui à première vue pourrait passer pour une certaine forme de conservatisme ou de faible usage du numérique des enseignants doit être mis au regard des programmes : le faible volume horaire en classe des activités numériques n’est-il pas en fait parfaitement cohérent avec ces programmes ? Dans ce cas de figure, les enseignants ne reflètent-ils pas finalement les contradictions institutionnelles, entre discours d’intention et préconisations ? Du travail reste à faire à ce sujet et le ministère s’y attèle, insufflant un vent numérique sur un système éducatif colossal et logiquement inertiel, vent qui de la brise actuelle mériterait sans doute un vent frais sur l’échelle de Beaufort. Ce vent viendrait rafraîchir les idées de la formation au et par le numérique. Car si les remarques formulées cidessus, légitimant le faible engagement des enseignants, sont parfaitement fondées en matière de formation au numérique, elles le sont moins en matière de formation par le numérique, donc quand le numérique est un amplificateur de la pratique pédagogique et non l’objet d’étude, dont les programmes parlent peu.
L’enseignant étant responsable de sa pédagogie et des dispositifs qu’il met en place (et donc des outils qu’il utilise), rien ne l’empêche d’utiliser le numérique et les écrans en classe, en accord avec la politique de l’établissement. De nombreux enseignants n’ont donc pas attendu un quelconque formalisme institutionnel pour intégrer des pratiques numériques dans leurs cours, et des sites comme Educavox.fr, ou encore des événements comme Eidos64, les rencontres de l’Orme et Ludovia montrent l’ampleur du phénomène, en drainant des milliers de personnes autour du numérique en éducation. Mais il s’agit là essentiellement de formation par le numérique. Quant à la formation au numérique, ses contenus restent encore à définir et à intégrer aux programmes… tout comme les concepts de citoyenneté numérique et de culture numérique doivent l’être ! Sans prétendre faire le tour de ces concepts dans le cadre de cet article, attardons-nous un peu sur la culture numérique.
Une culture numérique écologique ?
Laisseriez-vous vos enfants jouer avec un objet potentiellement dangereux pour eux ? Probablement pas. Imaginez à présent un système à la fois si dangereux qu’il peut manipuler les cerveaux, les masses, et aliéner l’individu tout autant que l’instruire en le connectant à un savoir quasi total, le soigner et prolonger sa vie en apportant du confort : un tel système ne devrait-il pas être maîtrisé par les nouvelles générations garantes de notre avenir ?
Le numérique est un pharmakon, à la fois remède et poison, voire drogue. Nos sociétés hypermodernes ne peuvent plus s’en passer, tant il rythme, outille, mesure, amplifie, égaie, connecte, mémorise le moindre instant de nos vies.
Nous devons alors apprendre à vivre en symbiose avec cet écosystème numérique pour en annuler le poison, limiter la drogue et développer le remède. Cela commence par une éducation au numérique et par le numérique de qualité, dès les plus jeunes âges, dans une approche écologique respectueuse des divers stades de développement de l’individu. Une culture émerge ainsi, la culture numérique (13) écologique, autour d’une nouvelle manière de faire société dans cet écosystème numérique hyperconnecté, au sein duquel nous devons redécouvrir l’Humain et ses besoins de déconnexion, d’introspection, de réflexion, de temps longs.
Nous devons apprendre à accepter de couper momentanément « les ponts » dans un monde où « la permanence du lien à l’autre est désormais la norme », même en mobilité (Jaureguiberry et Lachance, 2016, p. 32). Nous devons réapprendre à communiquer dans un monde numérique surpeuplé, où la solitude est anéantie par l’hyperconnexion et devient un ennemi à combattre, tout comme le silence, à grands renforts de musiques et d’écrans. Nous devons également apprendre à fabriquer du silence dans ce monde bruyant de technologies, de messages, de notifications incessantes. Nous devons réapprendre à nous construire en nous « heurtant au monde », à réinstaurer de l’advenance (14), de la découverte fortuite, de l’aléa alors que nos traces numériques et quelques algorithmes nous confinent dans un cocon adaptatif à nos besoins et nos envies. Tout comme dans le film Matrix, ne devons-nous pas apprendre à sortir de notre coquille numérique douillette pour nous frotter à un monde rugueux ? Le Savoir représente ici le pouvoir de choisir entre la pilule rouge et la pilule bleue (15) !
Cette culture numérique écologique est constituée de toutes ces prises de conscience et de bien davantage : savoir parler aux machines et les comprendre, savoir interagir avec le monde à travers elles (ouvrir une fenêtre sur le monde), savoir se développer et apprendre tout au long de sa vie, être un citoyen numérique responsable et apte à protéger sa vie numérique et son patrimoine numérique. Vivre cette culture numérique écologique consiste aussi à prendre le meilleur des deux mondes et à coexister de manière équilibrée entre un univers physique tangible, aléatoire, analogique, complexe et un écosystème numérique algorithmique, adaptatif, douillet et prévisible… pour, in fine, réapprendre à nous retrouver avec nous-même et vivre en harmonie avec les autres dans un monde connecté.
De nombreux mots apparaissent ou prennent un sens nouveau à l’aune de cette culture numérique écologique et nous en empruntons trois à Pascal Plantard (2014), anthropologue des usages du numérique : le butinage (se perdre pour se retrouver), la sérendipité (trouver ce qu’on ne cherche pas) et l’happenstance (la capacité à être au bon endroit au bon moment). Ces mots illustrent des facultés humaines difficilement mécanisables telles que l’instinct, l’intuition, l’adaptabilité, l’esprit de découverte. Ainsi, il est probable que ces facultés purement humaines prennent de l’importance, au fur et à mesure de l’inéluctable immersion de l’Humanité dans cet écosystème numérique mondial. Finalement, cette culture numérique pourrait bien nous ramener à des valeurs humanistes, mises de côté par nos sociétés mécanisées et à présent hypermodernes. Il s’agira sans doute du but ultime, du niveau terminal de cette formation à la culture numérique écologique dont l’École doit s’emparer.
Publié dans http://www.annales.org/enjeux-numeriques/2019/en_06_06_19.html
Bibliographie
BONFILS B. M. (2018), « L’école est finie ! L’ère trans-moderne du savoir-relation et la fin de la transmission ? », Éducation et socialisation. Les Cahiers du CERFEE, (47), https://doi.org/10.4000/ edso.2862
CÉCI J.-F. (2017), Projet « Sociologie du numérique dans le système scolaire ». Accès : https:// www.researchgate.net/project/Sociologie-du-numerique-dans-le-systeme-scolaire
DEVAUCHELLE B., PLATTEAUX H. & CERISIER J.-F. (2009), « Culture informationnelle, culture numérique, tensions et relations », Les Cahiers du numérique, 5(3), pp. 51-69.
DURKHEIM É. (1922), Éducation et sociologie, Presses universitaires de France, PUF.
JAUREGUIBERRY F. & LACHANCE J. (2016), Le Voyageur hypermoderne, Érès.
LACHANCE J. (2011), L’Adolescence hypermoderne : le nouveau rapport au temps des jeunes, Québec, Presses de l’Université Laval.
LACHANCE J. (2017), Adophobie : le piège des images, Montréal, Presses de l’Université de Montréal. Consulté à l’adresse http://books.openedition.org/pum/3027
PLANTARD P. (2014), Anthropologie des usages du numérique (thesis), Université de Nantes. Consulté à l’adresse https://halshs.archives-ouvertes.fr/tel-01164360/document
The Common Sense Census: Media Use by Tweens and Teens | Common Sense Media. (2015). Consulté le 3 mars 2017 à l’adresse https://www.commonsensemedia.org/research/the-commonsense- census-media-use-by-tweens-and-teens
(1) Écrans : tous les écrans du quotidien, notamment les écrans connectés à Internet (TV, smartphone, tablette tactile, ordinateur).
(2) Le lecteur trouvera de quoi alimenter la réflexion sur ce site : https://lebonusagedesecrans.fr/
(3) Le mot École avec une majuscule est utilisé pour désigner de manière générique les établissements des élèves et étudiants du collège à l’université. Ce public est tout particulièrement concerné par la possession d’un smartphone et de l’usage potentiellement intensif du numérique qui va de pair.
(4) La socialisation primaire se réalise durant l’enfance et l’adolescence et se fait essentiellement dans le cadre familial, dans un cercle restreint. Elle marque la construction de la personnalité et de l’identité sociale.
(5) La socialisation secondaire prolonge la socialisation primaire à la fin de l’adolescence et durant la vie adulte, au sein de cercles élargis constitués des milieux sociaux que fréquente l’individu : école, groupe de pairs, sphère institutionnelle, culturelle, politique, sportive, etc.). Elle est caractérisée par l’acquisition des règles de conduite propres à l’adulte (responsabilité, indépendance, ponctualité, vie en couple…).
(6) TIC : Technologies de l’Information et de la Communication, dont font partie les écrans et Internet.
(7) Adophobie : nom féminin. Néologisme provenant de la réunion des termes « ado » - celui ou celle qui est dans l’âge de l’adolescence - et de « phobie » - aversion très vive, irraisonnée ou peur instinctive. L’adophobie est la peur ancestrale des adultes à l’égard des plus jeunes. Dans le contexte contemporain, cette peur ancestrale se développe particulièrement à l’égard des adolescents et des adolescentes. L’adophobie se définit plus généralement comme une crainte de ceux « qui sont en train de grandir ». Adophobe : qui ressent de la peur ou de l’aversion à l’égard des adolescents. (Lachance, 2017).
(8) Étude « Sociologie du numérique dans le système scolaire » (Céci, 2017) menée sur la région de Pau (France) en 2017, dont l’objectif est de cartographier les usages et perceptions numériques formels et informels des jeunes (792 répondants), du collège à l’université.
(9) Jean-François Cerisier pour Educpro : https://www.letudiant.fr/educpros/actualite/le-telephone-portable-un-outil- pedagogique-pertinent.html
(10) Résultats issus de la même enquête (Céci, 2017), auprès des enseignants (153) des mêmes classes.
(11) 71 % des répondants déclarent moins de 4 h/semaine d’activités pédagogiques sur écrans en classe, dont une majorité à l’université, ce qui abaisse le seuil à moins de 3h/semaine en collège et lycée (Céci, 2017), à mettre en regard des 5 h 40/jour de pratiques numériques personnelles.
(12) Site de la Mission interministérielle de Lutte contre les Drogues et les Conduites addictives (MILD&CA) : https://www.drogues.gouv.fr/comprendre/ce-qu-il-faut-savoir-sur/lexposition-aux-ecrans#
(13) « La culture numérique serait donc l’intégration dans la culture, liée au développement des techniques numériques, de changements potentiels ou effectifs dans les registres relationnels, sociaux, identitaires, informationnels et professionnels. Elle se rapproche de la culture informationnelle car elle repose sur l’échange d’informations. Elle s’en distingue car son centre n’est pas l’information mais le réseau social et l’individu qui échange cette information. » (Devauchelle, Platteaux & Cerisier, 2009).
(14) « Par advenance, il faut entendre ce qui surgit de façon inattendue, un événement qui étonne et qui s’impose sous la forme d’une surprise ou d’un problème. » (Jaureguiberry & Lachance, 2016).
(15) Une des séquences les plus mémorables du film Matrix vient du choix proposé par Morpheus (Laurence Fishburne) à Néo (Keanu Reeves) entre la pilule rouge et la pilule bleue. La pilule bleue le renvoie dans l’ignorance de la réalité de son monde et vers un cocon numérique douillet. La pilule rouge amène Néo à se réveiller, dans la dure réalité physique d’un monde apocalyptique gouverné par les machines, pour un voyage sans retour, mais menant à la connaissance et à la fin de l’illusion.
Dernière modification le vendredi, 02 septembre 2022